Né à Lamia en 1937, Kostas Georgousopoulos est une figure emblématique du théâtre grec. Critique de théâtre, écrivain, traducteur et parolier, Georgousopoulos reçoit en 2008 le Grand Prix littéraire de l’État pour l’ensemble de son travail.
Dans un entretien* avec Grèce Hebdo Greek News Agenda et Griechenland Aktuell, Kostas Georgousopoulos nous emmène dans un voyage sur l’histoire du théâtre grec contemporain, soulignant qu’il a fallu beaucoup de temps pour que les grecs modernes reconnaissent la tragédie comme leur propre création et trouver des moyens pour la représenter sur scène. Georgousopoulos insiste aussi sur l’existence de dramaturges grecs contemporains importants et exprime sa déception du fait que le théâtre néohellénique n’a pas obtenu la visibilité et la reconnaissance qu’il mérite.
Pouvons-nous passer en revue une brève histoire du théâtre grec moderne depuis la création de l’État grec ?
Vous avez raison, depuis l’établissement de l’État grec, il y a eu une histoire officielle du théâtre, mais le drame grec précède cela. Tout d’abord, il y a ce géant du théâtre grec, Spyros Evangelatos, qui a mis au jour des pièces des XIVe et XVe siècles. Le théâtre grec remonte donc à loin, mais nous devions évidemment le redécouvrir dès le début, après la création de l’État grec, parce que les dirigeants ottomans avaient mis fin au théâtre. Mais ce n’étaient pas les Ottomans seuls; nous devons également dire quelques vérités sur la religion orthodoxe, qui était sous l’influence de la tradition orientale, ce qui signifie que le point de vue judaïque (Ancien Testament) était assez fort. N’oublions pas que nous avons vécu l’iconoclasme et l’iconolâtrie – et qu’est-ce que cela signifie? Nous n’assistons pas, nous n’imitons pas, “Tu ne te feras pas d’idole, ni de représentation”; non seulement il n’y avait pas de théâtre, il n’y avait pas d’icônes ni de statues, tout était détruit, y compris les peintures de l’Église à cette époque, comme l’orthodoxie détestait l’imitation. Jean Chrysostome a attaqué le théâtre de la chaire, mais il donne également des informations précieuses. Il prêche contre le maquillage, mais il y a des contradictions. Lorsque Basil (Saint Basile le Grand) et son frère Grégoire (Saint Grégoire de Nyssa) sont venus à Athènes, ils ont regardé la tragédie grecque. Ils reviennent (à Constantinople) au milieu d’une crise concernant la fréquentation de l’Église. Il y avait des spectacles et des divertissements à Constantinople à cette époque, les gens ne venaient pas à l’église, et il fallait trouver un moyen de ramener le public à l’église. Et puis Basil, qui avait vu la tragédie se produire sur scène, s’assit et écrivit la liturgie, qui imite le théâtre antique grec. Non seulement sur le plan architectural, comme avec les trois portes par exemple, mais aussi avec les icônes en mouvement, le podium chantant gauche et droit (pour les chantres), etc.
Ceci mis à part, cependant, c’est une période sombre, il n’y a pas de développement. Tandis que l’Europe possède une riche histoire du théâtre, nous n’avions pas une telle tradition et importions machinalement l’esthétique et les pratiques du théâtre européen, et surtout du théâtre italien. Il y avait cependant la tradition théâtrale ionienne et crétoise, qui était plus proche de l’Europe, faisant ainsi du théâtre grec moderne un copropriétaire. Il nous a fallu beaucoup de temps pour reconnaître la tragédie comme notre propre création et pour trouver des moyens de la représenter. Les Européens n’ont pas compris ou apprécié le chœur, et ils ont écrit des tragédies sans chœur. C’était au-delà de la compréhension pour eux que de grandes passions puissent se dérouler juste devant le public et être jugées par lui. Et c’était précisément le cadeau, la fierté et la gloire de la démocratie grecque: le théâtre européen se cantonnait dans les murs des salons, où personne ne savait ce qui se passait dehors, et il a fallu des siècles pour découvrir la démocratie d’une exposition en plein air des passions humaines sous le ciel ouvert.
