Protoporos, (Le Pionnier) le plus ancien journal grécophone à Bruxelles fête cette année ses 60 ans. A propos de cet anniversaire, GrèceHebdo* a parlé avec l’ éditeur responsable du journal Sakis Dimitrakopoulos sur l’ historique du journal mais aussi sur la présence des Grecs en Belgique. 

Dans quel contexte historique Protoporos voit le jour?

Le journal Protoporos est la première publication écrite en grec et destinée aux travailleurs grecs, qui depuis 1954 arrivent progressivement en Belgique.

Les deux grandes organisations  syndicales de l’époque en Belgique étaient la Confédération des Syndicats Chrétiens (CSC), appelée couramment « les  syndicats Chrétiens », qui  actuellement compte  environ 1.700.000 affiliés, et la Fédération Générale du Travail de Belgique (FGTB), appelée couramment « les syndicats socialistes », qui actuellement compte environ 1.200.000  affiliés.

Au départ, les syndicats s’opposaient à l’immigration « massive »… Partant du principe que, avec l’arrivée de dizaines, voire de centaines de milliers de travailleurs migrants, la pression sur le marché de l’emploi en Belgique serait défavorable  aux intérêts des travailleurs autochtones…

 

Position cohérente, d’un point de vue syndical.  Il est, néanmoins,  important de garder à l’esprit, que contrairement à la perception des mouvements chrétiens en Grèce, la « famille chrétienne » en Belgique,  est plutôt située  au centre de l’échiquier politique, avec la famille libérale à sa droite et la famille socialiste à sa gauche !  

De l’autre côté, la position du gouvernement et de la Fédération des charbonnages de Belgique (FEDECHAR) allait, tout à fait, dans le sens contraire…  Position également cohérente d’un  point de vue économique!  En effet, la reconstruction de l’Europe  après la deuxième Guerre Mondiale, nécessitait des quantités énormes  d’énergie et, n’oublions pas qu’à l’époque, la seule source d’énergie était, pratiquement, le charbon ! D’ailleurs, pour l’Etat et le gouvernement belge, « gagner la bataille du charbon » était l’objectif numéro un, un objectif  tellement important qui méritait à lui seul un ministère. D’où la création  du  Ministère de l’Energie, duquel le Premier Ministre de l’époque, M. Achille Van Acker, était le Ministre… 

En conséquence, dès les premières arrivées des migrants italiens, en 1946, la position des deux grandes organisations syndicales a été revue… Une décision également  cohérente et logique car, à partir du moment où l’immigration devenait une réalité, il était tout à fait  normal de veiller à intégrer les migrants qui arrivaient à l’intérieur des structures syndicales. 

Néanmoins, les deux organisations syndicales n’ont pas mis en place la même stratégie. Les Syndicats Socialistes avaient considéré qu’il n’était pas nécessaire de  mettre en place une « structure spécifique pour Migrants».  Ils se sont contentés de mettre en place, comme « intervention spécifique »,  un service de traduction et d’interprétation, au service des migrants qui en avaient besoin et qui, bien sur, étaient membres de leur organisation syndicale.

Les syndicats Chrétiens, par contre, n’ont pas eu la même approche. Ceux-ci, dès le départ, ont encouragé les migrants à s’inscrire comme membres et à s’organiser à l’intérieur de l’organisation syndicale et, si possible, créer un outil d’information qui pourrait être financé par l’organisation…

Ainsi, un nombre important de travailleurs grecs occupés dans les charbonnages belges ont commencé, dès 1956, à s’organiser à l’intérieur des  syndicats Chrétiens… En 1959, ils ont publié leur « Petit journal » qui, un an après, est appelé le Protoporos (Le Pionnier), publication qui, par ailleurs, fête cette année ses 60 ans !

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Au départ, la fonction principale du journal était d’informer en grec les travailleurs concernés de leurs droits, en tant que travailleurs et citoyens, mais aussi de leurs devoirs et obligations…

En 1960, les « groupements des Grecs », qui se mettaient progressivement en place dans les différents charbonnages de la Belgique, ont été officiellement reconnus  par l’organisation, comme la Section Grecque de la CSC, et, en conséquence, l’organisation syndicale a décidé d’engager un cadre professionnel de l’Organisation, afin de s’occuper prioritairement de la Section Grecque et veiller à son développement!

Yannis Yanneridis avait également en charge le journal Protoporos et il est resté dans cette fonction jusqu’ en 1980.

