Une capitale vivante en pleine crise économique et migratoire, une mégalopole de contrastes, un centre culturel en constante transformation, Athènes reste une ville attachante qui arrive à figurer aujourd’hui  parmi les villes les plus séduisantes de l’Europe et non seulement en raison de son patrimoine exceptionnel. Quelques jours après la fin de la version grecque de Documenta 14 – « Apprendre d’Athènes » (8.4-16.7.2017) Grèce Hebdo* et Greek News Agenda ont interviewé le sociologue Nikos Souliotis, chargé de recherches au Centre National de la Recherche en Sciences Sociales -EKKE.

Nikos Souliotis nous parle de l’identité culturelle de la capitale grecque aujourd’hui, de ses nouveaux musées et infrastructures publiques et privées, mais aussi de l’évolution historique du centre ville, des cultures et des loisirs athéniens (théâtres, cinémas, cafés, vie nocturne etc.), et de l’impact des grands évènements culturels, tels que Documenta 14, sur l’ Athènes de la crise.

“Hope Dies Last”, Graffiti de WD, Athènes, Psiri, 2015.

Quelles sont les caractéristiques principales qui marquent la vie culturelle d’Athènes aujourd’hui ?

La crise a frappé une bonne partie d’industries culturelles de la ville et du pays et a réduit le financement public de la culture. D’autre part, les modes de vie et les dynamiques urbaines qui y sont associées, comme la transformation du centre-ville d’Athènes à travers le divertissement et la culture, n’ont pas beaucoup changé par rapport à ce qui se passait lors des dix-quinze ans avant la crise. Athènes continue aussi à être très liée à la culture globalisée, sans toutefois être à son avant-garde. Un nouvel élément dans la vie athénienne est la multiplication des initiatives artistiques venues d’en bas, initiatives qui sont promues par des jeunes créateurs bien éduqués avec un regard cosmopolite. Ces initiatives ont souvent une orientation sociopolitique, ce qui était moins le cas avant la crise. Leur apparition va de peur avec des initiatives de solidarité sociale. Quoi qu’il en soit, ces initiatives représentent des efforts d’auto-organisation suite à l’affaiblissement des structures publiques. Un autre élément marquant la vie culturelle d’Athènes aujourd’hui est le renforcement du rôle des fondations culturelles privées, soit à travers le financement d’activités culturelles, parfois celles des initiatives de jeunes créateurs, soit à travers l’établissement de nouvelles infrastructures d’envergure métropolitaine. Enfin, Athènes a l’âpre privilège d’attirer l’attention internationale du fait de la crise. En témoigne de façon caractéristique l’organisation de Documenta 14 à Athènes.

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Le complexe de l’Opéra et de la Bibliothèque Nationale et le Centre Culturel Onassis.

Dans les années ’60 Athènes constituait en ensemble de déplacements familiaux depuis la province grecque. Et maintenant qu’est ce que la capitale grecque représente ? Pourriez-nous décrire l’évolution des loisirs par rapport à l’évolution du lien social au sein de la ville ?

Lors des premières décennies de l’après deuxième guerre mondiale, la population d’Athènes a été triplée comme résultat de l’exode rural. Cette transformation démographique était aussi à l’origine d’une transformation culturelle. Les nouvelles populations qui s’installaient dans la capitale adoptaient progressivement les modes de vie urbains, qui étaient eux-mêmes en changement sous l’influence de la croissance économique et du développement de la consommation. Toutefois, il y avait à l’époque des éléments qui s’opposaient à la formation de cultures urbaines communes à savoir  les divisions des classes sociales, les liens culturels et sociaux des nouveaux citadins avec les lieux de provenance dans la province et le nombre relativement limité d’infrastructures culturelles à Athènes.