Quelle est la position du drame grec moderne aujourd’hui?
Nos ressources théâtrales sont assez importantes, signifiant non seulement le théâtre grec ancien mais aussi les dramaturges de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle comme Gregorios Xenopoulos, ainsi que les dramaturges des années 50, le plus important étant le groupe dirigé par Iakovos Kambanellis. Il y a une douzaine de dramaturges qui ne sont en rien inférieurs à leurs homologues européens majeurs. L’Europe n’a pas de tradition théâtrale d’après-guerre; nous le faisons, avec des écrivains comme Kambanellis, Yiannis Chrysoulis et Giorgos Maniotis qui ont un important corpus de travail qui a également été mis en scène pendant les années de la dictature militaire (1967-1974). Il n’y aurait aucun intérêt à mon travail si je ne soutenais pas et ne faisais pas la promotion du théâtre grec moderne; c’est aussi le mandat de l’Acte d’établissement du Théâtre National grec de 1930, par le ministre de l’Education de l’époque, Georgios Panandreou. Son but principal était l’initiation du public grec au théâtre mondial et la défense du théâtre grec moderne. C’était comme ça à notre époque. Et dans ces années difficiles, la perception grecque, la conscience de résistance, la confrontation morale avec la Junte ont traversé ces grandes œuvres de Kambanellis, Pavlos Matesis, Yiorgos Dialegmenos, Kostas Mourselas. Ces œuvres ont été mises en scène à l’époque, et ont également été télévisées par les radiodiffuseurs d’État; et pourquoi n’est-ce pas le cas maintenant […] je pourrais très bien dénoncer cela. Il n’est pas possible que Matesis, Mourselas, Loula Anagnostaki soient décédés, et qu’aucun de leurs travaux n’ait été mis en scène par le Théâtre national. C’est inconcevable. D’autant plus que la Royal Court en Angleterre a mis en scène le travail de Sarah Kane à l’âge de 21 ans.
La crise a provoqué un remaniement social. Est-ce que cela se reflète dans le théâtre contemporain? N’y a-t-il pas eu aussi une dépréciation progressive de la revue théâtrale ?
Vous touchez à un sujet d’une importance énorme. Une caractéristique de notre histoire théâtrale a été la revue de théâtre. C’était critique, mais ça a disparu. Les revues étaient un genre grec majeur. Il n’y a pas de telle chose en Europe, mais elle est devenue obsolète à cause de la télévision.
Puis vint la presse périodique et les spectacles en matinée, qui commençaient à altérer la substance qui faisait l’objet de la satire. En ce qui concerne la crise du théâtre d’aujourd’hui, l’État est responsable d’avoir mis fin aux subventions publiques. J’étais à l’origine des subventions, j’ai parmi eux qui ont fondé DIPETHE (Théâtres Municipaux et Régionaux), qui se concentrait sur le répertoire grec et comptait sur des subventions pour le théâtre indépendant, tandis que des compagnies de théâtre se sont consacrées au grand théâtre: Amphithéâtre de Spyros Evangelatos, Théâtre Ouvert de Yiorgos Michaelidis, le Théâtre d’Antipas, le Théâtre de Yiorgos Armenis – ceux-ci n’existent plus. Ils ont tous fait du répertoire grec. Il y avait aussi le théâtre Stoa, et le Théâtre d’Art Karolos Koun, des géants dans le domaine. Ce ne sont plus. Mais il y a de très bonnes pièces grecques, laissées sur des étagères.
J’aimerais avoir votre avis sur le festival d’Epidaure.
