La Guerre d’indépendance grecque, plus connue sous l’expression “révolution de 1821” et officiellement commémorée le 25 mars en tant que fête nationale, s’inscrit comme l’événement fondateur de l’État grec moderne. Elle se réfère à l’insurrection coordonnée de populations grecques-orthodoxes contre l’État ottoman, principalement sur le territoire du Péloponnèse, de la Roumélie et des Îles de la Mer Egée. Indépendamment des forces centrifuges, la Révolution fut généralement un mouvement national sous guidance et en accord avec les ambitions d’une classe bourgeoise grecque ascendante (commerçants, armateurs, intellectuels organiques) qui a néanmoins rallié des groupes sociaux et linguistiques divers, comme était aussi le cas d’autres révolutions bourgeoises de cette période sur l’espace européen. Le conflit armé et les efforts diplomatiques ont finalement abouti (après nombre de retombés, conflits internes et interventions extérieures) à la création de l’État grec en 1830.
 
La centralité de la Révolution grecque dans l’histoire de l’État grec moderne est bien entendue. Il en découle que l’histoire de la Révolution a longtemps été, et continue à l’être à des degrés variants, un champ d’impositions mais aussi de contestations politisées, indiquant en effet l’inévitable poids du présent sur la manière dont l’histoire est toujours (re)négociée. L’intérêt général sur la Révolution grecque (ainsi que sur la période ottomane) semble même s’être accru au cours des dernières années en Grèce, un phénomène commun dans nombre de pays, globalement mais aussi surtout dans les Balkans (Kechriotis 2011, 2013), où la résurgence des nationalismes et les bouleversements politiques et économiques sont allés de pair avec une réflexivité historique plus générale – ce qu’on nomme aujourd’hui “histoire publique”. Il est important de tenir en compte alors que les différentes manières d’interpréter l’histoire constituent inévitablement aussi un enjeu politique – surtout pendant des périodes de crise et de polarisation idéologique (Andriakaina 2016).
 
Guerrier de Sellaida (1820) / Le Garde des Sceaux d’Ali Pacha (1827) – Louis Dupré (1789-1837)
 
Trois courants majeurs
 
Mis à part stratégies politiques et débats publics, l’histoire de la Révolution grecque et de la période ottomane a constitué aussi un vrai enjeu historiographique au sein de la communauté des historiens en Grèce tout au long du 20ème siècle. Ce débat incessant relève de différentes perspectives épistémologiques (idéalisme, matérialisme, post-modernisme, etc.) et de différentes prémisses méthodologiques (méthode biographique, statistiques, tournant linguistique, etc.). En retraçant l’histoire de l’historiographie grecque moderne, Antonis Liakos (Liakos et Laferrière 2006) a identifié les trois courants historiographiques majeurs en Grèce, pour lesquels la période de la Révolution ainsi que la période prérévolutionnaire ottomane ont constitué des points de référence incontournables.
 
L’école de pensée qui émane du travail fondateur de K. Th. Dimaras s’inscrit comme le courant des “Lumières Grecques Modernes”- terme introduit par Dimaras lui même en 1945. Ce courant a mis le point sur le rôle primordial des intellectuels grecs et les processus idéologiques qui reflétaient l’impact des Lumières dans la périphérie européenne. Le courant des Lumières Grecques Modernes plaçait le mouvement national grec dans le contexte européen et l’ère de la modernité séculaire. En même temps, on peut noter l’importance majeure qu’ attribuait ce courant au rôle des personnalités, ainsi qu’à la puissance motrice des processus cognitifs et psychologiques qui précédaient et en effet causaient des développements sociaux et politiques. Le travail de Dimaras a aussi été fondamental dans l’introduction de la dichotomie entre élites modernisatrices illuminées et forces sociales conservatrices en tant que schéma interprétatif dominant de l’histoire grecque moderne. C’est dans ce sens que les contributions de ce courant ont été incorporées pendant le dernier quart du 20ème siècle dans des théories de modernisation, qui interprétaient problèmes économiques et sociaux à travers le prisme d’un conflit inachevé entre modernisation et conservatisme en Grèce (Diamantouros 2000).
 
