Angela Ralli est professeure de Linguistique Générale au Département de Philologie de l’Université de Patras et Directrice du Laboratoire des Dialectes Grecs Modernes. Depuis 2013 elle est membre ordinaire de l’Academia Europaea. Professeure Ralli a complété ses études de premier, deuxième et troisième cycle (doctorat) à l’Université de Montréal. Son champ d’expertise est la morphologie théorique, spécialement la morphologie grecque et sa variation dialectale. Angela Ralli est particulièrement active dans le champ de la sauvegarde du patrimoine linguistique. Dans ce contexte, elle a conduit des recherches en Italie du Sud, au Ponte, en Cappadocie, à Cunda (ancien Moschonisi) et Aivali (l’Ayvalik d’aujourd’hui) et a documenté des systèmes linguistiques qui sont en voie d’extinction. Plus récemment, Professeure Ralli a reçu un financement de la part de la fondation Stavros Niarchos (branche de New York) pour étudier et documenter l’histoire et le langage des immigrés grecs au Canada, en collaboration avec des collègues de trois universités canadiennes, McGill, York, et Simon Fraser. Ceci a conduit au projet de recherche ImmIGrec et un musée virtuel au même nom sur l’immigration grecque au Canada. Greek News Agenda a eu l’occasion de s’entretenir avec Professeure Ralli sur ImmiGrec, ainsi que sur les développements linguistiques actuels parmi les gréco-canadiens. Grèce Hebdo reproduit ici l’entretien en français.*  

Le projet ImmiGrec est un effort collectif ambitieux voué à des buts multiples et impliquant trois universités canadiennes et une université grecque. Pourriez-vous nous dresser un bref aperçu de la structure du projet, son déroulement, ainsi que des synergies qui ont été rendues possibles dans ce contexte ?

Le projet Immigration et Langues au Canada. Les Grecs et les Gréco-Canadiens (ImmiGrec, voir https://immigrec.com), parrainé par la Fondation Stavros Niarchos, a été mis en œuvre avec la coopération de l’Université McGill, de l’Université Simon Fraser, de l’Université York et de l’Université de Patras. L’objectif principal du projet était de documenter et d’étudier l’histoire et la langue des immigrants grecs au Canada entre 1945 et 1975, une période qui a compris la majeure partie de l’immigration grecque. Il couvrait un domaine interdisciplinaire unique qui relie l’histoire et l’histoire sociale avec la linguistique et la sociolinguistique. À cette fin, les équipes de recherche des trois universités canadiennes principalement ont recueilli du matériel provenant des communautés de langue grecque à travers le Canada, à la fois oral (350 heures de récits sur les expériences des immigrants grecs de première génération) et imprimé (lettres, coupures de presse, photos, etc.), en suivant les règles et réglementations de l’éthique scientifique et de la protection des données personnelles. Les données ont été enregistrées dans un répertoire électronique, et ensuite intégrées dans une base de données électronique spécialement conçue, tandis qu’une petite partie de l’information recueillie a constitué l’exposé d’un musée numérique (https://virtual.immigrec.com). Tous les outils électroniques ont été conçus et développés à l’Université de Patras. L’analyse linguistique des données disponibles a mené à la publication d’un volume (voir Ralli 2019) et d’un certain nombre d’articles sur la question de la langue grecque parlée au Canada par les immigrants de première génération.[1]

Ce projet a abordé deux sujets principaux qui racontent l’expérience historique des Grecs au Canada, tout en mettant un accent particulier sur la langue.

Le premier a trait à la position des communautés gréco-canadiennes à l’égard des politiques officielles de l’État canadien concernant la langue. Par exemple, les caractéristiques bilingues de la société canadienne dans la province de Québec ont créé une situation exceptionnelle pour les immigrants grecs qui devaient concurrencer deux langues inconnues, l’anglais et le français.

Le deuxième découle des caractéristiques particulières des communautés gréco-canadiennes, puisque plus de 80% des immigrants d’après-guerre étaient parrainés ou nommés par des parents ou des co-villageois déjà installés au Canada (Chimbos 1999).[2] La grande majorité des immigrants grecs au Canada provenaient de milieux ruraux et de la classe ouvrière, comme l’indique la prédominance de la main-d’œuvre non-qualifiée au tout début de leur vie et de leur établissement au Canada. Linguistiquement, leur milieu social définissait leur éloignement de la langue officielle de l’État grec au moment de leur départ de la Grèce, c’est-à-dire la « katharevousa », une version «purifiée» du grec moderne selon les normes du grec ancien, souvent reproduite dans la diaspora par les membres éminents de la communauté, les publications officielles et les représentants de l’État grec. Cette division linguistique reflétait les divisions sociales et politiques qui ont été répétées et reformulées dans l’expérience ethnique. En outre, la persistance des différenciations dialectales et les liens sociaux étroits entre les co-villageois ont créé un cas intéressant pour la cartographie des mondes multiples et des attitudes linguistiques de l’expérience gréco-canadienne.[3]

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Trois femmes dansant une danse traditionnelle lors d’un événement en honneur de la communauté grecque de Toronto (Source: Canada. Dept. of Manpower and Immigration / Library and Archives Canada)

Du point de vue linguistique, quels sont les différents modes et stratégies d’appropriation de l’anglais parmi les gréco-canadiens par rapport aux gréco-américains ?

