Solange Festal-Livanis est docteur en langue et littérature néo-helléniques et professeure agrégée de lettres classiques. Elle est une des meilleures spécialistes de l’œuvre d’Iakovos Kambanellis, l’un des grands auteurs grecs du XXème siècle, considéré comme étant le patriarche du théâtre grec contemporain.

En janvier 2020, le récit Mauthausen de Kambanellis, traduit par Solange Festal-Livanis, parait chez Albin Michel et reçoit le Prix du Livre étranger 2020 décerné par France Inter / le Journal du Dimanche. Grèce Hebdo* s’est entretenu avec Solange Festal-Livanis à l’occasion de l’anniversaire du décès de l’écrivain (29 mars 2011) et dans le cadre de l’Année littéraire Iakovos Kambanellis, déclarée par le ministère de la culture.

Mauthausen, l’œuvre que vous avez traduite, appartient à ce qu’on appelle littérature concentrationnaire ; elle constitue, d’ailleurs, le seul récit d’Iakovos Kambanellis dans sa longue carrière de dramaturge et la seule œuvre qui parle du camp. Est-ce que vous trouvez des liens entre son expérience de camp et son écriture dramatique ? Et à l’inverse, est-ce que son expérience de dramaturge a influencé le style de Mauthausen ?

Mauthausen est l’œuvre d’un dramaturge déjà reconnu lorsqu’en 1963 il la donne au public. La place importante faite dans ce récit aux dialogues, les fréquentes saynètes, la vivacité du style et l’immédiateté de la langue doivent beaucoup au talent et à la maîtrise du dramaturge déjà expérimenté. Il faut d’ailleurs dépasser la notion de style pour discerner l’expérience du dramaturge œuvrant dans Mauthausen. En effet, la démarche littéraire de Kambanellis consiste notamment à ne pas s’embarrasser des questions de l’indicible et de la fictionnalisation : le jeu de l’illusion théâtrale lui a appris que le mensonge est à même de dire la vérité.

À propos des liens entre son expérience concentrationnaire et son théâtre, le dramaturge revendiquait le camp de Mauthausen comme racines intellectuelles et mettait en relation la place de l’appel ainsi que la vie où l’individu disparaît dans le groupe avec l’espace du théâtre et ce qui s’y passe. Longtemps, le public n’a pu faire aisément le lien entre l’œuvre dramatique de Kambanellis et son expérience concentrationnaire. Pourtant, il a écrit trois pièces ayant un rapport direct avec cette expérience. L’une d’elles, La Voie, nous permet de comparer les écritures dramatiques et narratives de Kambanellis, car elle correspond à un épisode de Mauthausen. On constate que Kambanellis utilise un matériau mémoriel traumatique de manière à la fois semblable et différente avec des contaminations des procédés d’écriture d’un genre à l’autre.

Autre pièce ayant un lien transparent avec son expérience concentrationnaire : La colonie pénitentiaire, réécriture de la nouvelle de Kafka. Avec cette pièce très sombre, le dramaturge met en scène un rituel sacrificiel d’une grande cruauté dans un lieu touristique rappelant le camp.

De fait, l’expérience du camp et son trauma innervent l’œuvre de Kambanellis. Le récit est le fruit d’une lente élaboration dans la mémoire du rescapé et correspond à un moment de grand désenchantement poussant l’homme à s’exprimer de manière explicite. Chronique, tombeau littéraire, lieu d’héroïsation, la narration vise à englober tout l’espace-temps du camp de Mauthausen. Au revers, le genre dramatique est davantage le lieu de l’implicite. C’est là qu’on y trouve la zone grise de l’expérience avec, notamment, les thématiques de la trahison et de la culpabilité.

À partir de la publication de Mauthausen, les pièces deviennent de plus en plus la re-présentation du processus de reconstruction du passé par la mémoire en usant du « jeu de rêves » ouvrant sur un monde de l’entre-deux qui laisse parfois passer les fantômes de Mauthausen venant hanter la scène sans pouvoir communiquer ni leur douleur ni leur culpabilité. Dès que l’on fait attention à l’implicite des textes, on constate que l’expérience concentrationnaire est inscrite dans l’écriture d’un grand nombre des pièces de Kambanellis.

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Mauthausen a été publié en Grèce en 1963. Pourtant, Il n’a pas été traduit en français qu’en 2020. Pourquoi ce délai de 57 ans ?

Pour répondre, je n’ai que des hypothèses qui passent par un questionnement sur la façon dont Mauthausen et son auteur ont été perçus par les Grecs ainsi que par la politique linguistique de traduction du grec vers le français.

Lorsque Kambanellis reprend son témoignage, il est devenu un dramaturge reconnu dont la conscience politique n’a cessé de s’accroître. Grâce à sa notoriété, il accède aux colonnes d’un journal. Le feuilleton a du succès et devient un livre. Néanmoins, au long des années, le disque Cantate de Mauthausen, né de la collaboration de l’auteur et de Theodorakis, fait oublier le livre. En Grèce son appartenance à une littérature spécifique n’a pas été mise en lumière ; les problématiques à propos du témoignage des rescapés des camps ne faisaient pas partie de celles des intellectuels grecs. Sans véritables points de comparaison (Si c’est un homme de Primo Levi n’est paru qu’en 1997), il était difficile d’analyser et d’apprécier l’écriture du récit de Kambanellis dans un contexte international. Les lecteurs influents n’ont peut-être pas pris la mesure de l’importance tant testimoniale que littéraire de Mauthausen. Considéré surtout comme le livre d’un Grec pour les Grecs, il n’a pu sortir des frontières du pays.

