Le conservatisme constitue une philosophie politique et une idéologie historique qui a marqué la vie  politique des sociétés de ces derniers siècles  par opposition à un progressisme  visible au sein du centre-gauche voire de la gauche de l’échiquier politique. Toutefois si la «gauche plurielle», toutes tendances confondues, cherche en principe la « clarification idéologique», tel n’est pas toujours le souci chez les conservateurs de toute sorte. Quant à la Grèce, existe-t-il un conservatisme idéologique autochtone, un conservatisme à la grecque et avec quel contenu précis ? GrèceHebdo reprend l’interview accordée à Nikos Nenedakis, à «Rethinking Greece» par Angelos Chryssogelos et Georgios Antoniadis membres de l’Institut de Politique Conservatrice Hellénique (INSPOL).

INSPOL est un groupe de réflexion qui vise à promouvoir les valeurs conservatrices, des idées et des priorités dans le domaine public et dans l’élaboration des politiques. Ce dernier publie des études politiques ainsi que des commentaires d’actualité et organise des évènements publics de divers formats. Angelos Chryssogelos est président de l’Institut de Politique Conservatrice Hellénique (INSPOL). Il est chercheur à l’Observatoire Hellénique à London School of Economics et associé au Programme de Chatham House Europe. Il a étudié en Grèce et aux Pays-Bas et détient un doctorat en sciences politiques de l’Institut universitaire européen de Florence. Georgios Antoniadis est un associé gérant d’INSPOL. Il est titulaire d’un diplôme de troisième cycle en Relation Internationales et Etudes Stratégiques de l’Université Panteion. Il a travaillé pour l’Institut de Démocratie «Constantinos Karamanlis»  ainsi que le Centre d’Etudes Euro-Atlantique

Y a-t-il un courant politique conservateur en Grèce ? Y a-t-il des affinités avec le conservatisme européen et anglo-américain ?

GA : Le conservatisme en Grèce aujourd’hui n’est pas un camp politique bien défini mais un courant social hétérogène qui résiste aux tendances universalistes de modernisation. Le point de convergence entre les conservateurs, les populistes de droite et même les communautaires de gauche est le scepticisme envers les prétextes fédéralistes du projet européen, ainsi que leurs réserves à l’égard des tentatives élitistes de modernisation, provenant de haut en bas, qui négligent les conditions fondamentales de la société et les traditions grecques. Les conservateurs sont également intéressés par l’héritage byzantin et post-Ottoman de la Grèce ainsi que les contradictions que la mise en œuvre des institutions, des pratiques et des idées d’inspiration occidentale rencontrent dans le contexte grec.

Le conservatisme Grec Moderne (comme d’ ailleurs le mouvement des Lumières Grecques)  a toujours été en dialogue constant avec les courants européens, si l’on pense aux influences ethno-romantiques  sur Karavidas et Dragoumis ou l’analyse existentialiste de Heidegger par Christos Giannaras. Dernièrement, il y a eu même  un tournant autour d’un camp néoconservateur  en Grèce, qui suit les courants  républicaines et libertaires  particulièrement répandus dans le monde anglo-saxon.  Cependant, il est douteux que, par exemple, les héritages sociaux-communautaires de l’Orthodoxie puissent être conciliés avec des idées réactionnaires et individualistes au cœur de la Nouvelle Droite Anglo-Saxonne.

Le débat sur la « Grécité », l’identité culturelle grecque et la tradition a été un thème sous-jacent dans le discours politique grec depuis les jours de l’indépendance grecque. Quelle est l’importance de cette discussion dans les circonstances actuelles de crise ?

L’idéologie est-elle une question importante pour la droite grecque ?

La question de l’exceptionnalisme grec et la continuité historique de l’hellénisme restent d’actualité, en particulier étant donné l’épuisement du projet européen depuis la fin de la guerre froide. D’une part, définir la « Grécité »  est crucial pour notre conscience de soi actuelle. Cela nous incite à comprendre la nation grecque d’aujourd’hui comme quelque chose de différent par rapport au  « peuple »  pris au piège dans le cours inéluctable de la mondialisation. Cela pose des questions très concrètes. Par exemple, si nous ne sommes tout simplement rien de plus qu’un corps d’électeurs (comme certaines théories de la citoyenneté ont affirmé) qu’est ce qui nous empêche d’accorder des droits de pleine citoyenneté à tous les migrants vivant sur le sol grec ? Les conservateurs ont une compréhension qualitativement distincte de ce qui constitue une communauté politique, tant sur le plan conceptuel et en ce qui concerne le cas grec en particulier.

