Jacques Lacarrière (1925 – 2005) est un écrivain, poète, traducteur et grand voyageur de notre époque, amoureux de la Grèce -pays qu’il a découvert en se déplaçant à pied- ayant le désir profond de connaître et apprendre la culture des autres pays. Bien qu’il ait écrit et traduit de nombreux livres sur la Grèce antique et moderne, il ne se considérait pas du tout comme un helléniste -qui est plutôt « une profession » selon lui – mais comme un amant de la Grèce, mot qui définit le mieux ses rapports intimes et personnels avec le pays.
Né le 2 décembre 1925 à Limoges (Haute-Vienne) Lacarrière a passé son enfance à Orléans au Val de Loire. Pourtant à l’âge de huit ans, parcourant les pages d’un album qu’on lui avait offert, il a été stupéfié par la photo de l’Acropole disant à sa mère « qu’il voulait vraiment y aller là-bas un jour », alors qu` à l’âge de onze ans il a exprimé son désir d’apprendre le grec ancien. Dès la fin de la guerre, il se rend à Paris pour y faire des études classiques. Parallèlement, il suit des cours de grec ancien et d’hindi à l’École des langues orientales.
Inscrit au Groupe de Théâtre Antique de la Sorbonne, il voyage pour la première fois en Grèce, en 1947, pour jouer les Perses d’Eschyle à l’Odéon d’Hérode Atticus mais aussi au théâtre d’Épidaure. Huit mille paysans sont venus de tous les villages voisins pour regarder la pièce organisant par la suite une grande fête, une expérience tellement bouleversante pour Lacarrière qui est devenu ainsi témoin de la meilleure coexistence de la Grèce ancienne et de la Grèce moderne.
Un érudit génial qui voyage à pied
En juillet 1950 il revient en Grèce seul. Il part à pied sans argent en faisant de l’auto-stop à partir d’Avignon dormant plusieurs fois la nuit dans la campagne, mangeant du pain, des olives et des tomates ou en tant qu’hôte des habitants. Il parcourt le pays pendant une quinzaine d’années jusqu’en 1966. Il effectue de longs séjours d’Ithaque à Chios, du mont Athos jusqu’en Crète, sans un sou en poche, en véritable routard bohème et étudie tous les pans culturels du pays, en particulier la vie quotidienne des gens. Les trois premières visites à Athos en 1950, 1952 et 1953 de cet agnostique déclaré ont fourni le sujet de son premier livre, « Mont Athos, montagne sainte » un album de textes et de photographies paru en 1954 chez Seghers. Les séjours dans ce lieu mystique l’ont également inspiré à écrire plusieurs livres de spiritualité.
Cet érudit génial a voyagé en Grèce mais aussi au Proche-Orient et en a ramené la source d’une bibliographie impressionnante. Trois ans plus tard, en 1954 il publie « Découverte du monde antique », une traduction et un choix commenté des voyages d’Hérodote. Parallèlement, il est critique dramatique à la revue Théâtre populaire et fréquente la Maison des lettres à Paris ; il côtoie Albert Camus, Raymond Queneau, Roland Barthes, Antoine Vitez. En 1961 paraissent « Les Hommes ivres de Dieu » (éditions Arthaud) (Claire Devarrieux, 2005).
Passionné par la Grèce, il y séjourne de 1952 à 1966 et découvre la culture grecque moderne. A la fin des années 1960 il réside seul dans l’île de Patmos où saint Jean avait composé l’Apocalypse, chez des pêcheurs et des paysans qui n’avaient jamais vu un étranger. À ceux qui lui posaient la question, « pour quoi faire ? » il répondait, invariablement : “Pour être là”. Ce qui ne l’empêcha pas de méditer et d’écrire, des poèmes d’abord, puis une quarantaine d’ouvrages, récits, essais, poèmes, romans, biographies, traductions (Alain Nicolas, 2005).