En France, l’intérêt pour la littérature néo-hellénique concernait principalement la « grécité » et les problèmes politiques du pays. Néanmoins, pour les Grecs exilés, Kambanellis n’était pas un inconnu : deux personnalités médiatiques, Mikis Theodorakis et Melina Mercouri étaient liés artistiquement à l’auteur. Le compositeur a écrit pour son théâtre, et l’actrice lui doit l’un de ses plus beaux rôles, puisque c’est pour elle qu’il a écrit une pièce dont il a tiré le scénario du film Stella de Cacoyannis. Ajoutons que Kambanellis avec sa pièce Notre grand cirque est une figure d’artiste liée à la résistance au régime des colonels. L’invisibilité en France du travail et du talent de Kambanellis, auteur célèbre en Grèce et opposant politique, interroge sur la façon dont la vie culturelle de la Grèce contemporaine était relayée en France. Le fait qu’il n’ait appartenu à aucun parti a-t-il contribué à cette invisibilité ? En outre, son parcours d’autodidacte l’éloignait peut-être du réseau des anciens étudiants grecs francophones.

Le caractère hybride et les quelques approximations historiographiques rendaient Mauthausen difficilement classable dans une collection, lorsque je proposais ma traduction, à la fin des années quatre-vingt-dix. De plus, l’humour et la joie de vivre émanant de cette œuvre ont pu sembler déplacés. C’est seulement en 2018, quand la façon d’appréhender l’histoire, particulièrement dans les témoignages, avait évolué et grâce à la clairvoyance d’une éditrice, qu’elle a pu être publiée.

J’ai cherché des explications à la longue incompréhension de la nature de ce texte majeur d’une littérature qui dépasse les frontières nationales. J’ai tenté des hypothèses à propos de l’invisibilité en France d’un auteur, grande figure du théâtre néo-hellénique. Je n’ai pu que constater une certaine opacité des politiques de promotion dans et depuis le pays d’origine ainsi que des choix éditoriaux en France fondés sur des critères qui ont manqué longtemps de la souplesse nécessaire pour faire à Mauthausen la place qui lui revient.

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Le ministère de la culture grec a déclaré 2022 « Année littéraire Iakovos Kambanellis ». Parmi les actions envisagées est la promotion de l’œuvre de Kambanellis en France. Dans quelle mesure les thèmes et les motifs de son dramaturgie peuvent-ils toucher le public français d’aujourd’hui ?

Le théâtre de Kambanellis aurait pu toucher le public français depuis longtemps s’il n’avait pas été frappé de l’incompréhensible invisibilité précédemment évoquée. Pourtant, la quarantaine de pièces de celui souvent appelé « le patriarche du théâtre grec contemporain » offre un choix qui comprend aussi bien des monologues en un acte que des pièces pour une cinquantaine de personnages.

Son théâtre dépasse les aspects sociopolitiques souvent mis en avant en Grèce. Le travail de réécriture qu’il a effectué sur de grands textes de la littérature européenne est d’une portée universelle. Dans La Cène, il prolonge l’existence des héros du cycle mycénien si bien que les vivants et les morts se retrouvent sur scène lors d’un repas donné à la mémoire des morts qui devient le lieu d’une réconciliation et d’une trahison. Cette pièce de la maturité du dramaturge nous propose une émouvante mystique du théâtre. Elle s’appuie sur des procédés métathéatraux complexes pour tenter de répondre à des questions existentielles. Comme dans d’autres pièces de la maturité, telles Cortège invisible ou Une rencontre quelque part ailleurs qui imitent le rêve, l’importance donnée à la mémoire y est primordiale. La Cène, montée en France, pourrait commencer à donner une idée du génie théâtral de Kambanellis.

Il existe dans son théâtre un personnage littéraire récurrent, une des figures archétypales de l’imaginaire occidental : Ulysse. L’intertextualité s’y joue sur le mode de la parodie. Dans Ulysse, rentre à la maison, le héros est sur l’île de Circé ; ne voulant pas rentrer chez lui, il essaie de se démystifier et finit statufié. Dans Le dernier acte, caché sur Ithaque, il finit par partir avec une troupe de théâtre ambulant. Kambanellis disait de son Ulysse : « [il] est un personnage tragique de l’autodérision qui ne cesse de me préoccuper. Peut-être parce qu’il symbolise notre autodestruction en toute conscience, problème très actuel. Peut-être aussi parce que c’est une comédie très amère et que cela me représente d’une manière plus générale». L’Ulysse de Kambanellis pourrait interroger et charmer le public français autant que ceux que nous avons pu voir sur scène ces dernières années.

Outre les pièces qui ont un lien évident avec son expérience concentrationnaire, le dramaturge grec a écrit plusieurs comédies sur le thème de la guerre et ses conséquences. Son processus de distanciation qui ne craint pas le burlesque va jusqu’à l’absurde, celui qui lui vient de la «croûte de folie autour du cerveau» nécessaire pour survivre au camp. C’est le cas lorsqu’il traite de la bombe atomique, tandis que, dans Une comédie, il fait de l’Hadès une métaphore de la Grèce contemporaine. La portée satirique de ses pièces dévoile les mécanismes de l’idéologie, de l’aliénation, mais aussi de l’héroïsme.

L’écriture de Kambanellis dit l’insensé du monde et la solitude existentielle de l’homme. Le dramaturge emploie souvent l’ironie qui introduit une mise à distance critique et brise l’illusion. L’homme qui a connu le terrifiant absurde des camps exprime un profond sens du tragique en l’accompagnant d’un humour amer et tendre.

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La Cène. Mise en scène : Iakovos Kambanellis, Théâtre National 1993. Source Photo : kambanellis.gr

*Propos receuillis par Lina Syriopoulou

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