D’autre part, formuler des politiques géostratégiques et géoéconomiques efficaces en ce qui concerne l’Europe, la Turquie, les Balkans, etc. suppose que nous prenons en compte les paramètres géoculturels lorsque nous pensons à des amitiés et confrontations potentielles au sein et au-delà de la zone euro-atlantique. Pour la droite grecque, la « Grécité » pourrait être le principal pilier d’une stratégie nationale qui, sans ignorer l’ancrage géopolitique de la Grèce à l’Ouest, ouvrirait la voie à une lecture multiple et réaliste des possibilités et des risques qui apparaissent dans l’environnement politique de la Méditerranée Orientale – du terrorisme transnational aux nouvelles vagues de migrants et à la radicalisation islamique. Encore une fois, cette auto-conscience de  la Grécité est beaucoup plus qu’une valeur théorique. Pour utiliser un exemple provocateur, si nous devions nous voir comme rien de plus que des européens de langue grecque, nous sentirions-nous sereins en confiant  la sécurité de nos frontières orientales à une armée européenne commune ? Est-ce que la possibilité de se débarrasser des dépenses excessives  justifie une telle démarche ?

Les résultats de récentes enquêtes à l’échelle nationale suggèrent qu’il existe une tendance croissante de l’euroscepticisme en Grèce – à la fois parmi les électeurs de gauche et de droite. Cette tendance   ne dispose pas encore d’une expression politique concrète. Pensez-vous que de voir un fort parti eurosceptique grec n’est qu’une question de temps ?

AC : Cela semble être une question logique, étant donné que l’espace pour l’expression du mécontentement au sujet de l’austérité dans le système des partis a considérablement diminué après le tour de Syriza l’été 2015. Cependant, le lien entre l’austérité et l’euroscepticisme n’est pas aussi direct qu’il n’y paraît. Après tout, la grande majorité des Grecs veulent encore l’euro comme monnaie. Le bouleversement politique de ces six dernières années a certainement été  gravement affecté par la crise, mais il a ses racines dans des tensions plus profondes entre l’Etat et la société grecque. Ceux qui ont bénéficié du mécontentement populaire avec l’Europe l’ont fait parce qu’ils ont réussi à se présenter comme les adversaires d’un système politique corrompu et inepte. Ce sera donc « l’antisystème » qui  déterminera le succès de toute anti-austérité ou agenda eurosceptique dans l’avenir, plutôt que la cohérence idéologique. 

L’idéologie du principal parti d’opposition, Nouvelle Démocratie, est principalement liée au “libéralisme radical” de Konstantinos Karamanlis et une attitude pro-européenne. Le nouveau leader de Nouvelle Démocratie, Kyriakos Mitsotakis, semble développer et cultiver  le dilemme ‘modernisation/Europe vs. populisme/nationalisme’. Souhaiteriez-vous faire un commentaire?

GA: Il est vrai que le profil idéologique de la droite grecque a été construit en se basant en grande partie sur les deux éléments principaux de l’héritage de Konstantinos Karamanlis: l’idéologie du libéralisme radical et le puissant support concernant la présence de la Grèce au sein de l’UE. Le libéralisme radical était le reflet de l’effort de Karamanlis de surmonter la différence existante entre libéralisme et conservatisme d’ un côté et entre «européanisation» et «grécité» au sein de son propre camp politique, ainsi que le fossé profond entre la droite et la gauche au sein de la société grecque. Le résultat de cette entreprise a été que la droite de l’après-guerre n’a jamais appris à penser avec des termes helléno-centriques. Il est intéressant de se demander  si les choses n’auraient pas été différentes si, à la place de Karamanlis, la droite de l’après-guerre était menée par Panagiotis Kanellopoulos, un intellectuel avec une affinité avec le modernisme hellénique qui a été développé pendant les années 1930 par des penseurs comme Georgios Theotokas.

De même, l’identification de Nouvelle Démocratie avec l’Europe était un reflet du néant idéologique et de la crise permanente avec laquelle le camp politique des conservateurs se trouvait depuis la défaite de l’idéal national et romantique de l’irrédentisme grec (‘Megali Idea’) et à partir de la période de la guerre civile, l’autoritarisme des années de l’après-guerre et de la dictature militaire. L’Europe était, en cette période, un moyen pour la droite de cimenter ses réalisations à la lumière de la marée montante du populisme gauchiste anti-occidental d’Andreas Papandreou. Comme le ‘libéralisme radical’, ‘l’Europe’ est devenue un remplacement pour les débats idéologiques sincères et l’engagement de la droite grecque pour l’héritage et les contradictions de l’Hellénisme.

