ENTRETIEN. Philippe Leclerc, représentant du Haut-Commissariat aux réfugiés en Grèce depuis décembre parle à GrèceHebdo*.
Quels sont les principales tâches et objectifs de la présence actuelle du Haut Commissariat (HR) des Nations Unies pour les réfugiés en Grèce?
La première chose que le HR continue à effectuer, c’est d’aider les autorités grecques à recevoir dignement ces 50.000 personnes qui sont actuellement sur le continent grec. Cela veut dire dans un premier temps qu’il faut offrir des conditions de réception dignes dans les camps, dans des sites et dans des appartements, pour des personnes qui demandent l’asile ou qui peuvent demander la relocalisation vers un autre Etat-membre de l’Union européenne. Depuis que la frontière est soudainement fermée, il est très important d’aider les autorités grecques à mettre en place ces structures dans l’urgence. Il y a de nouveaux camps qui se préparent partout en Grèce pour recevoir principalement des Syriens et des Irakiens qui vont obtenir la relocalisation et qui vont rester en Grèce pendant 2-3 mois avant de partir, si les Etats-membres continuent d’honorer leurs engagements. On espère organiser d’autres camps avec des autorités grecques très bientôt pour que ces gens soient bien logés et puissent être transférés d’Idoméni et du Pirée mais aussi d’autres villes.
Force est de constater qu’un certain nombre de personnes qui sont sur le continent grec ne vont pas bénéficier de la relocalisation, notamment les Afghans (qui représentent l’un tiers des personnes qui sont arrivées en Grèce depuis l’an dernier). Mais les Afghans, s’ils demandent l’asile, devraient également bénéficier du statut des réfugiés ou de la protection en Grèce. Il est important qu’ils puissent bénéficier – pendant la période de la procédure d’asile- d’accès à des appartements. C’est aussi le rôle du HR de mettre en œuvre un programme financé par la Commission européenne (80 millions d’euro) visant à fournir aux demandeurs d’asile 20 000 places d’accueil en Grèce, dans des appartements mais aussi dans les camps de relocalisation. Aujourd’hui, on a 3.000 personnes qui sont logées dans différents appartements et hôtels (puisque les appartements n’étaient pas tout de suite disponibles avec des meubles etc. pour recevoir ces personnes dans la manière la plus ordinaire possible). Ce programme va privilégier les personnes qui a priori vont rester en Grèce puisqu’elles n’ont pas droit à la relocalisation. Donc, cela permet déjà une intégration de ces personnes: ils pourront apprendre la langue grecque et se familiariser avec des coutumes pour que ces personnes puissent continuer leur vie en Grèce et contribuer à la vie de la société plus tard.
Qu’est-ce qui a changé depuis l’entrée en vigueur de l’accord UE-Turquie?
Depuis que l’accord UE-Turquie a été mis en œuvre (il prend effet à partir du 20 mars), toute personne qui arrive sur les côtes grecques en provenance de la Turquie, le principe est que cette personne devrait être retournée, renvoyée vers la Turquie. Mais en même temps, cet accord prévoit que toute personne qui demande de l’asile elle a par la suite droit à l’examen individuel de sa demande, en sorte qu’elle puisse faire l’objet d’un recours s’il y a une première décision négative. Le HR attend de voir la nouvelle législation de la Grèce [Note : la loi a été adoptée par le Parlement grec vendredi le 1er avril.]
Les dispositions convenues dans le cadre de l’accord entre l’UE et la Turquie ont stimulé des inquiétudes en ce qui concerne le respect du droit international d’asile. Vous partagez ces inquiétudes? Comment jugez-vous cet accord?
La difficulté que nous avons avec cet accord est qu’il a été mis en place de manière très précipitée puisqu’il a été entériné le 18 mars et qu’il devait avoir des conséquences à partir du 20 mars. Du côté turc et du côté grec, nous avons un certain nombre de réserves quant à la mise en œuvre de cet accord. Du côté grec, la difficulté c’est qu’à partir du 20 mars, ce qu’on appelle les «hotspots» (centres d’enregistrement) sont devenus fermés d’un jour à l’ autre, sans que les procédures soient clairement mises en place, sans que l’on sache qui était l’autorité compétente. Donc il y a eu une période de «flou juridique» qui ne permettait plus au HR de fonctionner de la même manière dans les «hotspots», comme il l’avait fait jusqu’à présent. Donc le 20 mars, nous avons suspendu quelques de nos activités précédentes, dans l’attente d’une clarification de la part des autorités sur la procédure applicable aux personnes qui étaient dans un centre qui désormais constituait un centre clos.
