Les études ottomanes en Grèce depuis le milieu des années 80, et surtout depuis les années 90, ont connu un essor considérable. Plus particulièrement, les programmes d’histoire ottomane de Réthymnon en Crète sont considérés parmi les plus réussis, non seulement  au niveau national, mais au niveau international aussi.

GrèceHebdo.gr a interviewé* le professeur Antonis Anastasopoulos, entre autres, sur le passé ottoman de la Grèce par rapport à l’identité nationale du pays, et aussi sur  les sources originales disponibles  et les projets actuellement en cours à Réthymnon.  

Antonis Anastasopoulos est professeur adjoint d’histoire ottomane au département d’histoire et d’archéologie de l’université de Crète où, depuis 1999, il enseigne l’histoire et l’archéologie. Né à Athènes en 1969, il a étudié l’histoire et l’archéologie à l’Université d’Athènes et a complété ses études supérieures (M.Phil.) et son doctorat à la Faculté des Etudes orientales de l’Université de Cambridge.

Ses recherches et publications portent notamment sur les institutions de l’État ottoman, les provinces ottomanes et leurs relations avec l’État (principalement dans le XVIIIe siècle), ainsi que sur les tombeaux musulmans de la période ottomane.

En 2010, il a enseigné pour un cycle de quatre séminaires à l’École Pratique des Hautes Études à Paris et en 2016, il a enseigné l’histoire grecque et balkanique à l’Université Bogazici à Istanbul.

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Dans les études grecques modernes, et par extension dans la société grecque, le passé ottoman (« occupation turque ») est souvent traité comme quelque chose de différent voire étranger à l’histoire et à l’identité grecques. Comment cette perception a-t-elle été formée et comment se rapporte-t-elle à la manière dont l’identité nationale grecque est formée ?

Je considère que cette perception est le résultat des conditions dans lesquelles l’indépendance grecque a été réalisée et où l’État grec a été créé au XIXe siècle. L’Empire ottoman était le principal rival et concurrent de l’ambition de la Grèce d’étendre son territoire et l’identité nationale grecque était constituée ayant comme un élément essentiel l’anti-turquisme. Il est à noter dans ce contexte que l’héritage de cette rivalité aux XXe et XXIe siècles est un anachronisme historique: l’empire ottoman est traité de façon erronée comme un État national turc dans lequel il semble que seuls les Turcs et les Grecs coexistent et se font concurrence. Ainsi, l’empire ottoman s’éloigne de l’histoire nationale grecque en tant que forme politique par laquelle les “ennemis” Turcs opprimaient les Grecs pendant des siècles. La réalité historique est certainement beaucoup plus complexe et multidimensionnelle. Ce qui est très difficile, mais nécessaire, est de se pencher sur le passé sans préjudice et avec prudence et d’évaluer les phénomènes passés dans les dimensions historiques de leur époque.

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Vue d’une rue de Candie (Héraklion), dans la période ottomane (1887).

Les études ottomanes en Grèce depuis le milieu des années ’80, et surtout depuis les années ’90, connaissent un essor considérable. Qu’est-ce qui, à votre avis pousse l’historiographie grecque vers l’étude du passé ottoman ? Pourquoi cela n’est-il pas arrivé bien avant ?

Le tournant de l’historiographie grecque vers l’étude de l’Empire ottoman commence à partir de la prise de conscience que l’histoire grecque – de la période allant du 14e siècle jusqu’au début du 20e siècle – ne peut pas être bien comprise en dehors du cadre politique et institutionnel de référence dans lequel a vécu la plus grande partie de l’hellénisme, c’est-à-dire en ignorant le fonctionnement des institutions ottomanes.

De plus, au fil des ans, on a réalisé l’existence d’un énorme volume d’archives, de récits, d’épigraphies et d’autres sources ottomanes qui sont très utiles pour l’étude de l’histoire grecque. Ces sources couvrent de nombreux domaines de la recherche historique et même de nos jours restent insuffisamment exploitées par rapport à leur nombre.

