GrèceHebdo présente un extrait du projet “La Grèce ignorée” réalisé par la philhellène française Simone Taillefer, voyageuse, à la fois traductrice, éditrice et enseignante de français-latin-grec ancien pendant trente-sept ans. A travers ce projet Simone Taillefer a fait partager* ses périples dans la Grèce profonde, hors des sentiers battus, une Grèce ignorée parfois même par ses propres habitants.
Dans la préface de “La Grèce ignorée” Simone Taillefer raconte la naissance de son projet :
« Mes voyages scolaires s’étant limités au classique tour de la Grèce antique (Athènes, Epidaure, Mycènes, Olympie, Delphes), certes passionnant, mais que j’avais fini par connaître par cœur, l’envie m’est venue de découvrir tout le reste du pays en sortant des sentiers battus. Ce choix imposait de renoncer à la sécurité des voyages organisés. J’ai même décidé de partir seule — ce qui m’a demandé au début un effort de volonté — pour avoir une totale liberté de manœuvre et pouvoir discuter avec les habitants….Depuis 2009, j’ai entrepris une exploration systématique et intensive de la Grèce dans tous ses recoins, province après province, au cours de deux ou trois voyages de trois semaines par an. »
Trouvez ci-dessous le récit de voyage de Simone Taillefer à Ikaria dans la mer Égée du Nord.
Jacob Peeters, Domaine public, via Wikimedia Commons
Les maisons “anti-pirates” d’Ikaria
« Je commençai par visiter la côte sud-est, avec un vent de tempête toute la journée. Accessible uniquement par mer jusqu’à une date récente, le petit port de Magaritis, à demi submergé par les vagues, m’a particulièrement séduite. Le lendemain j’entrepris de visiter la partie ouest de l’île, sauvage et inaccessible, sillonnée seulement par des pistes caillouteuses : j’avais entendu parler de maisons anti-pirates que je voulais absolument découvrir. Il n’y avait plus de vent mais du brouillard. Or ces maisons sont disséminées dans la nature et même les habitants des environs ont du mal à les localiser. Sur mon petit guide il était écrit que je pourrais en trouver à Langada, le plus vieux village de l’île. Pas âme qui vive ! Après avoir marché un moment au hasard, je finis par tomber sur un chevrier en train d’arracher les tiques d’une de ses bêtes. Et miracle, juste derrière lui, une maison anti-pirate s’offrait à moi. Il me l’ouvrit et m’en montra une autre qui avait servi de prison.
Maison “anti-pirates” à Langada. Ouest d’Ikaria – © “La Grèce ignorée” – Simone Taillefer
Les pirates, aussi vieux que la marine, ont été un terrible fléau en Méditerranée depuis l’Antiquité, puisque le grand Pompée fut chargé de mener une expédition pour les exterminer. Ils ont particulièrement sévi dans les nombreuse îles grecques qui leur servaient de refuge. Ikaria a été leur victime à plusieurs époques, l’îlot voisin de Phourni constituant une base de raids idéale. Les habitants cessèrent alors de vivre sur les côtes et se réfugièrent dans les montagnes, où la géologie les protégeait : on trouve souvent de grands blocs de pierre plus ou moins plats formant un toit naturel qu’il suffisait de fermer par un ou deux murs. Visibles seulement de tout près, ils ont permis aux Ikariotes de disparaître littéralement pendant tout le XVIIe siècle, au point que l’île semblait inhabitée. Quand par hasard des pirates parvenaient jusqu’à ces refuges, les habitants, prévenus par un système de guetteurs, avaient disparu. Les brigands ne trouvaient, chez ces gens très pauvres, que quelques hardes ou objets sans valeur, et en étaient pour leurs frais !
Monastère d’Osias Theoktisti et chapelle de Theoskepasti près du village de Pigi. Nord d’Ikaria – Source: PanosMtln, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons
L’histoire de ce peuple, aussi frugal qu’astucieux, illustre une règle universelle : le meilleur rempart contre la convoitise, c’est de ne rien posséder. »
“La Grèce ignorée” par Simone Taillefer
Quelques maisons ont été construites pendant la période byzantine (de 395 à 1453), mais la population s’est retirée plus massivement dans ces “colonies secrètes” dans les montagnes au début du XVIe siècle, lorsque l’île est passée sous le contrôle des Ottomans.
Les XVe et XVI siècles sont en effet marqués par les incursions des pirates, dont le célèbre Barberousse qui sème la terreur dans les îles de la mer Égée. Les habitants trouvent alors refuge dans les montagnes. Le village de Langada date de cette époque. Il est situé dans une vallée abritée dans les montagnes, à l’extrémité ouest de l’île.
Vue sur le paysage de la côte nord. Ile d’Ikaria,Grèce. Photo: Rosa-Maria Rinkl, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons
Langada a constitué une importante colonie au début de l’ère byzantine et a connu un grand essor au début du XVIe siècle. À cette époque, une grande partie de la population d’Ikaria s’est installée à Langada, parce qu’elle était cachée de la mer et servait de refuge naturel contre les pirates, également connue sous le nom d'”arche de survie” pour les Ikariens. Aujourd’hui encore, des ruines de maisons, d’églises et d’établissements témoignent de la colonisation passée de la région.
Les Ikariens ont continué à construire et à vivre dans des maisons anti-pirates pendant cette période communément appelée “l’ère des pirates” ou “l’âge des pirates”. Les villages fantômes de montagne tels que Langada possèdent encore des habitations en pierre datant de cette époque, dont beaucoup sont aussi difficiles à localiser aujourd’hui qu’elles l’étaient à l’époque.
Pour ne pas attirer l’attention, les maisons n’avaient généralement qu’un seul niveau, plus bas que le rocher qui les camouflait, et n’avaient pas de cheminée pour empêcher la fumée de s’échapper. Ces constructions intègrent les caractéristiques naturelles du paysage montagneux de l’île, telles que les rochers, les rocailles et les affleurements rocheux, ce qui les rend plus difficiles à repérer sur de longues distances.
Vue d’Ikaria, depuis le ferry, de nuit. Photo : Zacharias Mitzelos, CC0, via Wikimedia Commons
Les habitants se réunissaient surtout la nuit et évitaient d’utiliser le feu ou toute autre source de lumière. Ils n’avaient pas non plus de chiens, de peur que leurs aboiements n’attirent des visiteurs indésirables.
Les maisons anti-pirates ont peut-être été érigées pour servir de refuge d’urgence, mais elles ont eu un effet durable sur la société ikarienne, bien après que la fin de la piraterie dans la mer Égée au cours des années 1820. L’époque des pirates est à l’origine de la tendance des villages à rester dispersés dans les montagnes et des insulaires à se coucher tard dans la nuit. Même les lieux de culte construits dans un style anti-pirate existent encore, comme la chapelle de Theoskepasti qui se glisse de façon spectaculaire dans un surplomb rocheux près d’Evdilos.
* Les voyages de Simone Taillefer étaient présentés sur le site internet « La Grèce ignorée » qui, malheureusement, n’est plus disponible.
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