La Grèce, les Balkans, l’Europe. Αffinités, échanges et malentendus. A propos d’une présentation-débat effectuée hier à Lexikopoleio avec les historiens Olivier Delorme et Panagiotis Grigoriou, GrèceHebdo* s’est adressé à Olivier Delorme en lui posant quelques questions. A noter qu’Olivier Delorme fera demain une présentation à Patras à l’invitation de l’Association des francophones d’Achaie.

Vous explorez l’histoire de la Grèce et des Balkans sur une très longue durée (du Vesiècle à nos jours). Ce n’est pas un pari risqué du point de vue épistémologique ? Comment vous avez procédé dans votre démarche?

Il n’y avait plus depuis très longtemps, pour le public francophone, d’ouvrage qui présente, dans ses logiques de long terme, l’histoire de la Grèce. Pour des raisons qui tiennent à la structuration des études universitaires en France, il y avait des histoires régionales écrites soit par des ottomanistes soit par des slavisants. Dans les deux cas, la Grèce y était vue comme une marge et son histoire traitée d’une manière marginale, alors qu’à mes yeux les Grecs puis la Grèce ont joué un rôle central dans l’évolution de la région.

Par ailleurs, je pense que si la connaissance historique avance par des recherches sur des sujets qui exigent des compétences pointues, l’hyperspécialisation est aussi un danger. 

Il faut garder le souci du regard d’ensemble, de la synthèse, le souci de transmettre à un public plus large que celui des spécialistes, d’exposer et d’expliquer les interactions dans l’espace et dans le temps – de raconter. Ce livre n’est pas un livre de chercheur, c’est un livre de passeur. Il n’est pas destiné aux spécialistes et ne leur apprendra rien ; il vise à introduire l’honnête homme de notre siècle à la connaissance d’une Europe du sud-est que l’Europe de l’ouest connaît très mal et qu’elle regarde souvent avec condescendance.

Historien de formation, fréquentant la Grèce, son peuple et sa culture depuis plus de 40 ans, j’étais en outre passé au roman depuis 15, lorsque les éditeurs de Gallimard m’ont convaincu de me lancer dans cette entreprise un peu folle. Durant plus de cinq ans, j’ai beaucoup lu, afin de faire sur chaque période un état le plus actuel possible des connaissances, puis j’ai produit un effort de synthèse afin d’essayer de donner un récit qui montre comment les complexités politiques, sociales, culturelles, économiques de la Grèce et de son environnement régional s’enracinent souvent dans un passé lointain. Enfin, j’ai prêté une attention toute particulière à l’écriture : le plus beau compliment que j’ai reçu pour ces livres est celui du grand historien de l’Antiquité Maurice Sartre, qui a écrit dans la revueL’Histoireque cette écriture « claire, précise, dense (…) vous emporte comme le meilleur des romans. »

Vous rompez avec la conception dominante autour d’un empire byzantin noir et décadent . En quoi consiste à votre avis la grandeur de cet empire?

Ces livres ont été écrits pour un public francophone. Or, en France, les mille ans d’empire byzantin sont totalement absents de l’imaginaire collectif : deux pages au mieux dans les manuels scolaires, très peu de romans, aucune fiction audiovisuelle. Pour les Français, schématiquement bien sûr, avant la Grèce du soleil et des plages, il n’y a que la Grèce ancienne. Tout juste parle-t-on, en français, de « querelles byzantines », une expression héritée du regard hostile que le catholicisme a porté durant des siècles sur l’orthodoxie. Mais la réalité c’est que, malgré l’existence d’une très riche école française d’histoire byzantine, il y a surtout une immense ignorance de l’histoire d’un Empire byzantin qui a été le continuateur de l’Empire romain et le plus puissant État d’Europe, alors que Constantinople était la ville la plus peuplée et la plus riche, la science, l’art et la culture bien plus brillants que ceux d’Occident. De même y a-t-il comme une occultation – alors que le rôle des savants musulmans est volontiers valorisé – de l’importance, dans la redécouverte de l’Antiquité qui a nourri l’élaboration de la modernité occidentale, de la « dette » des humanistes de la Renaissance à l’égard des lettrés byzantins qui ont fui en Occident la conquête ottomane.

