« Je ne veux rien que parler simplement. Que cette grâce me soit accordée »,
Georges Seferis, Un vieillard sur le bord du fleuve, 1942

Premier prix Nobel grec en 1963,  Georges Seferis (1900-1971), nom de plume du poète grec Yorgos Seferiadis, occupe sans doute une des places les plus prestigieuses dans la littérature grecque. L’année 2020 marque le 120ème anniversaire de sa naissance.

L’enfance du poète

Né le 13 mars 1900 à Smyrne (soit le 29 février 1900 dans le calendrier julien, en vigueur dans l’Empire ottoman à l’époque), Georges Seferis est l’aîné des trois enfants de Stelios (Stylianos) Seferiadis et de Despo (Despina) Ténekidis.

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Les parents de Georges Seferis. Source

Son père, docteur en droit de l’université d’Aix-en-Provence et plus tard professeur de droit international à Athènes, était à la tête d’un florissant cabinet d’avocats et serait plus tard l’un des proches associés d’Eleftherios Venizelos. Un francophile fervent, Stelios Seferiadis (1873-1951) s’intéressait aussi à la poésie et à la traduction : en 1902, il remporte un prix pour sa collection poétique, et par la suite il publie une pièce de théâtre,, une traduction en grec démotique de Sophocle. Il est considéré comme le meilleur traducteur de Lord Byron ;  en 1924 il publie, entre autres, sous le nom Stefanos Myrtos, la traduction des « Chants pour la Grèce »  de Lord Byron en démotique.

Quant à la mère du poète, Despo Tenekidis (1874- 1926), elle appartenait à une famille de riches propriétaires terriens issue de l’ile de Naxos qui possédait un domaine à Skala (Vourla, en turc Urla), un village portuaire à  une cinquantaine de kilomètres au sud de Smyrne où la famille passait ses étés. Les années d’enfance resteront à jamais pour Georges Seferis sa véritable patrie, « comme un jardin des Mille et Une Nuits où tout était magique », dit-il [Georges Seferis, Pages de journal, 1988, p. 47. Source]

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Seferis (au centre) pendant ses étes étés à Skala (Smyrne). Source: Archives ERT [vidéo]

Georges Seferis fait ses études primaires au lycée grec de Smyrne, et ses études secondaires dans un lycée privé français et acquiert une parfaite maîtrise de la langue française. Le climat de tension dans l’Asie Mineur oblige la famille Seferiadis à quitter Smyrne en juillet 1914 pour s’installer à Athènes, où le jeune homme termine sa scolarité secondaire.

En juin 1918, le jeune Seféris achève ses études au lycée, tandis que son père s’apprête à jouer un rôle clef auprès de Venizélos après la victoire alliée à laquelle la Grèce a pris part.

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Georges Seferis en 1902 et le jeune homme de 21 ans. Sources: Anemourion et Wikimedia Commons.

1918-1924 : Les années en France

À partir de juillet 1918, Despo Seferiadis, avec ses trois enfants, rejoint son époux à Paris où celui-ci s’était installé en tant qu’avocat. De 1918 à 1924, Seféris poursuit des études de droit à Paris, pour répondre au désir de son père, mais s’intéresse surtout à la littérature. Dès lors, sa francophilie et sa profonde admiration pour les écrivains français ne vont plus cesser de s’approfondir. Les années vécues à Paris sont heureuses et fécondes :

 « J’ai vécu six ans et demi à Paris, riches années auxquelles je me suis donné de toute mon âme, aimant chaque instant, chaque endroit, chaque pierre » [Georges Seferis, Pages de journal, 1988. Source]

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Seferis à Paris. A gauche: En 1922, sur un balcon Notre-Dame [source: revue Η Λέξη 53 / 1986, via Greek Language]. A droite: En 1924, en hait, de gauche à droite: Marie Pouilloton, Georges Seferis, Agla Tenekidis, Androniki Aroni, Jacqueline Pouilloton et Angelos Sepseriadis, le frère du poète. (photo: tirée du livre de Nick. X. Aronis, «Remarques de l’adolescence de mon ami George Seferis “, Archives ERT [vidéo]

Il publie son premier poème en 1920, dans une revue estudiantine, sous le nom de Georges Skaliotis (c’est-à-dire de Skala).

C’est à Paris qu’il apprend la fin de la guerre gréco-turque et la Grande Catastrophe de 1922, évènement qui le marque profondément. Pendant ses années en France, Seferis lit la Nouvelle Revue Française, s’intéresse aux idées de Julien Benda, Rémy de Gourmont, et Alain; en poésie, il subit l’influence de Jules Laforgue, mais c’est Paul Valéry qui devient son maître.