Les choses ont beaucoup changé depuis la fin des années ’70. L’exode rural s’est éteint et de nouvelles générations nées à Athènes ont fait leur apparition. Ces générations ont développé un intérêt identitaire sur Athènes, sur le centre-ville, sur l’histoire de la ville – ou au moins sur des images idéalisées du passé athénien – et sur la relation d’Athènes avec d’autres métropoles du monde occidental. Cet intérêt a joué un rôle fondamental dans le « retour » des classes moyennes dans le centre-ville depuis le début des années ’90. Car la transformation culturelle du centre-ville a exprimé ces deux tendances : redécouverte du passé athénien et association des cultures athéniennes avec les tendances des métropoles européennes et américaines. En lisant la presse et les magazines des années ’90, cela devient clair : la ville d’Athènes est de plus en plus parallélisée en termes de culture, de modes de vie, de divertissement etc. avec les métropoles étrangères, un schéma de perception qui continue à être valable jusqu’ à aujourd’hui.

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Athènes, Monastiraki, 1954. Photo: Robert McCabe

En même temps, depuis les années ’80, le secteur public ainsi que le secteur privé n’ont cessé d’ajouter à la ville d’infrastructures culturelles métropolitaines, dont les trois derniers cas sont le nouveau Musée National d’Art Contemporain, le Centre Culturel Onassis et le complexe de l’Opéra et de la Bibliothèque Nationale. Ces infrastructures jouent un rôle fondamental dans la formation et reformation des cultures athéniennes. Elles constituent des lieux communs qui « éduquent » le public et forment de consciences communes. De plus,elles permettent de mieux intégrer Athènes dans les flux culturels internationaux car elles ont la possibilité d’accueillir des événements exigeants. En même temps, toutefois, elles augmentent la centralisation dans la production et consommation culturelle et créent une espèce de contrôle sur les opportunités artistiques qui n’existaient pas auparavant. La relation entre le secteur public et le secteur privé est fondamentale dans ce domaine. En fait à Athènes et en Grèce en général, il existe dans la culture un ordre institutionnel particulier: depuis longtemps l’Etat monopolise les antiquités, comme un secteur important pour l’identité nationale, et les agents privés, membres des élites intéressées à la culture, ont investi symboliquement et matériellement dans d’autres domaines culturels (vulgarisation de la science, art modern, art contemporain). Ce fait est historiquement lié à la diaspora depuis le 19ème siècle mais c’est aussi quelque chose qui persiste, en termes plus ou moins différents, même aujourd’hui. En fait, c’est impossible de comprendre la vie culturelle d’Athènes d’un point de vue institutionnel sans prendre en considération cette division de travail entre l’Etat et les agents privés. Certes, il n’y a pas de frontières imperméables ; toutefois, il y une tradition forte qui explique pourquoi, par exemple, l’Etat a tellement retardé de créer un Musée d’Art Moderne et un Musée d’Art Contemporain et pourquoi on assiste aujourd’hui à la création de nouvelles infrastructures culturelles privées comme le Centre Culturelle Onassis.

Une autre évolution qui devrait être mentionnée est l’atténuation relative des divisions de classe dans la culture. Nous avons récemment accompli à EKKE, sous la direction scientifique de Dimitris Emmanuel, une recherche basée sur 2500 questionnaires concernant la consommation culturelle à Athènes. Cette recherche a montré que si les couches supérieures ont toujours plus de probabilités de consommer des biens de ladite « haute culture » (musique classique, jazz, théâtre et danse expérimentaux, cinéma d’auteur…), ce que nous appelons culture « pop » (musique pop internationale et grecque, cinéma et théâtre commerciaux…) est adressée à toutes les classes sociales, à l’exception partielle des couches les plus défavorisées. Une raison pour cela est que la structure sociale de la ville a changé, après des décennies de mobilité sociale et la classe ouvrière a été réduite. En même temps, il semble qu’il y a dans la ville des lieux culturels qui fonctionnent comme « melting pots » et qui sont partagés par différentes classes sociales.   

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Le quartier du Psiri. Source photo: where2go.gr

La fuite vers les banlieues a commencé dans les années ’70 sans pour autant jamais s’ arrêter alors qu’un bon nombre d’activités de culture et des loisirs est visible en plein centre de la ville qui demeure pour le reste sous-développé. Est-ce que la tendance de la gentrification est également visible à Athènes ?