A partir de 1980, c’est moi qui suis devenu le Responsable de la Section Grecque de la CSC et du journal Protoporos. Ici, même si cela ne fait pas partie de mes habitudes,  je me trouve dans l’obligation de donner quelques éléments me concernant personnellement, car certains ont «influencé » mes engagements…

En 1965, mon père avait décidé de revenir travailler en Belgique, pour la deuxième fois, avec toute la famille… Un an plus tard, pour des raisons indépendantes de ma volonté, je me suis trouvé dans l’obligation de devoir subvenir seul à mes besoins… Par ailleurs, ayant atteint l’âge de 16 ans, par conséquent j’avais  le droit de pouvoir travailler légalement… De plus, considérant que j’avais  « le devoir moral » de prendre en charge toute ma famille, c.à.d. mes 4 frères et sœurs et ma mère, j’ai commencé, en 1966, à travailler à la FN (Fabrique Nationale d’Armes de Guerre) à Herstal – Liège, tout en poursuivant l’école…

Très vite, je me suis engagé dans l’action syndicale, de plus en plus activement.  Ainsi, à la fin de mes études d’Architecte de l’Intérieur à l’Académie des  Beaux Arts à Liège, j’ai entamé et terminé une Licence aux Facultés de Politique Economique et Sociale à l’Université Catholique de Louvain ! 

Charbonnage du Gosson n1 Cour intérieure Liege Source carhop.be
Charbonnage du Gosson n°1_Cour intérieure_Liege_Source_carhop.be

Quelles sont d’après vous les raisons de la continuité, sans interruption, de Protoporos jusqu’à aujourd’hui?

A mon avis, il y a plusieurs raisons pour cela, à commencer parl’existence d’un besoin, un « besoin qui a une continuité », même si le public et en conséquence le contenu du journal, évoluent continuellement… La deuxième est l’existence d’un responsable « attitré et convaincu ». Ceci empêche  les luttes internes de prise du pouvoir et les luttes d’influence idéologiques qui « fatiguent et usent»…  La troisième, implique qu’il faut disposer de  l’énergie nécessaire et un minimum de  moyens financiers, car « trop de moyens » provoquent des antagonismes internes et externes, qui souvent finissent par détruire des projets…  Le quatrième point, c’est la nécessite d’avoir  une infrastructure « permanente », qui aide à la réalisation de l’objectif…

Concernant le Protoporos, l’« infrastructure », jusque 2010 était assurée par la CSC, mais, déjà à partir des années 90, le Centre Hellénique et Interculturel de Bruxelles prenait progressivement une  part importante et, à partir de 2010, date à laquelle je pris ma pension à la CSC, c‘est le « Centre Hellénique » qui assure l’infrastructure nécessaire à la publication de Protoporos.

D’ailleurs, la création du « Centre hellénique»  était une « émanation »  des  militants syndicaux grecs de la CSC, qui constataient déjà au milieu des années 60 que l’action syndicale ne pouvait satisfaire l’ensemble des besoins que rencontraient les Grecs et leur famille, des besoins « nouveaux », tels que la culture, l’apprentissage de la langue, la lecture de livres grecs, etc. Dès lors, ils ont pris la décision de créer en 1967 « L’Ecole Ouvrière » et « La Bibliothèque Grecque », ceci avec le soutien et l’aide de la CSC de Bruxelles, qui avait mis des locaux à la disposition de la Section Grecque…

Par la suite et plus précisément en 1980, ces deux entités ont été intégrées au Centre Hellénique de Culture et de Formation, nouvellement créé ! L’an 2000 le  « Centre Hellénique» est devenu le Centre Hellénique et Interculturel de Bruxelles! Association dont  je suis avec d’autres militants le fondateur, et en plus, actuellement, le Président.

Pourriez-vous nous parler de l’évolution de la communauté Grecque, en Belgique ? (composition, mutations dans le temps)

Avant la guerre, la communauté Hellénique comptait, tout en plus, quelques centaines d’individus, principalement des commerçants à Bruxelles et des « ex marins » au port d’Anvers. 

Après la guerre et plus précisément à partir de 1954, débute le recrutement des premiers mineurs grecs, qui, répondant à la demande des charbonnages belges qui continuaient à manquer cruellement de la main d’œuvre, débarquèrent en Belgique… Paradoxalement, la FEDECHAR recrutait des travailleurs en Grèce, alors que l’Etat Belge n’avait pas conclu et signé une Convention approprié avec l’Etat Grec. Convention Bilatérale, qui finalement, à été signée  en 1957… 

La totalité des travailleurs grecs étaient des mineurs, repartis entre les mines des quatre Provinces « charbonnières » de la Belgique, c.à.d. Liège, Limbourg, Charleroi et Mons. N’oublions pas qu’à cette époque, plus de 150 mines (puits), étaient encore en activité dans ces quatre Bassins miniers, comme on les appelait!   

D’ailleurs, le contrat de chaque nouveau migrant, stipulait clairement qu’il devait, impérativement,  travailler comme mineur, minimum 5 années, avant de pouvoir travailler dans un autre secteur de l’économie.   

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Après ces « 5 années de travail obligatoire dans les mines», beaucoup de travailleurs grecs quittaient la mine et souvent s’orientaient vers  Bruxelles, car il y avait d’avantage d’opportunités pour trouver un emploi hors mines, soit dans les usines ou la construction, soit en s’installant comme indépendant, cafetier ou restaurateur, épicier ou taximen… Par ailleurs, après les années 1961-62, on a assisté à l’arrivée des nouveaux Grecs et d’autres migrants, qui s’installaient directement à Bruxelles, sans passer par les mines, car entre temps  le travail dans les mines diminuait, suite à la mise en route du Programme des Fermetures des mines les moins performantes… De surcroit, à cette époque, surgit la demande d’une  main d’œuvre étrangère pour satisfaire les besoins des usines et la construction.  