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En même temps, il est important de reconnaitre que la Communauté Économique Européenne intergouvernementale de cette période était assez différente par rapport à la structure plus approfondie et intrusive de l’Europe d’aujourd’hui. Indépendamment des effets négatifs que l’identification inconditionnelle avec l’Europe a eu sur la pensée et la pratique politique de la droite en Grèce, le choix européen de Karamanlis était bien différent du pro-européanisme inconditionnel qui est mis en avant par les restants de l’aile gauche social-démocrate modernisante du PASOK et qui est poussé avec  véhémence vers la base populaire de Nouvelle Démocratie en tant que ‘l’héritage du fondateur du parti’.

AC: Ces problèmes demeurent très pertinents aujourd’hui comme Nouvelle Démocratie tente de formuler une stratégie d’opposition à SYRIZA. Kyriakos Mitsotakis souhaite positionner ND comme un parti pro-européen et anti-SYRIZA avec peu de références vers d’autres étiquettes idéologiques. Cela peut être compréhensible étant donné que la crise économique, avec le référendum de juillet 2015 comme summum, a en grande partie redéfinie l’échiquier politique grec avec une dimension européenne/populiste. On considère, cependant, qu’une telle stratégie est problématique pour plusieurs raisons.

Premièrement, un grand parti de droite qui abandonne clairement l’extrémité droite du spectre politique constitue une source d’instabilité dans n’importe quel système de partis. Dans un contexte dans lequel la crise économique permet aux programmes anti-démocratiques et d’extrême droite de s’adresser à un public élargi, ND supprimant toute référence vers la ‘droite’ (en effet, même vers le ‘centre droit’) est problématique pour la qualité de la démocratie en Grèce.

Deuxièmement, cultiver l’opposition Europe vs. populisme fait partie de la logique de la division du populisme et polarise la société grecque. L’Europe peut être un signifiant puissant afin de rallier les mécontents de SYRIZA. Mais cela en dit peu sur les autres positions du parti, mise à part l’opposition au gouvernement actuel. Comme la crise des réfugiés, ainsi que la crise économique, ont démontré, que Tsipras est parfaitement capable de réussir des accords avec l’Europe si cela sert ses objectifs. Quand cela arrive, la notion même de parti ‘pro-européen antipopuliste’ n’a plus aucun sens. L’inconfort et la désorientation de ND après la finalisation de la première évaluation du programme de sauvetage en mai en dit long.

L’‘antipopulisme’ n’est pas un programme politique et n’est pas vraiment capable de créer une unité nationale autours de réformes nécessaires – un but qu’un parti de droite modéré devrait normalement poursuivre. Ce sont les conditions non orthodoxes de la division mémorandum /anti- mémorandum qui ont permis à un petit parti de la gauche radicale de devenir la puissance dominante de la vie politique en Grèce. Autant attrayant un cri de ralliement du type ‘combat face au national-populisme’ peut être, il contribue, pourtant, aux efforts de Tsipras de présenter SYRIZA comme un parti du ‘peuple’ et ND comme le parti du ‘système’.

Enfin, étant donne le caractère historiquement ambigu de la société grecque envers l’Ouest, l’Europe et la modernisation, la droite de l’après-guerre a été pendant longtemps l’agent de change des contradictions entre les demandes de modernisation et les résistances traditionalistes d’une société semi-périphérique. Par le renforcement de l’écart entre l’‘Europe’ et le ‘peuple’, ND abandonne ce rôle et suit essentiellement SYRIZA à exacerber la schizophrénie nationale des Grecs concernant leurs propre identité et l’Ouest.

Que pensez-vous du traitement d’Alexis Tsipras de la double crise(économique/refugiés-migration)? Existe-t-il une alternative politiquement viable? Quelle devrait être l’attitude du gouvernement grec face à la crise des réfugiés et de la migration, surtout après les attentats de Paris?

AC: Le traitement, de la part de la Grèce, de la crise migratoire a été intéressant du point de vue qu’il a constitué une ouverture vers un rapprochement entre Tsipras et SYRIZA et Angela Merkel et l’Allemagne. Peu de mois après que la Grèce se retrouva complètement isolée à l’Eurogroupe, l’attitude humanitaire de son gouvernement envers les migrants était conforme avec les priorités de l’UE et de son plus grand et plus puissant état-membre. La crise migratoire a offert la première occasion pour une normalisation des relations entre SYRIZA et l’Europe, ce qui a continué avec les négociations réussies concernant la première évaluation du programme de sauvetage en mai.