Vivant dans un environnement bilingue, où l’anglais est la langue dominante (ces dernières années au Québec le français est devenu la langue dominante), l’emprunt est naturel, souvent lexical (transfert de mots de la langue source vers la langue cible), mais aussi structurel lorsqu’il y a bilinguisme et une situation de contact linguistique intense.[4] Cependant, pour les immigrants d’origine gréco-canadienne de première génération, aucun transfert structurel n’a été observé, ce qui semble toutefois être le cas pour les immigrants de deuxième génération, car leur grec appartient à la langue dite «patrimoniale». Des recherches menées dans le cadre du projet ImmiGrec ont montré que les prêts anglais sont entièrement intégrés dans le grec-canadien et que leur hébergement est non seulement le produit de facteurs sociolinguistiques mais suit des contraintes linguistiques spécifiques appartenant à la langue cible, c’est-à-dire le grec, de nature phonologique, morphologique et sémantique. Par exemple, la plupart des noms anglais reçoivent des désinences flexionnelles grecques indiquant des valeurs de genre (i.e. les noms non animés deviennent neutres et sont fléchis selon les noms grecs les plus fréquents en -i, comme par exemple, bíli < bill ‘facture’ en anglais). De plus, les données ont confirmé qu’il existe un hébergement comparable aux prêts nominaux pour toutes les variétés de grec moderne, y compris les dialectes, tous suivant les mêmes voies pour intégrer leurs prêts indépendamment de la langue source, qui peut être l’anglais, le turc ou une langue romane. [5] Enfin, la comparaison avec les données gréco-américaines disponibles a révélé qu’il n’y a pas beaucoup de différences entre les deux variétés, gréco-canadienne et gréco-américaine, du moins sur le plan lexical. Cependant, une recherche plus approfondie doit être menée sur cette question, car les corpus oraux de gréco-américains ne sont généralement pas disponibles et à quelques exceptions près (par exemple Seaman 1972), les documents écrits ne sont pas faciles à trouver.[6]

Le Canada offre un cas particulier, celui de la province du Québec. Quel fut le positionnement linguistique des immigrés grecs dans cet environnement francophone ?

Les Grecs immigrant au Québec (principalement à Montréal) avant 1970 n’auraient peut-être pas pensé à apprendre le français. Le français était un obstacle à l’emploi et les Québécois francophones étaient traités comme des citoyens de seconde classe jusqu’à ce que la politique de l’État a changé la loi linguistique et la loi d’immigration pour cette province. Ce processus a pris racine du milieu à la fin des années 1960, mais a probablement eu des conséquences réelles seulement à partir de la fin des années 1970, lorsque le premier ministre du Québec René Lévesque a conclu un accord avec la communauté grecque qui finançait les écoles grecques dans l’espoir que les élèves reçoivent une instruction de 60% en français, 30% en grec, et 10% en anglais. Cette entente faisait partie d’une stratégie provinciale visant à rapprocher les allophones (non anglophones et non francophones) de la culture québécoise. En plus de cela, de nombreuses lois ont rendu obligatoire l’utilisation de la langue française dans l’espace public et dans les communautés d’immigrants.[7] L’omniprésence de la politique linguistique dans la société québécoise a créé un engagement différent envers la rétention linguistique au Québec que par exemple, en Ontario. En conséquence, les immigrants grecs de première génération vivent maintenant dans un environnement multilingue stable, où ils parlent le grec à la maison ou avec d’autres Grecs, tandis que l’anglais, ou partiellement le français ces dernières années, est utilisé à des fins de communication avec des non-Grecs ou dans des circonstances officielles.

Si on reste sur le plan de la linguistique, le projet semble avoir offert un champ de recherche utile pour mettre en relief différents développements du grec -lui-même– dialectes, accents, écarts générationnels. Peut-on en apprendre plus sur le grec moderne en étudiant les grécophones de la diaspora ?