Enfin, le passage de l’historiographie grecque à l’étude de l’Empire ottoman est lié aux développements politiques et savants qui ont lieu, lentement mais de façon constante, depuis les années 1970. C’est à partir de ce moment qu’une nouvelle génération d’historiens fait preuve d’une plus grande ouverture d’esprit envers l’histoire grecque et par extension le passé ottoman, alors que la société grecque est libérée, dans une certaine mesure, de forts préjugés du passé.

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Tombeaux ottomans  dans le Péloponnèse. Date de publication: 1808.

Parlez-nous des programmes de l’histoire ottomane aujourd’hui en Grèce. Quels sont les principaux champs d’étude ?

La plupart des universités grecques proposent aujourd’hui des cours d’histoire ottomane,  du premier, deuxième et du troisième cycle, dispensés par des historiens spécialisés. De plus, de jeunes chercheurs réalisent des thèses de doctorat dans de domaine de l’histoire ottomane, en faisant recours à des sources originales. Enfin, la bibliographie sur la période ottomane disponible en grec, ne cesse de s’enrichir. Ainsi, les étudiants dans la plupart des départements d’histoire des universités grecques peuvent étudier l’histoire ottomane de manière tout- à- fait satisfaisante.

Les domaines d’études des historiens grecs spécialisés dans la période ottomane (ottomanistes) sont variables. Souvent, ils sont liés géographiquement à l’histoire de la Grèce, mais leur approche historique s’inscrit dans le contexte des tendances internationales en matière de recherche. Sans que cette liste soit exhaustive, les ottomanistes grecs étudient principalement les villes et les institutions urbaines, l’économie rurale, le système fiscal, l’espace insulaire, le système judiciaire, les institutions ecclésiastiques (en particulier les monastères), la mise en œuvre des réformes de Tanzimat au 19ème siècle et leurs conséquences politiques et sociales, les monuments et les inscriptions, en particulier funéraires, de la période ottomane.

Cependant, comme je l’ai déjà mentionné, la gamme thématique complète est très répandue.  Pour ne citer que quelques exemples, les ottomanistes grecs publient des recherches sur des questions telles que les femmes, les groupes marginaux de villes et le surnaturel. Il convient également de noter que la présence des ottomanistes grecs dans les publications internationales de grands éditeurs est forte au cours des vingt dernières années et que la discipline des études ottomanes en Grèce est maintenant reconnue à l’échelle internationale.

Foto Antoni II
Page du règlement judiciaire ottoman. Βibliothèque municipale de Vikelaia, Héraklion.
 
Quelles sont les caractéristiques particulières de la Crète en tant que champ  d’étude de l’histoire ottomane ? Quelles sont les principales sources qu’un spécialiste en histoire ottomane peut à l’heure actuelle étudier sur le terrain ?

Contrairement au reste de la Grèce  où la partie écrasante s’est passée au territoire ottoman aux 14ème et 15ème siècles, la Crète fut conquise par les Ottomans au 17ème siècle, lorsque l’Empire était, déjà depuis longtemps une grande puissance en Méditerranée et sur le territoire eurasien. Une particularité de la Crète réside dans le fait qu’une partie signifiante de son population s’était convertie à l’Islam.

Ainsi, une grande communauté musulmane a été créée, qui, selon tous les témoignages et les preuves, a conservé la langue grecque. Les relations entre chrétiens et musulmans sur l’île, non seulement en termes politiques, sociaux et économiques, mais aussi en matière de culture, constituent aussi un sujet précieux de thèmes de la recherche historique. 

En outre, la Crète était au 17ème siècle, une province où on a introduit plusieurs réformes par rapport à la politique menée jusque-là par les Ottomans en termes de cadre juridique régissant les questions de propriété foncière et de la fiscalité.

Il fait l’objet d’un débat scientifique, comment peut-on interpréter ces changements: le produit d’un attachement conservateur aux principes de la loi sacrée islamique ou, au contraire, d’un esprit pratique d’adaptation aux nouvelles données économiques ? Ou est-ce le simple résultat des stratégies personnelles des pachas qui ont participé à la conquête de l’île ?