En juin 1924, sa licence en droit achevée, il éprouve l’urgence d’un retour en Grèce, mais son père décide qu’il devait s’engager dans la carrière diplomatique, et il lui fallait apprendre parfaitement l’anglais pour réussir l’examen du ministère des Affaires étrangères. Il part alors pour un séjour en Angleterre.

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Georges Seferis (à droite) avec son frère Angelos Seferiadis et son père, Stylianos. Finistère, France, août 1924. Source: revue Η Λέξη 53 / 1986

Carrière diplomatique (1926-1962)

A la fin de 1926, après sa réussite au concours du Ministère des Affaires étrangères, Seferis est attaché au service de ce ministère et commence à écrire ses premières œuvres.

Pour les années qui suivent, Seferis mène une vie d’errance de pays en pays.

Ayant découvert le haïku à Paris, il le pratique abondamment entre 1926 et 1929. Mais c’est la publication du recueil Στροφή  (Strophe), qu’il signe du nom de plume de Georges Seferis, en mai 1931, qui le fait vraiment connaître. Le mot a une double acception en grec : soit une « strophe » poétique, soit un « tournant. Il paraît que Seferis a opté délibérément pour ce vocable ambigu. [Denis Kohler, 1988]. C’est avec Strophe que la poésie dite «moderne» pénètre dans la poésie grecque. [Mirambel]

Εn Grèce, Kostis Palamas (1859-1943), et en France Philéas Lebesgue (1869-1958) par leurs articles, attirent l’attention de la critique sur ce recueil novateur, en indiquant qu’il marque vraiment un « tournant » de la poésie grecque. Mais la critique athénienne attaque Seferis pour cette tentative de rivaliser avec la « poésie pure ».

Après Strophe, la parution de Mythologie en 1935, puis de Cahier d’études en 1937, enfin des trois grands recueils intitulés Journal de bord I, II et III (parus respectivement en 1940, 1944 et 1955), révèleront, à travers le drame et l’interrogation d’un poète, ceux d’une génération (et même de plusieurs générations) de Grecs de son époque, comme l’écrit Jacques Lacarrière.

Georges Seferis épouse Maro Zannou (1898-2000) le 10 avril 1941, et pour échapper à l’occupation nazie, le couple s’exile avec le gouvernement grec libre, en Crète d’abord et aussitôt après au Caire en Égypte. En juin 1941, Seferis apprend avec consternation qu’il est nommé conseiller à la légation grecque à Pretoria, en Afrique du Sud. Il est rappelé au Caire en mai 1942, où il est nommé Haut Commissaire à l’information ; dans cette ville, il déploie une intense activité créatrice, et projetant même de publier une revue qui devait s’intituler Eunostos, « le port du bon retour », d’après le nom d’un port d’Alexandrie. Seferis partage son temps entre Le Caire, Alexandrie et Jérusalem.

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Georges Seferis et Maro Zannou, Poros, 1939. Source: revue Η Λέξη 53 / 1986

En 1944, le retrait des forces allemandes qui commencent à évacuer la Grèce permet à un paquebot anglais de ramener à Athènes le gouvernement en exil, le 22 octobre 1944. Mais la trêve établie entre les divers mouvements de libération grecs ne dure que quarante-cinq jours ; les combats de décembre 1944 entre partisans grecs de gauche (EAM et ELAS) et résistants royalistes soutenus par les Anglais font rage à Athènes et quelques mois après, la guerre civile éclate en Grèce.

En 1945, Monseigneur Damaskinos, qui assure la régence de l’Etat grec, le nomme Directeur de Cabinet jusqu’en septembre 1946, date à laquelle le roi Georges II revient au pouvoir, suite au plébiscite précipité qui voit la victoire du parti populiste royaliste. Cette même année, Seferis écrit dans son journal : « Vif besoin […] d’abandonner le ministère : pas tellement pour avoir le temps d’écrire, mais pour mûrir et pour mourir en homme ». [Geneviève Puig-Dorignac, 2013]

A ce moment-là, Seferis va en quelque sorte être « démobilisé » et prendre deux grands mois de vacances, qu’il mettra à profit pour écrire un de ses plus célèbres poèmes La Grive, publié l’année d’après (1947).