Mes chapitres byzantins ne prétendent pas présenter une vision exhaustive de ce millénaire byzantin, mais la Grèce d’aujourd’hui, comme d’ailleurs les autres pays de la région, n’est pas compréhensible sans la prise en compte du legs de Byzance. J’ai donc tenté de cerner ce qui, dans cet héritage en matière de pensée, d’art, de religion, de rapport au politique, de droit…, permet d’éclairer le présent.

Quels sont les malentendus principaux dans les rapports entre la Grèce et le monde occidental?

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L’Occident de l’Europe est hémiplégique et souffre d’un sérieux complexe de supériorité. Il refuse de voir son Orient autrement que comme une contrée étrange, peuplée de gens aux réactions incompréhensibles, et qui refusent de corriger leurs prétendues tares. D’où ce sentiment qu’on a vu fleurir depuis 2009, qu’il faudrait contraindre la Grèce, malgré elle, son peuple, la démocratie qui est pourtant théoriquement au fondement même de l’Union européenne, à se « réformer ». C’est toute la philosophie de la Troïka et de ses mémorandums, qui sont une négation de la souveraineté du peuple grec, du droit d’amendement du Parlement, de l’Etat de droit et en dernier ressort de la démocratie.

Mais c’est aussi la philosophie de ce qui a été diffusé par les médias dominants d’Europe occidentale, depuis cinq ans, avec plus ou moins de violence et de nuances. Les Grecs étant fainéants, voleurs, menteurs, fraudeurs, ils méritaient en quelque sorte la punition qu’on leur infligeait – des clichés, essentialisants qui s’apparentent au racisme et qui, si l’on avait substitué juif ou noir, à Grec, auraient aussitôt provoqué une indignation de toutes les associations antiracistes. Des clichés dans lesquels l’historien peut voit aussi la trace du rejeu de la vieille hostilité d’une Europe catholico-protestante vis-à-vis de l’orthodoxie.

Et du côté grec, il y a eu l’illusion qu’en entrant dans la construction européenne, la Grèce y trouverait protection et solidarité, tout en accédant à un niveau de vie ouest-européen, nonobstant une économie qui n’avait ni les mêmes structures, ni les mêmes forces, ni les mêmes faiblesses que les économies de vieux pays industriels. À cet égard, la volonté d’entrer à tout prix dans l’euro, une monnaie dans laquelle le poids marginal de l’économie grecque imposerait un taux de change fixé en fonction des économies les plus fortes, a été une illusion dévastatrice pour la Grèce qui ne pouvait, et ne peut toujours pas supporter ce taux de change absurde. 

De surcroît, la Grèce n’a jamais pu compter sur la réelle solidarité de ses partenaires de européens face au défi stratégique que lui impose la Turquie, alors que le règlement des contentieux aurait permis à la fois de mettre en valeur les ressources du sous-sol égéen et de pouvoir réduire ses commandes d’armement, dont les principaux bénéficiaires sont… l’Allemagne et à la France. 

Enfin, en 1981, la Grèce est entrée dans une construction européenne dont les principes étaient la préférence communautaire et un tarif extérieur commun protecteur, tandis que l’Acte unique (1986), le traité de Maastricht (1992), la création de l’OMC (1995) ont transformé ce qu’il est convenu d’appeler l’Europe en un espace où ne compte plus que la concurrence, ouvert à un libre-échange non contrôlé et doté d’une monnaie unique violemment dysfonctionnelle – cocktail, particulièrement ravageur pour l’économie grecque, qui laisse comme seules variables d’ajustement la baisse des salaires et le démantèlement de l’État social. 

* Entretien accordé à Costas Mavroidis

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