L’exploration du gréco-canadien peut être particulièrement instructive sur l’étude du grec moderne, son histoire, son évolution et ses variétés. Les entrevues enregistrées montrent clairement qu’au cours des dernières décennies, l’influence du grec moderne standard n’est pas négligeable dans le discours des Canadiens d’origine grecque en raison des visites fréquentes en Grèce et de l’exposition accrue au contenu grec traditionnel grâce à la technologie (télévision par satellite et Internet). Cependant, une grande tendance pour eux est d’employer des caractéristiques qui appartiennent soit à leur variété dialectale native de grec moderne, soit à une forme vernaculaire de grec moderne commun, qui a été parlée dans la première moitié du 20e siècle, avant la standardisation de la langue. Le grec moderne commun avait reçu très peu d’influence de Katharevousa (la variété officielle archaïsante de la Grèce jusqu’en 1975) et était différencié d’une région à l’autre, où les variétés dialectales parlées y étaient de plus en plus assimilées.[8] Tous les Gréco-Canadiens nés après 1920 et n’ayant pas vécu dans un contexte purement mono dialectal avant de quitter la Grèce, ont amené avec eux ce grec commun vernaculaire au Canada et ont continué à l’utiliser après leur installation dans le nouveau pays. L’exploration du discours des immigrants a fourni des preuves que, malgré les pressions du grec moderne standard et du grec moderne commun, certaines variétés dialectales persistent, comme par exemple le crétois, le pontique et le lesbien (dialecte de Lesbos), et certains schémas dialectaux sont également répandus parmi les locuteurs de domaines qui suivent le formulaire standard. Par exemple, les immigrants d’Athènes utilisent parfois un augment syllabique non accentué de forme e- (par exemple emílisa) parallèlement à la forme standard où l’augment est absent (par exemple mílisa). Selon Ralli et al. (2019), l’extension de certains schémas dialectaux à d’autres groupes dialectaux vivant au Canada peut être due au fait que ces schémas peuvent être trouvés dans les dialectes grecs modernes considérés comme de plus prestigieux, comme par exemple dans ceux du Péloponnèse et des îles ioniennes, qui sont généralement vus comme la base du grec moderne standard. En conséquence, une Koiné gréco-canadienne a peut-être commencé à se développer, influencée par, mais essentiellement indépendante du grec moderne standard et du grec moderne commun.

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Une avancée innovante du projet ImmiGrec fut la création du musée virtuel homonyme. Quelle a été l’implication de la communauté grecque du Canada dans celui-ci, et comment jugez-vous sa réception jusqu’à ce jour ?

Le musée numérique d’ImmiGrec (https://virtual.immigrec.com) a été accueilli avec beaucoup d’enthousiasme par la communauté gréco-canadienne, bien qu’il n’y ait pas de chiffres disponibles sur le nombre exact de visiteurs. Il traite des immigrants grecs de première génération qui sont allés au Canada de 1945 à 1975 et présente divers aspects de leur vie (p. ex. raisons pour immigrer, départ, installation, langue, travail, famille, vie communautaire, éducation, etc.). Il est composé de neuf salles numériques, correspondant à neuf unités thématiques et un atrium contenant des informations socio-historiques sur la Grèce et le Canada de 1940 à 1970 et le processus d’immigration en général. Pour vous donner un exemple précis, la salle 7 est dédiée à la langue et le visiteur peut trouver des informations sur la façon dont l’anglais a influencé le grec, l’attitude des immigrants envers la langue, le rôle du grec dans les familles gréco-canadiennes, tout en mettant l’accent sur l’utilisation de divers traits dialectaux qui ont été préservés dans le discours des Gréco-canadiens. Pour le développement du musée, des technologies de pointe ont été utilisées pour créer un environnement numérique convivial, dans lequel l’utilisateur navigue facilement et accède à une variété d’expositions avec image, son et vidéo. Le matériel a été recueilli à partir d’entrevues avec des informateurs vivant dans diverses villes canadiennes, à partir de fichiers multimédias, de sources écrites et d’archives photographiques. Le musée a déjà été présenté à diverses conférences internationales, telles que la 2e Conférence panhellénique EUROMED sur la Numérisation du Patrimoine culturel (Volos: décembre 2017), et à la Conférence annuelle de l’«Associazione per l’Informatica Umanistica e la Cultura Digitale » (Bari: janvier 2018).

 

*Entretien accordé à Dimitris Gkintidis. Traduction de l’anglais par Nicole Stellos. 

 
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D.G.


[1] Ralli, A. (ed.), Language and immigration: the language of Greek immigrants in Canada, 161-172. Patras: Laboratory of Modern Greek Dialects.

[2] Chimbos, P. D. 1999. The Greeks in Canada. An historical and sociological perspective. In R. Clogg (ed.), The Greek Diaspora in the 20th century, 87-102. New York: St. Martin’s Press.

[3] Pour plus de détails, voir, entre autres, Ralli, A., P. Pappas & S. Tsolakidis 2019. Distribution of the unaccented augment in Canadian Greek. In Ralli, A. (ed.), Language and immigration: the language of Greek immigrants in Canada, 161-172. Patras: Laboratory of Modern Greek Dialects.

[4] Thomason, S. 2001, Language contact: an introduction. Edinburgh: Edinburgh University Press; Matras, Y. 2009. Language contact. Cambridge: Cambridge University Press.

[5] Ralli, A. & V. Makri 2019. Examining the integration of borrowed nouns in immigrant speech: the case of Canadian Greek. In ten Hacken P. & R. Panocová (eds.), Borrowing and word formation, 237-258. Edinburgh: Edinburgh University Press.

[6] Seaman, D. 1972. Modern Greek and American English in contact. The Hague: Mouton.

[7] James W. St. & G. Walker 1997. Race,” Rights and the Law in the Supreme Court of Canada. Toronto: The Osgoode Society for Canadian Legal History and Wilfrid Laurier University Press.

[8]  Voir, entre autres, Horrocks, G. 2010. Greek. Chichester: Wiley-Blackwell.

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