GrèceHebdo reprend ici l’article de Μihalis Petrou, publié en décembre 2015 sur Athens Social Atlas concernant l’histoire des marchés fermiers en plein air d’Athènes (en grec: Laiki Agora). On tient à rémercier M. Petrou pour cette reprise.
Les marchés fermiers en plein air dans les quartiers de la ville, bruyants et colorés, sont une image familière d’Athènes et des grandes agglomérations du bassin athénien. Producteurs et revendeurs professionnels rivalisent entre eux depuis leurs étals pour vanter la qualité et les prix très bas de leurs produits. « Par ici, par ici c’est bon marché », « pastèques, dégustation gratuite », « par ici les bons produits, sans hormone pour le bébé », sont des invites familières au chaland. Les marchés sont depuis des années les lieux traditionnels où les Athéniens achètent leurs fruits et légumes, sans considération d’âge ou de revenu.
Laiki Agora, 1981- 1982, Panayiotis Tetsis
Les marchés des quartiers: une présence inintorrompue depuis 1929
Les marchés fermiers en plein air ont été institués en 1929 par Elefthérios Venizélos pour répondre à la spéculation et aux risques de fraude face au spectre de la crise économique de l’entre-deux guerres. Ils se sont retrouvés immédiatement confrontés aux protestations véhémentes des organisations professionnelles, mais aussi aux menaces faites aux producteurs par les intermédiaires de mettre un terme à leur collaboration. Car grossistes et intermédiaires craignaient d’être lésés par cette nouvelle organisation du commerce par vente directe des produits agricoles par les producteurs aux consommateurs (Σκιαδάς 2014). Malgré tout, les marchés fermiers ont été rapidement adoptés par les Athéniens et sont restés depuis lors une institution stable qui a influencé la composition du panier familial et les activités commerciales dans les quartiers de la ville.
Le premier marché a eu lieu au Thissio; il rassemblait des maraîchers d’Agios Savvas / Eleonas, de Kolokynthou, Moschato, Rendi, Maroussi, Halandri, Menidi, Megara, etc. Son succès rapide fit naître le besoin de mieux organiser l’institution : en 1932 (loi 5647), on fonde la Caisse des marchés fermiers. Depuis lors les marchés fermiers ont élargi leurs étals et la variété des produits offerts, tandis que se multipliaient les quartiers d’Athènes qui les accueillaient. Il y a aujourd’hui 180 marchés ouverts chaque semaine sur le territoire de l’ancienne Préfecture Athènes-Le Pirée (Région Attique aujourd’hui), dont 44 dans les limites de la municipalité d’Athènes. (Le fonctionnement régulier et les services offerts aux marchands et producteurs sont de la compétence de l’Organisme des marchés d’Athènes-Le Pirée (ΟLΑΑP, anciennement Caisse des marchés), un organisme autofinancé d’utilité publique avec le statut de personne morale de droit public.
Thissio, 18 mai 1929, le premier marché en plein air d’Athènes.
Des produits venus de toute la Grèce: histoires de protagonistes
Au fil des années, ils ont vu grandir le rayon de la région d’origine des fruits et légumes, mais aussi des autres marchandises comme légumineuses, miel, olives, œufs, poissons, etc. On y trouve des producteurs de l’Eubée, de la Béotie, de la Corinthie et de l’Argolide, d’Ilia, et bien sûr des régions périurbaines classiques de Marathon, Ménidi et Mégara. Aujourd’hui grâce à la modernisation des autoroutes et des moyens de transport, ainsi qu’aux technologies de conservation et de congélation des produits délicats, les marchés d’Athènes offrent des fruits de toute la Grèce, produits par de grands et petits producteurs, par des coopératives, comme par exemple pommes d’Agia, pêches de Naoussa, cerises de Vodena (Edessa). Les légumineuses, le riz, les olives, les vins de la Mésogée directement du producteur – tous AOC – sont également appréciés des consommateurs, qui préfèrent les produits en vrac aux produits conditionnés des supermarchés. « Les produits conditionnés se conservent dans leur emballage grâce à des produits chimiques. « Ici je sais ce que j’achète, d’où viennent les produits », répondent des consommateurs sensibilisés.
Laiki Agora ΙΙ, 1943, Yiannis Spyropoulos
La raison principale qui fait préférer le marché au supermarché est la fraîcheur et la variété des produits, la qualité et le prix. « Le supermarché, c’est un peu un sens unique : le consommateur va y trouver deux sortes de tomates et c’est tout, et beaucoup de produits sont déjà tout emballés sous cellophane. Ici, au marché, le consommateur va trouver 20 étals avec des tomates, certaines de variétés grecques, d’autres plus foncées, ou plus brillantes provenant de serres, … ailleurs il va regarder le petit écriteau, « tomates de Nauplie », son lieu d’origine… il achète d’instinct, il demande, goûte, s’informe. Il revient la semaine suivante et essaie quelque chose d’autre ; à force, il apprend. Au supermarché, est-ce que tu as déjà demandé quelque chose à un employé ? » (Vangelis, producteur de Mégara).
Les marchés s’adressent à tous les groupes sociaux et à toutes les bourses. Le matin, avec les produits de premier choix disposés sur l’étal, on rencontre surtout les consommateurs qui s’intéressent à la qualité indépendamment du prix. On admet généralement que le rapport qualité-prix du marché est supérieur à celui des grandes chaînes de supermarchés. Au fur et à mesure que le temps passe, les prix tombent, avant que l’on brade finalement les invendus de la journée ; c’est alors surtout qu’arrivent les couches de la population avec les plus petits revenus.