Une autre particularité réside dans le fait que la Crète était une grande île, loin du continent et de la capitale de l’Etat, ce qui saurait renforcer l’autonomie des élites locales, surtout des élites musulmanes. Enfin, au cours du 19ème siècle, la question crétoise, à savoir l’enjeu si la Crète allait rester ou non sous la domination ottomane, était un enjeu politique majeur qui préoccupait toutes les grandes puissances de l’Europe à cette époque-là.

En Crète, dans la Bibliothèque municipale de Vikelaia à Héraklion et à l’Archive historique de Crète à la Cannée, une grande sélection d’archives ottomanes est sauvegardée.

A Héraklion les archives du kadi (juge musulman) de la ville sont conservées, ainsi que les registres de la gestion financière des propriétés des mosquées et des autres fondations d’Héraklion et de sa périphérie.

En revanche, à la Cannée, il existe des registres et des documents de différentes types, concernant principalement le XIXe siècle. En Crète on trouve également de nombreux bâtiments publics et privés et des infrastructures de la période ottomane, plusieurs centaines de stèles funéraires islamiques, ainsi que d’autres preuves de la civilisation matérielle ottomane.

Vue de handaka 1776 1668
Vue de Candie ou Chandakas (Héraklion), en 1667-1668, pendant son siège par les Ottomans qui a duré du 1648 à 1669. 

L’historien allemand Michael Ursinus affirme que le cas de Réthymnon est l’un des cas d’études ottomanes les plus réussis au niveau international,  pouvant servir de guide aux départements correspondants des universités de l’Allemagne et du reste de l’Europe. Quelles sont, selon vous, les réussites et les faiblesses du programme d’histoire ottomane à Réthymnon ?

Crète et plus particulièrement Réthymnon, est le siège du Département d’Histoire et d’Archéologie de l’Université de Crète et de l’Institut d’Etudes méditerranéennes de la Fondation pour la Recherche et la Technologie. Ce sont les deux institutions qui mènent des recherches et offrent des cours d’histoire ottomane. Vassilis Demetriades et Elizabeth Zachariadou, professeurs émérites à l’Université de Crète et chercheurs honoraires de l’Institut d’Etudes méditerranéennes, sont à l’origine de l’instauration du programme d’études ottomanes en Crète. Ils sont arrivés à Réthymnon au milieu des années 1980, dans une nouvelle université, à un moment où l’histoire ottomane n’était pas enseignée en Grèce. Toutefois, ils ont réussi, dans une quinzaine d’années, à faire de Réthymnon un centre de recherche et d’enseignement de l’histoire ottomane d’une importance internationale.

Au total, nous sommes actuellement quatre historiens dans ces deux institutions : Antonis Anastasopoulos, Elias Kolovos du Département d’Histoire et d’Archéologie, Marinos Sariyannis, Yannis Spyropoulos de l’Institut d’Etudes méditerranéennes ; et une enseignante de la langue turque, Gülsün Aksoy-Aivali. Le programme de licence du Département d’Histoire et d’Archéologie prévoit des cours obligatoires d’histoire ottomane pour ses étudiants. Comme il est de tradition au Département que les enseignants changent de matière au cours de chaque semestre universitaire, les étudiants intéressés ont la possibilité d’assister à des cours d’histoire ottomane sur différents thèmes au cours de leurs quatre années d’études.

Foto Antoni III
La mosquée-tekke de derviches de Veli Pacha à Rethymnon.

Réthymnon gère également le seul programme d’études de master en histoire ottomane en Grèce, co-organisé par le département d’Histoire et d’Archéologie et l’Institut d’Etudes méditerranéennes. Le programme combine l’approfondissement et une spécialisation soignée dans le sujet de l’histoire ottomane. Il insiste sur l’approche critique du passé historique à travers les cours de l’histoire ottomane, tout en offrant à ses étudiants les cours nécessaires pour pouvoir étudier des sources écrites ottomanes et la littérature scientifique turque.