J’ai eu la chance d’être à la première du festival Epidaurus en 1954, de voir Hippolyte dirigé par Dimitrios Rondiris, depuis lors je suis impliqué dans Epidaurus depuis plus de 60 ans. J’ai tout vu, et chaque fois que je suis témoin d’une grande tristesse, je suis témoin d’une crise. Jusqu’en 1960, il y avait une équipe de drame ancien au Théâtre National, des personnes exclusivement engagées et préparant le festival d’été Epidaurus à partir de septembre.
Le théâtre grec occupe-t-il aujourd’hui une place dans le répertoire mondial?
Il pourrait en effet, et une place distincte. Il y a environ huit ou neuf ans, le ministère hellénique de la Culture a chargé la Société des Dramaturges grecs de sélectionner 30 œuvres de théâtre grec moderne à traduire en langues européennes. J’étais président de ce comité; nous avons choisi 30 œuvres et elles ont été traduites. Mais il y a un piège: le ministère de la Culture aurait une participation de 50% dans le coût de production de ces pièces grecques, c’est-à-dire, de contribuer en autant que la société étrangère mettant en scène la pièce. Cependant, cela n’a jamais été réalisé, car le ministère de la Culture n’a jamais proposé contribuer un tel budget à une compagnie théâtrale étrangère. Kambanellis a été mis en scène en Russie par le Théâtre d’Art de Moscou, en alternance avec Tchekhov. Cela aurait pu se produire avec des théâtres partout en Europe parce que nous avons tous ces travaux, traduits, et disponibles sur le site de la Société grecque des dramaturges.
La crise a mis la Grèce en évidence et en même temps un intérêt quant au produit culturel de cette crise. Le cinéma grec fleurit. Pourrait-il être la même chose pour le théâtre ?
Certainement, mais il s’agit d’une question de politique. Pour ce qui est du théâtre, nous n’avons pas, par exemple, le genre de politique que nous pratiquons pour la promotion de notre patrimoine ancien. Pourquoi ne pouvons-nous pas subventionner une mis-en-scène d’une œuvre de Kambanellis par une compagnie de théâtre américaine comme nous le faisons avec l’exposition de sculptures de Tegea à New York? Nous avons mis tout notre poids dans la promotion de nos antiquités, ce qui est énorme, mais nous avons aussi d’autres trésors, comme la musique et l’art. Pendant plusieurs années, la musique grecque (surtout pendant les années de régime militaire, 1967-1974) a conquis le public du monde entier. C’est alors que Manos Hatzidakis, Mikis Theodorakis et Yannis Markopoulos se sont connus. Il n’y a pas de telle diffusion culturelle de nos jours.
La Grèce génère-t-elle plus de groupes de théâtre qu’elle ne pourrait en contenir ?
Je n’ai rien contre ça. Nous sommes une société souffrant du syndrome d’auto-promotion.Vous ne pouvez pas refuser à quelqu’un de vouloir sortir sur la scène. Il y a une multitude de groupes théâtraux, mille spectacles différents sont présentés chaque année, 1000 productions différentes; cela n’arrive nulle part ailleurs dans le monde. Je ne pense pas que ce soit mauvais, mais une sorte d’approche non professionnelle a été initiée parce que ces personnes mettent souvent de l’argent de leurs poches pour monter sur scène. C’est de l’amateurisme. Je ne peux pas me réconcilier avec l’idée que nous pourrions jouer sans décors. Je trouverais ça plus honnête s’ils admettaient que “ce sont les moyens que nous avons, venez nous voir si vous voulez”. Vous ne pouvez pas mettre en scène une œuvre de Tchekhovsans décors, quand Tchekhov, en tant que naturaliste, a normalement quatre scènes de décors. Quand tout est joué dans le même jeu de scène sans décors et accessoires, alors l’essentiel de la pièce est perdue.
* Interview accordée à Costas Mavroidis (Grèce Hebdo), Florentia Kiortsi (Greek News Agenda) et Avgi Papadopoulou (Griechenland Aktuell). Traduction de l’anglais: Nicole Stellos.