Le marché, 1957, Chronis Botsoglou
« Aujourd’hui, avec la crise, dans les quartiers pauvres, la plupart des gens arrivent vers midi et nous restons toute la matinée les bras croisés (…) nous tâchons d’aider nous aussi autant que nous le pouvons, nous voyons que certains clients sont un peu gênés, ils n’arrivent pas à boucler leur fin de mois, … alors on met quelque chose en plus dans le cabas » (Nikos, revendeur professionnel). De son côté, le consommateur tisse des relations de confiance avec son maraîcher au marché, il discute, s’informe des diverses variétés de fruits et légumes, de leur provenance, ainsi que des différentes façons de les conserver et de les cuisiner. Certains vendeurs proposent sur leurs étals de petites productions de variétés locales de fermiers de leur région : pommes firikia du Pélion, citrons de Poros, poires kontoules des monts de Corinthie, etc. Ils contribuent ainsi non seulement à la survie de petites exploitations familiales, mais aussi à la préservation et à la diffusion auprès des jeunes consommateurs de variétés traditionnelles, locales (ou grecques de façon générale) au lieu de produits importés ou hybrides.
« Cerfeuil, tordyle, roquette sauvage étaient inconnus des consommateurs il y a quelques années à peine. On leur disait « Un petit bouquet dans votre feuilleté, et vous m’en direz des nouvelles. C’est avec ça qu’on a survécu au village ». Petit à petit certains en ont acheté et aujourd’hui j’arrive à peine à satisfaire la demande. Les jeunes ménagères surtout ne les connaissaient pas, car elles ont perdu le lien avec le village. Peu à peu elles apprennent et se rapprochent de la nature » (Christos, producteur de Béotie).
Il n’y a pas toutefois que « l’éducation » du consommateur par le producteur, mais aussi l’inverse, qui fait ressortir la dynamique sociale de cette relation vivante d’interaction. Christos continue : « Certaines ménagères choisissaient… les tomates par exemple, toutes celles qui avaient une forme un peu irrégulière, elles les laissaient de côté, tandis qu’elles prenaient celles qui étaient bien rondes et bien propres. Elles achetaient c’est-à-dire avec l’œil. Je me suis alors dit qu’il fallait chercher s’il y avait des semences qui donnent des fruits d’apparence homogène. J’ai discuté avec des agronomes, j’ai lu, j’ai fait des essais avec diverses semences et le résultat a été spectaculaire, au point que je n’ai plus d’invendus. J’ai réussi à combiner connaissance scientifique et expérience du marché. C’est le contact avec les gens qui m’a fait chercher. D’une certaine façon je suis devenu un petit représentant de commerce entre le marché et le champ ». En tout cas, la pléthore de vendeurs, de produits et la variété semble entretenir la concurrence au profit du consommateur. « Il y a ici des dizaines d’étals et des dizaines de tonnes de produits exposés; sur une tonne de pastèques, le consommateur choisira celui qui lui plaît. Il se sent riche de pouvoir acheter celui qui lui plaît à l’œil, à l’instinct. Cela n’arrive jamais dans un supermarché… La grande chaîne passera un accord avec un grand producteur pour une certaine qualité de produit sur la base du profit » (Vangelis, producteur de Mégara).
Du producteur aux consommateurs: un parcours voué à toutes les couches sociales
Grâce au marché, les producteurs fermiers ont la possibilité de vendre directement aux consommateurs, en évitant les grossistes et les grands réseaux de distribution, et d’augmenter ainsi la valeur ajoutée de leur production. « Avant je livrais aux halles, les grossistes me doivent encore de l’argent. Ici je touche de l’argent frais, à la fin je peux vendre même à demi-prix, sans perte, en gagnant même quelque chose. Le grossiste ne prend que la crème, il en jette la moitié, si ça ne lui convient pas, et il te paie quand ça lui chante. Les tomates un peu écrasées par exemple, je les vends pour les sauces » (Marietta, productrice de Thiva).
Le marché d’aliments constitue un lieu vivant où se rencontrent des gens disparates au premier regard, provenant de groupes sociaux différents : habitants du même quartier qui échangent un bonjour, petits groupes de retraités désœuvrés, employés pressés, ménagères avec une liste de courses précise pour toute la semaine, personnes âgées seules qui achètent juste ce qui est nécessaire à leur régime frugal, faibles revenus et personnes plus aisées, Grecs de souche et migrants. Ce qui les lie, c’est la recherche de produits frais, de la qualité à des prix abordables, une petite conversation avec leur voisin, la relation avec le marchand, la « proximité culturelle » – fût-elle fantasmée – avec le lieu de production et le producteur. Reflétant un point de référence connu dans les quartiers de la ville, les marchés populaires fonctionnent également – notamment aujourd’hui avec la crise – comme champ d’expression politique pour les citoyens, de manifestation de la « colère populaire » et parfois de dérision de la scène politique, sinon de baromètre politique pas cher pour les mass-médias, à l’occasion d’une augmentation des prix, de coupes dans les salaires, de défauts et faiblesses des politiques, de difficultés de la vie quotidienne.
Ecrit par Mihalis Petrou © Copyright – Athens Social Atlas (2014)
[Choix de liens, photos, sous-titres: Magdalini Varoucha]
Références- Sources en ligne