À partir de l’année universitaire 2018-2019, les cours (qui sont gratuits) sont dispensés en anglais et nous avons déjà accueilli nos premiers étudiants en provenance de Turquie. Enfin, plus de dix thèses de doctorat en histoire ottomane sont en cours de préparation à Réthymnon et certaines d’entre elles devraient être achevées très prochainement.

Les problèmes les plus importants que nous rencontrons dans l’organisation des programmes sont liés, comme dans toutes les universités grecques, à l’insuffisance des financements publics et aux nombreux obstacles posés par la bureaucratie.

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Turcs – crétois fumant leur fameux narghilé,  carte postale, début du XX e siècle.

Quels projets de recherche sur l’histoire ottomane sont actuellement en cours à Réthymnon et quels sont les liens avec les instituts de recherche et les universités étrangères? Comment se déroulent les discussions avec les balkanologues et les ottomanistes des autres pays ?

En ce moment, il y a, à Réthymnon, de divers projets de recherche subventionnés. Récemment, Marinos Sariyannis a réussi à obtenir une subvention du Conseil européen de la Recherche, un projet de recherche international majeur sur le thème : “Tradition surnaturelle ottomane: Explorer la magie, le merveilleux et l’étrange dans les mentalités ottomanes”. C’est un grand succès pour M. Sariyannis, car les subventions du Conseil européen de la Recherche sont accordées à un petit nombre de chercheurs, à la suite d’un processus concurrentiel particulièrement exigeant et compétitif.

D’autres programmes de recherche, actuellement en cours, portent principalement, mais non exclusivement, sur l’étude de la Crète ottomane: la forme résidentielle d’Héraklion après sa conquête,  comme elle est inscrite dans un registre ottoman, l’économie rurale de la Crète, la route du voyageur ottoman du 17ème siècle, Evliya Çelebi en Crète, la gestion des ressources en eau en Crète et la fiscalité et la propriété foncière dans la région d’Imathia près de Thessalonique au XVIIIe siècle. Notons que les trois premiers programmes associent l’étude du passé à l’exploitation de la technologie. Plus précisément, les deux premiers saisissent leurs données sur des cartes numériques en utilisant la technologie G.I.S., tandis que le troisième vise à développer une application culturelle numérique qui sera disponible pour les téléphones mobiles, les tablettes et les ordinateurs.

Enfin, une recherche à caractère continu, menée par des historiens de Réthymnon, en collaboration avec la municipalité d’Héraklion et avec la participation d’étudiants de master et de doctorants, est la publication de traductions résumées du contenu des archives du tribunal islamique de la ville conservées à la bibliothèque municipale de Vikelaia. Ce travail élargit et approfondit le travail d’un pionnier de l’étude des sources ottomanes de Crète Nikolaos Stavrinidis, le travail d’un pionnier de l’étude des sources ottomanes de Crète, Nikolaos Stavrinidis, qui essentiellement seul à partir des années 1950, dans des circonstances difficiles, a réussi à mettre en lumière la grande valeur de ces sources pour l’étude de l’histoire crétoise.

Comme tous les historiens et historiennes grecs spécialisés en histoire ottomane, nous aussi, les historiens en Crète, nous avons une présence scientifique internationale dynamique qui consiste à la participation à des associations et à des conférences internationales, ainsi qu’à des publications internationales.

Des activités telles que l’organisation d’un colloque international tous les trois ans à Réthymnon (le onzième sur les perceptions ottomanes du surnaturel, à organiser en 2021), le programme européen de mobilité des étudiants et des enseignants Erasmus et les programmes de recherche financés, nous permettent également de renforcer nos liens avec des collègues et des institutions d’autres pays. Dans ce contexte, nous entretenons plus particulièrement nos relations avec des collègues de Turquie et des­­ pays des Balkans, tels que la Bulgarie et la Serbie.

* Interview accordée à Magdalini Varoucha
 Traduction du grec: Nicole Stellos 
Collage Type cretois
Costumes turc -crétois.
 
M.V.