Des analogies intéressantes existent entre la crise migratoire et la crise économique. Dans les deux cas, SYRIZA a insisté sur les nombreux points par lesquels il pense que l’UE traite la Grèce de façon déloyale – l’austérité dans le contexte de la zone euro, les obligations provenant du règlement de Dublin et le rôle de la Grèce comme frontière extérieure de l’UE face aux flux migratoires. Pourtant, dans les deux cas, le gouvernement d’Alexis Tsipras a finalement cédé aux demandes européennes d’adaptation de la Grèce aux règles et obligations de l’UE. Cela a, à son tour, sapé la critique de l’opposition qui est surtout basée sur la position selon laquelle SYRIZA mettrait en péril la place de la Grèce au sein de l’Union Européenne.

Il existe un paradoxe concernant la manière dont la Grèce s’est alignée avec l’Europe tant au niveau de l’économie que celui de la migration: les oscillations de SYRIZA ont retardé l’adaptation de la Grèce avec comme résultat le fait que les termes de cette adaptation ont grandement empiré. Cependant, en même temps, c’est ces mêmes oscillations qui permettent au gouvernement de prétendre qu’il a essayé de négocier le meilleur accord possible, ainsi les réactions au sein du grand public deviennent plus modérées. Si quelqu’un rajoute à cela l’inhabilité fondamentale de l’opposition à souligner les paramètres des relations entre la Grèce et l’UE qui sont en besoin de réétalonnage, quelqu’un pourrait se rendre compte que le système politique grec est bloqué dans une acceptation presque sans conditions des décisions provenant de l’Union Européenne.

Quelles sont les conséquences du récent référendum en Grande Bretagne sur son statut en tant que membre de l’UE? Qu’est-ce que le Brexit signifie pour les politiques conservatrices en Europe et en Grèce?

AC: Ce qu’on trouve de particulièrement intéressant est le fait qu’une des principales victimes du débat sur le Brexit est l’unité du Parti Conservateur Britannique. Le douloureux débat interne au sein des Tories a démontré combien, aujourd’hui, l’Europe est devenue un problème particulièrement difficile pour les conservateurs qui sont partagés entre la croyance en les marchés libres et ouverts et la coopération entre Occidentaux, et le soutien concernant l’indépendance et la souveraineté nationale. Le résultat du référendum, selon lequel la grande majorité de l’électorat des Conservateurs a voté contre la position de la grande majorité de l’élite au sein du parti, a démontré que de tels soutiens populaires conservateurs ne doivent jamais être prises pour acquises par la classe politique internationaliste libérale qui constitue la direction de partis conservateurs à travers l’Europe. Alors qu’en Grèce, le statut d’état-membre de l’UE n’est, bien-sûr, pas un problème mis en cause dans la discorde entre l’élite et l’électorat de ND, les dirigeants de ND seraient bien prévenus de ne pas penser que la base électorale du parti acquiescerait passivement à une transformation social-libérale de grande envergure du parti.

Le référendum a aussi démontré combien étroite la base sociale de soutien de l’UE est devenue depuis le commencement de la crise économique. Depuis la fin de la Guerre Froide et jusqu’à aujourd’hui, l’UE est devenue de plus en plus identifiée avec une coalition économiquement et socialement libérale, se basant sur le support de ceux qui se sentent confortables avec l’ouverture économique et culturelle. Le résultat du référendum, ainsi que l’opinion régnante dans la plupart des pays de l’UE, montre que cette coalition social-libérale ne peut garantir un support de grande envergure pour l’UE plus longtemps. L’UE devient de plus en plus identifiable avec les aspirations et caprices d’un milieu élitiste qui regarde de haut ceux qui sont concernés par l’insécurité économique, le relativisme culturel et la souveraineté nationale. L’intégration européenne doit être mise de nouveau en lien avec les identités et cultures nationales et être décrite comme un complément et renforcement des intérêts nationaux afin de survivre. Contrarier des préoccupations populaires d’envergure générale et les minimiser comme étant du ‘nationalisme’ ou du ‘populisme’ ne fait qu’éloigner d’avantage les peuples européens de l’Union Européenne.  

 

Traduit de l’anglais par Magdaléna Kokonezis et Théodore Rizopoulos

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