Une difficulté supplémentaire regarde le principe de cet accord selon lequel toute personne devait être renvoyée vers la Turquie sauf si elle demande de l’asile. Les Syriens qui arrivent en Grèce, pour la majorité d’entre eux, sont des personnes qui n’ont fait que transiter par la Turquie, ils n’étaient pas enregistrées, et donc ils n’étaient pas bénéficiaires de la protection temporaire qui est mise en œuvre en Turquie. Il faut donc s’assurer que les personnes qui seront renvoyées vers la Turquie (notamment les Syriens) aient effectivement accès à une protection avec toutes les garanties que cela comporte.
Une troisième difficulté concerne les personnes qui ne sont pas de nationalité syrienne (comme notamment les Irakiens et les Afghans): la procédure d’asile en Turquie n’a pas toutes les garanties procédurales nécessaires pour être certain que la protection sera accordée à eux. Les procédures qui sont mises en place sont récentes et le taux de protection, par exemple des Afghans, est notamment inférieure à la moyenne de la protection qui est accordée au sein de l’UE (Turquie: moins de 10%, UE: 75%) alors que les populations sont vraisemblablement similaires. Dans ce contexte, à la fois la Commission européenne, le HR et les membres de l’UE sont en train de demander à la Turquie des garanties suffisantes pour des personnes d’autres nationalités, notamment pour les Afghans et les Irakiens. Pour les Syriens, la Turquie a fait preuve d’une très grande hospitalité, il y a un régime légal qui les protège: pour ceux qui sont enregistrés, il y a des garanties pour obtenir un permis de travail etc. Et par conséquent on juge que le processus est protecteur pour les réfugiés Syriens.
Êtes-vous optimiste en ce qui concerne les résultats de cette démarche?
Notre rôle et notre mandat est de protéger des personnes qui ont en train de fuir la persécution et la guerre. Nous ne pouvons ni être pessimistes ni optimistes. Nous devons être réalistes et regarder exactement quelles sont les garanties qui sont offertes pour ces personnes à leur retour, mais également des garanties qui sont offertes en Grèce, aux îles, dans la manière dont elles sont traitées dans les « hotspots », dans leur accès à la procédure d’asile, dans la manière dont la loi sera appliquée. Nous avons appris pendant plus de 60 années d’expérience que ce n’est pas une question d’optimisme ou pessimisme, c’est une question de s’assurer que les garanties suffisantes existent [pour la protection de ces personnes] dans les pays dans lesquels nous intervenons.
Attentats terroristes à Paris et à Bruxelles (partout dans le monde d’ailleurs): peut-on envisager une politique européenne de gestion de réfugiés indépendamment de la violence des fanatiques? Vous voyez le danger des amalgames?
D’abord, ce qu’il faut dire ce que les réfugiés sont eux mêmes les premières victimes des terroristes puisqu’ils ont fuit des territoires en Syrie où les attentats ont lieu très fréquemment. Deuxièmement, le droit de réfugiés prévoit les clauses d’exclusion du statut de protection pour des personnes qui seraient soupçonnées d’avoir commis des crimes. Mais bien sûr, dans l’imaginaire des gens, il y a des personnes soupçonnées du terrorisme liées aux flux migratoires – on sait d’ailleurs que plusieurs personnes qui sont soupçonnées d’avoir commis des attentats seraient passées par la Grèce comme ils auraient pu passer par les aéroports d’autres pays européens. Mais on n’arrête pas tous les avions, toute la circulation entre les pays parce qu’il y a une menace terroriste. Renforcement de contrôles, -cela c’est important à faire. Mais malheureusement un certain nombre de politiciens peuvent parfois exploiter la peur des opinions publiques pour faire des amalgames entre des réfugiés et des terroristes. Encore une fois, les gens s’ils quittent leur pays, ce n’est pas pour le plaisir de le quitter. Moi, j’ai beaucoup travaillé en Syrie, je sais combien les Syriens sont attachés profondément à leur pays. La première chose qu’ils veulent faire, c’est pouvoir rentrer chez eux dans des conditions de sûreté et de dignité. Et malheureusement, la situation ne le permet pas aujourd’hui, dans la mesure où celle-ci la situation n’est encore stabilisée, ni sur le plan politique, ni sur le plan de reconstruction des villes complètement détruites (comme Alep par exemple).
Cela veut dire que l’UE et la communauté internationale doivent être prêtes à recevoir des réfugiés pour une longue période?
Je crois qu’il faut être très réalistes par rapport à cela et il ne faut pas dire que la solution est immédiate pour demain. Ça va prendre du temps. L’essentiel des pays qui reçoivent des réfugiés syriens sont les pays voisins et pas les pays d’Europe. La dimension de la crise syrienne avec presque 5 millions de réfugiés et 9 millions de personnes déplacées à l’intérieur de la Syrie, exige de l’ensemble de la communauté internationale non seulement de contribuer financièrement mais aussi de recevoir chez eux des personnes à travers des avenues légales. Là, on espère être optimistes en sorte que la responsabilité, la solidarité feront que ces Etats s’engageront. C’est dans l’intérêt de l’ensemble de ces Etats qu’on puisse répondre à cette situation exceptionnelle.