Dans l’île de Patmos lui vint l’idée de « rédiger des textes sur la mythologie antique perçue et rendue de façon moderne », les appelant « mythogrammes » et le premier d’entre eux fut le savoureux entretien imaginaire de Lacarrière avec Icare lui-même ! Les années suivantes il publie « L’Envol d’Icare » (éditions Seghers, 1993). Prouvant qu’ « on peut monter au ciel tout en n’étant qu’un homme », Icare incarne, en dépassant la consigne paternelle, la tentation de la démesure (l’hubris grecque). En suivant le « sillage » d’Icare, Lacarrière réunit dans cet essai en forme de promenade les différentes versions du mythe au fil des âges, ses représentations, de Bruegel à Picasso, sa glose, de Lucien de Samosate à Rousseau en passant par Paul Diel, auquel il reproche son ignorance et son incompétence ! Toutes les clés du déchiffrement du mythe, y compris par la psychanalyse, sont réunies par le conteur au gai savoir, qui ne résiste pas au pélerinage final sur l’île… d’Ikaria (Valérie Marin La Meslée, 2023).
Il rentre en France en 1967, après le coup d’état des colonels en Grèce. À partir de cette date il partage son temps entre son village de Sacy en Bourgogne, les voyages en Turquie, Égypte, Italie et le XIIIème arrondissement de Paris, sans pour autant renoncer à l’appel des « routes ».
Un passeur de deux langues, de deux cultures
En 1974, « Chemin faisant », son récit philosophico-bucolique de son itinéraire des Vosges aux Corbières d’août à décembre 1971 est largement remarqué. Mais c’est la publication de « L’Été grec » dans la collection « Terre humaine » en 1976 qui le fait connaître comme écrivain. Ce roman, un témoignage passionné et chronique vivante de la Grèce, plusieurs fois réédité, avait été accueilli avec enthousiasme par la critique et le public. Jacques Lacarrière avec son œuvre invite les lecteurs à découvrir une autre Grèce, alors inconnue des vacanciers européens. « Lacarrière invente un genre qui tient de l’essai, du carnet de route, du poème en prose improvisé au rythme de la marche et du récit libéré de tous les codes formels. » peut-on lire dans la presse. Max Gallo décrit ce livre comme ” une œuvre sensuelle où chaque mot est à sa place, où la mémoire n’est pas mutilée ” (Etonnants voyageurs, 2005).
Lacarrière a publié plusieurs traductions du grec ancien, notamment : Pausanias, Promenades dans la Grèce antique (Hachette, 1978), En cheminant avec Hérodote (Hachette, 1998), Orphée, Hymnes et discours sacrés (Imprimerie nationale, 1995), Sophocle, Oedipe roi, Oedipe à Colonne, Antigone (Le Félin, 1994). Mais il a contribué aussi à faire connaître en France, en les traduisant, un grand nombre de poètes et prosateurs grecs contemporains parmi lesquels Vassilikos, Tachtsis, Séféris, Elytis, Ritsos, Frangias, Prévélakis, Embirikos. Dans une de ses interviews Lacarrière compare son activité de traducteur -rapprochant le grec ancien et moderne et la langue française- à un passeur qui rapproche les deux rives d’un fleuve afin que les gens puissent aller de l’une à l’autre et ainsi se comprendre mieux. « Le passeur est l’homme du rapprochement, voire de la jonction, l’homme qui permet aux riverains des fleuves ou des langues de se rencontrer » (Propos recueillis par Gaële de La Brosse pour la revue Chemins d’étoiles, 2000).
Dans son « Dictionnaire amoureux de la Grèce » (Plon, 2001) la Grèce s’étend du Mont Athos à l’Arcadie, mais aussi à Assine, puisque le jeune Lacarrière avait entrepris de suivre les traces de Pausanias en parcourant le Péloponnèse. Mais son attention reste fixée sur les îles de la mer Égée, Hydra et Spetses, « îles rivales », comme il les appelle, car elles symbolisent pour lui le contraste entre l’acuité du rocher et la douceur des jardins, même son île de prédilection, Égine, mais aussi Santorin et Amorgos. Les entrées, ainsi que les lieux et les sujets répertoriés dans le Dictionnaire, montrent que Lacarrière aimait avant tout la Grèce mythologique. Il s’est particulièrement intéressé au mythe d’Icare et de Dédale ainsi qu’à certaines figures féminines de l’Antiquité, Jocaste, Cassandre et Antigone. Vient ensuite l’héritage de la culture populaire grecque, le komboloï et la danse zeimbekiko.