Un Prêtre Grec et un Turc Louis Dupré
Un Prêtre Grec et un Turc (1819) – Louis Dupré
 
Le deuxième courant consiste en des approches marxistes, qui mettent le point sur les conditions matérielles qui ont défini la consolidation du mouvement national grec et la révolution bourgeoise de 1821. Nikos Svoronos figure dans la période de l’après guerre en tant que fondateur de ce courant, bien que certaines études d’historiographie non-académiques sur la révolution de 1821 aient apparues au début du 20ème siècle, la plus connue par Yanis Kordatos. En mettant l’accent sur les relations de production capitalistes, les configurations de classe et les conditions sociales à la veille de la Révolution, le courant marxiste a pu offrir une approche critique qui se différenciait du récit officiel de continuité nationale transhistorique (datant du 19ème siècle), ainsi que de l’histoire des personnalités illuminées de l’approche des Lumières Grecques Modernes. Bien que relativement sous-représentées en tant que telles dans les universités grecques (à cause aussi de leur répression institutionnalisée jusqu’en 1974), les approches historiographiques marxistes sur la révolution de 1821 restent d’actualité aujourd’hui, suscitant en effet un débat sur le caractère social de la Révolution grecque (Gkikas 2011, aussi Dimitropoulos et Karamanolakis 2014). Dans le milieu académique, le courant marxiste a aussi influencé et sous-tendu nombre de nouvelles approches dans la période suivant la junte des colonels.
 
Le troisième courant, celui de la “Nouvelle Histoire”, a incorporé la problématique marxiste en se différenciant de l’histoire des consciences du courant des Lumières Grecques Modernes, mais en retenant toutefois une certaine attention sur l’“histoire des mentalités”. La “Nouvelle Histoire” a signalé un intérêt académique professionnel sur l’histoire sociale, les pratiques quotidiennes et les conditions économiques de la période révolutionnaire et prérévolutionnaire, en adoptant des approches méthodologiques, argumentatives et stylistiques qui s’apparentaient à l’école historiographique des Annales.
 
Collage girls 1821
Jeune fille de Levadia (1827) / Femme d’Athènes (1820) – Louis Dupré
 
Nouveaux enjeux historiographiques
 
Ces trois courants continuent de définir les contours du débat historiographique de la révolution de 1821. A côté de ceux ci, il serait aussi opportun de mentionner un série de nouvelles directions historiographiques qui visent à les revitaliser ou dans certains cas rompre avec certaines de leurs prémisses épistémologiques. La démystification des récits nationaux du 19ème et 20ème siècle et la mise en avant de la fluidité des constructions identitaires constitue un registre plutôt bien connu de nos jours, qui néanmoins continue d’attirer l’intérêt de nombre de chercheurs. Dans le cas de l’Histoire des Idées, on peut aussi distinguer des critiques du schéma “diffusioniste” et de la dichotomie entre Centre occidental (voire francais) et Périphérie grecque, en faveur d’une approche plus nuancée qui permettrait de saisir échanges, réseaux et interactions polyvalentes sur l’espace européen et la scène globale (Dialla in Kurunmäki et al 2018). Cependant, même à travers des approches plus ou moins innovatrices et “transnationales”, l’insistance sur l’étude de personnalités et sur l’importance sociale de leurs idées paraît avoir atteint ses limites, selon des critiques qui mettraient aussi en doute la surenchère en études biographiques autour de la révolution de 1821 (Amorati 2013). Les appels pour une histoire centrée sur pratiques et conditions sociales redeviennent alors d’actualité, dans une perspective originelle (et souvent micro-historique) qui mettrait en lumière la logique sociale et les similarités historiques du cas grec avec des processus analogues et synchroniques sur le niveau global (Avdela et al 2018). Il importe toutefois d’évaluer les apports heuristiques de ces approches sur le niveau comparatif et interprétatif, loin d’un empirisme fragmenté qui trop souvent rejette argumentation et théorie.
 
Le bicentenaire imminent de la révolution de 1821 et l’intérêt public pour son histoire pourraient bien constituer un nouveau jalon majeur pour l’historiographie grecque.
 
Écrit par Dimitris Gkintidis | GreceHebdo.gr
 
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D.G.
 

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