En parlant de la solidarité, comment jugez- vous l’attitude des citoyens grecs envers les flux des réfugiés sur la base de votre expérience partout en Grèce?
Moi, je trouve que c’est assez incroyable de continuer de voir un grand élan de solidarité dans la majorité des situations ou les réfugiés arrivent que ce soit sur les îles où sur le continent, même si la Grèce est un pays touché de manière très forte par la crise financière où les montants des retraites continuent à baisser et plus de 20% de la population n’a pas d’emploi. Même au Pirée ou à Idoméni on assiste à des témoignages extraordinaires des personnes qui continuent à recevoir chez eux des réfugiés, qui les aident à faire leurs démarches vers les autorités. Et peut-être qu’il faut davantage encore organiser cette solidarité, pour que les personnes puissent continuer à aider. On voit très peu d’actions négatives aussi, mais vraiment dans l’ensemble, on voit des manifestations de solidarité et c’est pour cela qu’il faut très rapidement, avec le gouvernement, avec les municipalités, organiser et mettre en évidence cette solidarité pour mieux recevoir et aider les personnes qui vivent en Grèce.
Le gouvernement grec a lancé une campagne de communication pour informer les personnes dans leur langue et les convaincre de quitter les camps non désignés, comme Pirée et Idoméni. Comment peut-on, selon vous, convaincre les gens qui vont quitter la Grèce et l’espèrent toujours de s’installer à d’autres camps?
Le plus important est que maintenant la frontière est fermée et elle ne va pas ouvrir rapidement, je pense. Donc, il faut vraiment informer des personnes sur des possibilités qu’elles ont. Aujourd’hui, ce qu’il est le plus important c’est accorder la protection aux personnes qui sont des réfugiés. Il faut les informer des alternatives dont ces gens disposent. Il ne faut pas seulement dire «il faut quitter Idoméni / le Pirée», mais il convient très rapidement de les informer sur les possibilités claires de relocalisation qu’ils ont, mais aussi sur le fait qu’ils ne pourront pas forcement choisir les pays de l’UE dans lesquels ils iront. Donc, il y a à la fois l’information sur les solutions, mais aussi sur les conditions de réception dans d’autres camps qui sont organisés rapidement.
Une grande partie d’entre eux n’auront pas la possibilité de relocalisation, notamment les Afghans. Pour le moment, la seule perspective pour les Afghans c’est de demander l’asile en Grèce et pouvoir y séjourner. Le HR, compte tenu de la situation en Grèce et de la situation des Afghans (presque 15.000 personnes) est aussi en train d’explorer les possibilités de solidarité avec d’autres pays qui pourraient accepter une partie de ces Afghans y compris des pays en dehors de l’Europe (les États Unis, le Canada etc).
Le racisme ne cesse de gagner du terrain dans un bon nombre de pays. Qu’est que vous voyez comme réponse à la rhétorique de la haine?
Le HR a été très actif en Grèce depuis 10 ans, il y avait une « campagne antiracisme » qu’on a développée avec la Commission Nationale des Droits de l’Homme ici. C’est qui est très important, c’est mieux connaître l’autre, à travers des programmes d’éducation etc. afin de diminuer le sentiment de peur qui est souvent exploité par l’extrême droite. On peut favoriser les échanges, la communication entre les différentes communautés. Aussi, l’application des « codes de conduite » au sein de la presse est essentielle dans cet effort.
Mais pourquoi on continue de voir ce phénomène de l’extrémisme même dans les pays qui ont pris toutes ces mesures?
Je crois qu’il n’y a aucune culture qui est complètement immunisée contre des réactions de ce type. Il s’agit d’un effort de tous les instants qui doit être renouvelé. Il y a aussi beaucoup d’erreurs qui ont été faites dans la manière d’intégrer les communautés dans plusieurs pays, parfois il y a eu des phénomènes de ghettoïsation, une discrimination dans l’accès au travail etc. Lorsque la situation devient difficile sur le plan économique, on cherche vite le bouc émissaire qui peut être les étrangers, les différentes religions. Aucun Etat n’est vraiment à l’abri. Mais encore une fois, certains politiques exploitent ce climat de peur. Une meilleure intégration et l’éducation sont essentielles. En même temps, il faut aussi travailler avec les communautés étrangères, lesquelles de leur part devraient respecter les valeurs de la communauté d’accueil.
*Entretien accordé à Magdalini Varoucha (31.3.2016).
[Photos: UNCHR]