En 1979, après la signature du Traité d’adhésion de la Grèce au Marché Commun de l’époque, progressivement une nouvelle catégorie de Grecs arrive à Bruxelles, souvent appelés les « eurocrates », c.à.d. les fonctionnaires européens et tous ceux qui « tournent » autours des Institutions Européennes, lobbyistes, etc. Ceux-là ont souvent « développé » une vie sociale et culturelle propre.

Il y a aussi les étudiants qui viennent de Grèce, mais depuis l’adhésion de la Grèce à l’Union Européenne et le changement des conditions d’accès aux universités leur nombre a  diminué…  Par contre, les 9 dernières années, il y a de plus en plus de « Migrants de la crise en Grèce », médecins et autres, dont le nombre est estimé à plusieurs  centaines…

Cependant, concernant  le nombre des Grecs en Belgique, nous sommes obligés de se baser sur des estimations. Car selon les statistiques belges, le nombre  des grecs en Belgique est d’environ 18.000 personnes… Alors que selon les registres du consulat il y a eu plus de 40.000 inscriptions…  Ceci s’explique par le fait qu’en cas de double nationalité, c’est la nationalité Belge qui est comptabilisée et, de plus, la Belgique accorde facilement la nationalité belge. Par exemple, elle est accordée « automatiquement » et à la naissance, à tout enfant dont un des parents est né en Belgique. Par conséquent, beaucoup d’enfants ne sont même pas inscrits au consulat ou ils le feront plus tard, par exemple le jour qu’ils auront des problèmes d’héritage.    

Dès lors, nous pouvons considérer que les personnes qui sont « d’origine grecque » et vivent actuellement en Belgique sont d’environ quarante mille, dont la moitié se trouve à Bruxelles et l’autre moitié est repartie dans les quatre ex « provinces minières »… Ceci dit, toutes les personnes qui sont d’origine grecque, ne se sentent pas nécessairement Grecs… Par contre, il y a également  les Philhellènes, dont  beaucoup sont parfois « plus Grecs que les Grecs »… Par exemple, cette année, aux cours de  langue grecque pour débutants du Centre Hellénique, il y a eu plus de 100  nouvelles inscriptions…

Est-ce qu’il y a beaucoup de jeunes Grecs à la recherche du travail, au cours de ces dernières années, en Belgique? 

Donner des chiffres, c’est difficile. Par ci par là, nous rencontrons des grecs qui sont à la recherche d’un emploi. Ceux-ci sont, soit le compagnon de quelqu’un qui travaille dans les institutions ou ailleurs, soit quelqu’un qui a de la famille en Belgique et qui cherche un emploi, pour y rester…  Néanmoins, c’est assez difficile de trouver un emploi convenable, car quelqu’un qui n’est pas très qualifié et qui « vient de l’extérieur », généralement,  « n’est pas dans les conditions » pour  profiter de différents « incitants » pour  l’engagement des « chômeurs indemnisés » par la Belgique… 

Concernant les « migrants » très qualifiés, comme par exemple les médecins, ceux-ci, en arrivant, ils ont déjà pris des contacts et ils sont pratiquement engagés, avant leur arrivée en Belgique !

A quel point la crise grecque a touché les Belges? La Grèce reste encore à l’ordre du jour au sein du débat public?

Au début de la crise grecque, la population belge était diversement touchée et le débat public était souvent vif. D’une part, il y avait  des critiques sur les causes et la gestion de la crise et de l’autre côté, on assistait à une compassion animée par des élans de solidarité, vis-à-vis des plus nécessiteux de la population grecque…

Actuellement, la crise Grecque n’est plus vraiment à l’ordre du jour et  elle  ne préoccupe pas autant la population belge… Néanmoins, plusieurs initiatives de solidarité existent… Une d’elles, qui se déroule actuellement, c’est la campagne de solidarité de la Fondation CHU Saint Pierre à Bruxelles, l’objectif de la  campagne consistant à récolter des fonds pour acheter une ambulance, la transformer  en « unité médicale mobile » appelée «ARGO 1» et de l’offrir à une région montagneuse et difficile d’accès en Grèce…

Afin de pouvoir récolter des fonds, l’association « ARGO » campagne de solidarité médicale pour la Grèce, a organisé, le samedi 3 mars 2019,  avec l’aide de la Commune du Saint Gilles et la participation du trio « Daulute », un concert de musique traditionnelle crétoise ! 

*entretien accordé à Kostas Mavroidis

 

photo de couverture: photo des années ’50 de l’archive de A.Roumeliotis (source: agence de presse athénienne et macédonienne (ANA-MPA)