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Ambassadeur à Londres (1961) avec le Premier ministre grec K. Karamanlis et le Premier ministre anglais H. Macmillan.
[source: revue Η Λέξη 53 / 1986]

1963 -1973 : le Nobel et les dernières années de sa vie

Depuis les années 50, le travail de Seferis est traduit et apprécié à l’étranger. Il va finalement prendre sa retraite en 1962 pour retourner à Athènes et s’y consacrer entièrement à son œuvre littéraire

Un an plus tard, en octobre 1963, il reçoit le Prix Nobel de littérature « pour son exceptionnel lyrisme, inspiré par un profond sentiment de l’hellénisme » comme l’a déclaré l’Académie suédoise.  Le 11 décembre 1963, il prononce en français son allocution de réception du prix Nobel, intitulée «Quelques points de la tradition Grecque, moderne», où il présente l’histoire de la poésie grecque moderne et ses poètes préférés, en faisant aussi référence à Makriyannis, Korais, Papadiamantis, Phéraios.

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Prix Nobel, Stocholm,1963. Source: Greek Language

Pendant la dictature des colonels (1967-1968) il rompt son silence le 28 mars 1969 dans sa célèbre déclaration à la radio de la BBC quand il a déclaré que la junte était un désastre pour le pays. Il considérait que la langue comme le pays entier, était bâillonné, aussi, écrivait-il, il avait cessé de publier. Ses propos ont fonctionné comme un appel et un signal. [Gougoulis, 2002]

La junte des colonels, visiblement bouleversée par cette évolution, va saisir le titre d’ambassadeur d’honneur de Seferis et le droit d’utiliser son passeport diplomatique.

Outre la poésie, Seferis a publié un livre d’essais, Dokimes (Essais), 1962, des traductions d’œuvres de T.S. Eliot et un recueil de traductions de poètes américains, anglais et français intitulé Antigrafes (Copies), 1965. Les poèmes collectés de Seferis (1924-1955) ont été publiés à la fois dans une édition grecque (Athènes, 1965) . Sa poésie fut traduite dans plusieurs langues, dont le français (première édition par Mercure de France) et ses poèmes ont été mis en musique, notamment par Mikis Théodorakis.

Seferis  meurt de complications post-opératoires le 20 septembre 1971 et ses funérailles, deux jours plus tard, auront un caractère de démonstration anti-dictatoriale.

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Les funerailles de Seferis le 22 septembre 1071. Source:  Greek Language

L’empreinte poétique de Seferis

Quantitativement, l’œuvre de Seferis, comme d’ailleurs celle de Cavafis, n’est pas très étendue : elle tient en un volume, republié en 4e édition à Athènes, aux éditions Icaros, en 1963. Reflétant la crise profonde créée par la catastrophe d’Asie Mineure (1922), sa poésie, chronique d’un naufrage, méditation sur les ruines ou recherche d’un nouvel équilibre, songe cependant à s’engager, à travers son pessimisme et son désespoir résigné, dans un dialogue avec l’histoire.

Selon Saada, l’un des aspects essentiels de l’œuvre de quête de Georges Seferis est l’incessante recherche d’un équilibre, d’une sagesse, d’un sens à donner à la vie et à la mort, et l’esquisse d’un témoignage angoissé du drame de l’homme moderne.

Comme explique Danièle Leclair,  l’exil est pluriel dans la vie de Seferis, marquée par des déplacements contraints du fait des événements historiques (Catastrophe d’Asie mineure et seconde Guerre mondiale) et de sa carrière diplomatique.

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Ezra Pound avec Seferis chez le poète à Athènes, le 5 November 1965Source: revue Η Λέξη 53 / 1986

Concernant la langue et les modes d’expression de Seferis,  le poète, selon Mirambel,  a su comprendre et utiliser largement les données immédiates de la langue démotique commune. Toutefois, si les mots sont ceux de l’usage courant le plus simple, le plus familier, par contre l’association des mots, telle que la recherche le poète, évite systématiquement tout ce qui est lieu commun, cliché, expression banale. Le poète a montré qu’une langue simple est capable de traduire des idées profondes. Ou, comme l’écrit Lacarrière, Seferis nous dit qu’il est difficile d’être Grec, ou plutôt, il est difficile lorsqu’on est Grec, de choisir ce que cela implique, dans l’époque de Seferis : l’exil et la solidarité, l’errance et l’enracinement.

Magdalini Varoucha | GreceHebdo.gr

* Photo d’introduction: Georges Seferis, Gerasa, Chypre, Ocrobre 1953. Source: MIET.

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Hommage à Georges Seferis dans la revue Η Λέξη 53 / 1986 (en grec)
Émission “Une Vie, une Œuvre”, par Christian Giudicelli, diffusée le 24 juin 2000 sur France Culture. Invités : Mélina Mercouri, et Dido Lykoudis, Yannis Mavroeïdakos, Gilles Ortlieb, Yannis Trovas et Michel Volkovitch.

M.V.

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