Salah Stétié né à Beyrouth en 1929 combine les qualités de poète et de diplomate. Ιnfluencé par Mallarmé, il construit une œuvre abondante revendiquant l’ usage des moyens verbaux épurés dans le but d’ évoquer l’essentiel humain. Au cours de sa vie, il a fait la connaissance de nombreux poètes et d’écrivains comme Pierre Jean Jouve, Yves Bonnefoy, Octavio Paz (diplomate aussi) ainsi que de nôtre Giorgos Séféris et de peintres comme le Belge Pierre Alechinsky pour ne citer que lui. Son ouvrage autobiographique L’Extravagance couronné en 2015 par le Prix Saint Simon retrace l’essentiel de sa vie et de sa carrière. Le poète libanais, invité de l’Institut Français de Grèce, va donner le mardi 1 mars une conférence sur la poésie tout en lisant certains de ses poèmes. A propos de sa visite à Athènes, le grand poète libanais a accordé une interview à GrèceHebdo*.
 
Être poète et à la fois diplomate (c’était le cas aussi chez nous avec Séféris et ailleurs avec Octavio Paz pour ne citer que lui). À quel point, peut-on concilier ces deux qualités?
De fait, il peut sembler paradoxal à première vue d’avoir une vocation poétique tout en exerçant la profession de diplomate. Au regard de beaucoup la poésie fait partie du domaine de l’imaginaire et de la sensibilité exacerbée de l’homme, domaine placé aux limites de l’illusion, alors que la diplomatie a pour mission essentielle de représenter  les intérêts concrets, politiques et économiques du pays et de la nation dont ils portent les couleurs. Et pourtant que de poètes, que d’écrivains plus généralement ont été ou sont d’excellents diplomates. Georges Séféris  (je l’ai connu quand il représentait son pays à Beyrouth avant d’être nommé Ambassadeur à Londres où, lui aussi, reçoit le Prix Nobel de littérature en 1963, poète admirable), Octavio Paz qui fut ambassadeur du Mexique en Inde notamment, poète et essayiste de très haute volée, reçut le prix Nobel de littérature en 1990 (lui aussi fut l’un de mes proches amis).  En fait, un ambassadeur-poète connaît mieux qu’un autre le poids, la densité et les prolongements de chacun des mots qu’il utilise parce que dans l’un et l’autre cas la matière première de son travail – comme ambassadeur et comme poète – ce sont les mots dans leur double sens, immédiat et lointain. C’est avec des mots, des échanges de mots que fonctionne la diplomatie, c’est sur des mots enracinés dans leur multiplicité de sens, voire leur ambiguïté ou leur polyvalence que se construit, dans ses propres échanges internes, le poème. Tous les grands ambassadeurs sont par nécessité intérieure, et cette pression de la langue en eux, de très grands poètes!
 
Vous avez traversé une bonne partie du XXe siècle. Εn ce début du XXIe siècle, comment évaluez-vous ce brusque tournant vers le fondamentalisme religieux et le retour de la mort sur la vie quotidienne?
Les révolutions dites du Printemps arabe ont hélas! échoué un peu partout et même en Tunisie qui, visitée par moi dernièrement m’a paru dans une situation politique instable et dans une impasse économique dont je ne vois pas comment elle s’en sortira. La Libye voisine est en pleine effervescence et placée à une croisée des chemins. L’Égypte, après une brève expérience totalement ratée de gouvernement islamique, se retrouve sous le puissant joug de l’armée du maréchal Sissi. La paix israélo-palestinienne est définitivement en panne et n’intéresse effectivement plus personne, ni même les Arabes. Le Liban existe somnanbuliquement ne sachant rien de ce que sera son avenir immédiat et médiat. Le Yémen est à feu et à sang et pour très longtemps encore. Le Qatar joue au football. L’Arabie Saoudite (sunnite) et l’Iran (chiite) préparent, en grand, en beaucoup plus grand, la guerre des Alaouites contre les Sunnites qui a mis déjà à terre la Syrie, une des plus vieilles terres d’Orient et sa civilisation multimillénaire, toutes villes prestigieuses réduites en cendre alors que que le peuple syrien, l’un des plus nobles du Proche-Orient, est en train de se transformer sur les routes européennes, en une immense foule quêteuse, rescapée de la mer, et mendiante, et que l’Iraq, peuple déchiré, en guerre contre lui-même et mal survivant à ce qu’il fut, est, comme la Syrie voisine, en train d’être “bouffé” par territoires entiers par cet ogre impitoyable qu’est l’État islamique de Daëch. Tout cela sous l’œil impassible de M. Barak Obama, président des États-Unis et Prix Nobel de la paix au troisième mois de son premier mandat présidentiel, chef d’État qui a de bien belles dents blanches quand il sourit sur les écrans de la télévision pendant que les Noirs américains se font, plus que jamais, tirer comme des lapins par la police blanche.
Le fondamentalisme religieux que connaissent tous les pays musulmans est le résultat de cette régression terrible et simpliste dans son formalisme religieux qui s’installe dans toute la région arabe. Les migrants qui se noient en Méditerranée me paraissent symboliques de ce naufrage de toute une civilisation, parmi les plus hautes qui fussent, et qui n’est plus dorénavant que l’ombre hagarde et revêtue des pires haillons de ce qu’elle fut il y a encore quelques siècles. L’Islam est la victime consentante de sa terrible incompétence religieuse et humaniste. Il est sa propre proie. Et sa culture, qui fut vive et brillante, n’est désormais qu’une culture de la mort. Haï, méprisé, il n’est aidé ni par lui-même ni par les autres à qui il fait la courte échelle pour la montée, un peu partout dans le monde, du pire racisme, hélas, sinon justifié philosophiquement, du moins islamiquement signé par des actions dont certains de ses membres sont responsables, actions inspirées par la haine et par ce racisme, le pire, qu’est le racisme d’en face, racisme contre racisme.
 
Être libanais signifie quoi pour vous?
Actuellement rien que des craintes et un désespoir renouvelé. Le Liban qui fut longtemps le phare intellectuel et spirituel de la Méditerranée orientale semble désormais dépendre de tous ses ennemis et ne pouvoir qu’espérer d’eux, paradoxalement et tragiquement, leur salut.
 
Qu’est-ce que la Grèce représente pour vous?
La Grèce est une civilisation totale, un cadeau absolu, philosophique et frémissant d’humanité, qu’un jour les dieux consentirent aux Terriens. Nous sommes tous Grecs par l’une des dimensions de notre être-au-monde. L’humanisme est l’autre religion, nourrie de vie, que ce pays, si petit en lui-même, si grand dans notre mémoire, fit aux hommes de toutes les régions du monde, de toutes les couleurs, et cela dès hier et, aussi bien, pour aujourd’hui et pour demain.
 
[Photo: Caroline Fourgeaud-Laville]
 

* Entretien accordé à Costas Mavroidis

 

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