Depuis la fin des années ’70 le côté ouest du centre-ville a perdu une partie de sa population comme résultat du mouvement des classes moyennes vers la banlieue. Parfois on accorde une importance exagérée à cette tendance quand on veut expliquer le déclin de ce côté de la ville, car il y a des quartiers, comme celui de Psiri, qui n’avaient jamais de caractère résidentiel. En tout cas, c’est vrai que dans les années ’80 et au début des années ’90 plusieurs quartiers du centre-ville étaient assez dégradés et abandonnés. Depuis le début des années ’90 ces quartiers, l’un après l’autre, ont connu une nouvelle vie. Ils ont attiré un nombre d’espaces institutionnels culturels publics et privés, des dizaines de théâtres et de galeries et des centaines de bars et de restaurants. Tout cela était le résultat d’une conjoncture qui relie plusieurs conditions: l’Etat et la municipalité avaient annoncé ou promu des plans de réhabilitation urbaine; les petits entrepreneurs de divertissement ont essayé, dans une logique spéculative, d’anticiper les effets bénéficiaires de ces plans; les artistes, de plus en plus nombreux comme résultat de l’élargissement de l’éducation artistique, ont cherché dans les quartiers dégradés du centre-ville, des lieux bon marché pour montrer leur travail ; les nouvelles générations d’Athéniens étaient de plus en plus intéressées dans le centre-ville, ce qui a créé une demande importante; et les élites ont trouvé dans le centre historique et dans la rue Piréos des nouveaux espaces pour créer des établissements culturels monumentaux.

Tout cela a sans doute changé et change encore le centre-ville d’Athènes, donnant à la ville une vie culturelle et nocturne presque en constante transformation depuis 2-3 décennies. Mais peut-on dire que cela est un processus de gentrification ? Avec ce terme, on entend sur le niveau international un processus de transformation d’une partie de la ville souvent via la création des établissements d’activités culturelles et de divertissement qui est suivie par l’arrivée de nouveaux résidents. Ces dernières viennent de classes moyennes et leur présence provoque une augmentation des loyers et des valeurs d’immobilier qui, à son tour, entraîne le départ des anciens habitants qui sont les plus pauvres. Les chercheurs qui étudient le marché du logement et les mouvements démographiques dans les quartiers dégradés du centre-ville, comme Thomas Maloutas et autres, n’ont pas trouvé une installation massive de nouveaux résidents de classes moyennes. Dans ce sens, il n’y a pas de processus de gentrification, au sens strict du terme. Il y a un processus de réinvestissement économique et de réintégration des quartiers dans les mobilités urbaines, mais typiquement la gentrification décrit quelque chose d’autre que l’on ne trouve pas, au moins non pas dans une grande mesure, dans le centre-ville d’Athènes. 

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Psiri, graffiti de Alexandros Vasmoulakis.

Quelles sont les mutations enregistrées pour ce qui est de l’évolution des loisirs (bars, cafés, vie nocturne) et des activités culturelles (théâtres, galléries, centres culturels) au centre de la ville ? Quel rapport avec des phénomènes tel que le flux migratoire et de refugies et la crise économique ?

La crise économique a affecté inégalement les activités culturelles ainsi que celles du divertissement. Comme le montre une étude statistique récente effectuée par une équipe scientifique de l’université Panteion (V. Avdikos, M. Michailidou, G. Klimis, A. Mimis) des secteurs comme les éditions et la télévision ont été sévèrement frappés. Au contraire, le divertissement, les bars et les restaurants, comme il est par ailleurs visible dans le centre-ville d’Athènes, persistent plus. Il y a trois raisons pour cela : la première est qu’Athènes attire de plus un plus des touristes comme résultat du réaménagement de son centre historique, de son offre culturelle qui ne cesse d’augmenter et des turbulences géopolitiques qui ont frappé le tourisme dans les pays voisins. Une deuxième raison est que, comme les études statistiques en Grèce le montrent, au moment de la crise les consommateurs choisissent à réduire leurs dépenses dans des domaines comme par exemple l’achat du vêtement et moins dans le domaine du loisir. Cela prouve l’importance psychologique du divertissement ainsi que son importance quant au maintien des liens sociaux. Enfin, le divertissement offre d’opportunités entrepreneuriales à des gens qui cherchent des débouchés lors de la crise. Pour donner un exemple, ouvrir un bar ou un café cela nécessite moins de savoir spécialisé par rapport àd’autres activités et seul le recours à des ressources personnelles (travail personnel, réseaux personnels…) suffit pour effectuer cette démarche. 