Lacarrière, un « homme du monde »
Lacarrière était un amoureux fou de la Grèce, où il a passé une bonne partie de sa vie, ayant écrit et traduit de nombreux livres sur la Grèce antique et moderne. Mais il s’intéressait aussi à l’Anatolie, à l’Egypte, à l’Inde, aux mondes celtiques, ainsi qu’aux régions de France où il a vécu, le Val de Loire, la Bourgogne. Il était, au-delà de la Grèce, profondément, un « homme du monde ».
« Le but du voyage ? Aucun, si ce n’est de perdre son temps le plus féeriquement possible. Se vider, se dénuder et, une fois vide et nu, s’emplir de saveurs et de savoirs nouveaux..»
A travers les cultures, les paysages et les chemins du monde, cet écrivain voyageur cherchait à dessiner les contours d’une métaphysique de l’imagination créatrice. Autrement dit : par le travail de l’écriture, réenchanter continûment le monde. Il aimait la vie, le vin, les amis, bref, le « bel aujourd’hui » : la plongée dans les cultures du passé n’était pas chez lui un refuge, mais une manière de donner sens, profondeur, intensité, couleurs au présent : « J’aime le siècle ou je suis né, disait-il : je m’y sens bien et je n’ai jamais feint, comme tant d’autres, de m’y croire inadapté ou exilé » (Michel Le Bris, 2015)
Lacarrière pratiquait ce type de voyage appelé « le voyage d’apprentissage », ou, mieux encore, le voyage pèlerin profane qui invente lui-même le saint à qui vouer ses propres chemins. Dans une introduction pour la revue Gulliver consacrée à la littérature de voyage Lacarrière résume sa perception du voyage « Le but du voyage ? Aucun, si ce n’est de perdre son temps le plus féeriquement possible. Se vider, se dénuder et, une fois vide et nu, s’emplir de saveurs et de savoirs nouveaux. Se sentir proche des Lointains et consanguin des Différents. Se sentir chez soi dans la coquille des autres. Comme un bernard-l’hermite. Mais un bernard-l’hermite planétaire. Ainsi pourrait-on définir l’écrivain-voyageur : “ Crustacé parlant dont l’esprit, dépourvu de carapace identitaire, se sent spontanément chez lui dans la culture des autres“ » (Chemins faisant)
Lacarrière voyageait à pied sans préparations ni programme, comme un hippie avant que le mouvement hippie soit né dans les années 1960, devenant un promeneur ouvert et offert qui se fondrait dans l’environnement et la nature. Comme il le disait « ce type de voyage est riche d’enseignements parce que riche de rencontres imprévues, qu’elles soient agréables ou désagréables… Il faut se décharger de soi-même – du moins en partie – si l’on veut devenir accessible et disponible aux autres » (Propos recueillis par Gaële de La Brosse pour la revue Chemins d’étoiles, 2000).
En 1991, Jacques Lacarrière reçoit le Grand prix de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre. Il est mort en septembre 2005 suite à une opération du genou. Il était marié à la comédienne Sylvia Lipa avec qui il a collaboré à l’occasion de livres tels que « Dans la lumière antique », ou de spectacles de chant et récitation comme Par les chemins d’Anatolie. Dans ses dernières volontés l’écrivain a souhaité être incinéré, et que ses cendres soient dispersées en Grèce au large de l’île de Spetses.
Sources principales du texte
Chemins faisant, Société des amis de Jacques Lacarrière
Conférence à l`Institut Français de Grèce « Jacques Lacarrière – Une histoire d’amour avec la Grèce » Athènes, 08.05.1984 (enregistrement sonore)
Propos recueillis par Gaële de La Brosse pour le numéro 8 de la revue Chemins d’étoiles (Décembre 2000)
Théorème de la lumière…Jacques Lacarrière à la galerie Desmos (05.04.2014)
Biographie de Jacques Lacarrière
Textes sur l’oeuvre de Jacques Lacarrière – A l’Orée du Pays Fertile, Oeuvres Poétiques Complètes – Texte de John Taylor pour le Times Literary Supplement du 28 octobre 2011.
Jacques Lacarrière passeur pour notre temps – Etonnants Voyageurs, Festival International du Livre & du Film (2015)
Journal TA NEA « Jacques Lacarière La Grèce, mon rêve » en grec (11.10.1997)
Émission Monogramma de la Radio-télévision publique ERT avec Jacques Lacarrière (avril 2005)
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I.E.