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Bar dans le centre-ville.

Comment une exposition d’envergure internationale comme Documenta 14 peut influencer l’identité d’une ville comme Athènes ?

Documenta est un événement d’une échelle importante qui embrasse la majorité des lieux culturels importants de la ville, attire des visiteurs internationaux et donne de la visibilité à Athènes. Toutefois je ne pense pas qu’un événement, aussi important soit-il, puisse changer l’identité culturelle d’une ville. Celle-ci dépend de conditions plus structurelles comme l’existence des scènes artistiques locales dont les produits peuvent être exportés à l’étranger, l’existence d’un public plus ou moins élargi, éduqué et intéressé à la culture, le financement publique et privée des activités culturelles et l’existence d’infrastructures culturelles. Un événement comme Documenta 14 peut jouer un rôle de catalyseur lorsque certaines de conditions plus structurelles sont réunies, mais pas plus que cela.

En général on devrait apprécier avec un certain réalisme l’impact culturel de Documenta 14 sur Athènes. Cet impact peut être symbolique et organisationnel. Du point de vue organisationnel, Documenta crée un précédent, dans le sens qu’il montre au monde artistique international qu’Athènes dispose de l’infrastructure pour loger un tel événement. Cela est significatif mais on ne devrait pas le surestimer. Du point de vue symbolique j’ai peur que l’impact est plus limité. Documenta est venu à Athènes sous le slogan « apprendre par Athènes ». Cet intérêt d’ « apprendre » par Athènes est lié à la crise qui rend la capitale grecque un espace presque exotique ou expérimental en termes sociopolitiques. En fait, l’intérêt Documenta sur l’Athènes de la crise fait partie d’un intérêt international plus général de journalistes, de chercheurs et d’activistes qui visitent Athènes, écrivent sur elle etc. Donc, de ce point de vue, il n’y a rien d’original dans l’intérêt Documenta sur l’Athènes de la crise. Ce que l’on doit commenter est la manière dont Documenta intègre l’Athènes de la crise dans ses stratégies symboliques. Le choix d’Athènes comme second site d’organisation de Documenta 14 vise, selon les organisateurs, à faire usage de la « tension entre Athènes et Kassel » pour créer « un espace critique pour la conception d’un projet collaboratif, artistique et activiste au-delà de l’Etat nation et des entreprises ». Pour Documenta elle-même cela est important parce qu’elle renouvelle son identité artistico-culturelle par référence à la résistance contre le néolibéralisme, comme Documenta 11 avait inclu des villes non-européennes dans son programme dans une perspective postcoloniale. De plus, le choix d’Athènes procure un cadre de création artistique comme Documenta promeut l’art site spécifique.

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Documenta 14, Musée Benaki, rue Pireos, juin 2017. Photo: Magdalini Varoucha

Mon point de vue est que Documenta fait usage de l’Athènes de la crise dans des stratégies artistiques et identitaires qui s’adressent au monde artistique international et non pas à la société locale. Les interventions de Documenta dans la vie sociale locale sont insignifiantes du point de vue des habitants (on peut voir par exemple le petit restaurant de Documenta qui offre de repas gratuits sur la place Kotzia, dans une ville où des organisations diverses offrent des milliers de repas gratuits depuis le début de la crise). En plus, même si plusieurs œuvres de Documenta ont un contenu sociopolitique, celles-ci utilisent, comme une bonne part de l’art contemporain en général, un langage artistique inaccessible pour le grand public. En fait, je pense que s’il y a un impact symbolique de Documenta 14 sur Athènes, cela concerne plutôt les jeunes artistes grecs. Notamment lors de la crise, ceux-ci ont moins la possibilité de voyager et de ce point de vue Documenta leur offre l’ occasion d’assister à un événement d’art contemporain majeur et de connaître les tendances internationales. En résulte une plus grande confiance à leur propre identité en tant qu’ artistes.  

* Entretien accordé à Magdalini Varoucha (GreceHebdo) et Ioulia Livaditi (GreekNewsAgenda)

thumb IMG 8459 1024Documenta 14, Musée Benaki, rue Pireos, juin 2017. Photo: Magdalini Varoucha
 

M.V.