Hervé Georgelin est lecteur en histoire au Département d’études turques à l’Université Nationale et Capodistrienne d’Athènes. Docteur en histoire (École des hautes études en sciences sociales – EHESS) et ancien membre de l’ École Française d’Athènes, il a rédigé de nombreux articles sur l’histoire économique, sociale et culturelle, principalement des non musulmans, de l’Empire ottoman tardif. Il est également traducteur littéraire de l’arménien occidental et du grec moderne.
Son ouvrage, fruit d’une thèse intitulée « La fin de Smyrne : du cosmopolitisme aux nationalismes » est paru aux éditions CNRS en mai 2005 et a été traduit en grec sous le titre : « Σμύρνη, από τον κοσμοπολιτισμό έως τους εθνικισμούς» (éd. Kedros, 2007). Le livre a aussi paru en turc « Smyrna’nın Sonu, Kozmopolitizmden Milliyetçiliğe » (Istanbul : Birzamanlar Yayıncılık, 2008) et une version anglaise devra paraître début 2018 chez Gomidas Institute.
L’ouvrage examine l’histoire de la ville entre 1870 et 1922, une période dans la quelle Smyrne (Izmir, Turquie) est une cité prospère, avec une population hétéroclite (grecs, turcs, arméniens, juifs, levantins) qui devait connaître des événements dramatiques conduisant à sa destruction totale lors d’un incendie en septembre 1922. Dans son livre, Hervé Georgelin explore des sources multiples en présentant le portrait politique, urbain, social et religieux d’une cité cosmopolite jusqu’ au moment de sa transformation brutale survenue en 1922.
GrèceHebdo* a recueilli les propos de Hervé Georgelin à l’occasion de la parution de la troisième édition de la version grecque de son livre qui sera présentée à la librairie Lexikopoleio, mardi 21 novembre 2017 [infos]. L’historien se concentre entre autres sur la réception de ses recherches en Grèce et en Turquie, l’identité de la ville de Smyrne aujourd’hui et nous offre son propre point de vue sur la transition du cosmopolitisme aux nationalismes soulignant également le rôle des historiens dans la construction ou l’affaiblissement des visions nationalistes.
Pourquoi la ville de Smyrne a-t-elle attiré votre intérêt en tant qu’historien ? Quel était votre point de départ ?
En tant qu’étudiant à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales, j’avais été sensibilisé par le professeur Bernard Lory à l’inadéquation de la forme de l’État-nation dans la plupart des régions du monde en dehors de l’Europe occidentale et à cette occasion, j’avais aussi pris conscience de l’historicité de ce type d’organisation politique même dans la zone géographique où elle semblait convenir au mieux. Il y avait peu d’étudiants de la section de grec moderne qui, à l’époque, faisaient l’effort de suivre des cours – il fallait alors passer la Seine d’Asnières à Clichy – où l’on insistait davantage sur les trains communs des divers pays des Balkans que sur l’ineffable spécificité de chacun. J’ai appris relativement tôt que la région avant d’être divisée par des frontières parfois hermétiquement fermées – nous étions dans les premières années qui suivirent l’effondrement du « Bloc de l’est » – avait été unie dans des cadres politiques impériaux dont le dernier avatar était l’empire ottoman et que cela plaise ou pas, l’héritage ottoman unissait encore, malgré eux parfois, la plupart des pays du sud-est européen. Ce discours ne remettait pas en cause mon intérêt pour le grec ou la Grèce mais il le tempérait en incluant les autres ou d’autres lieux qui n’avaient pas été rattachés à la Grèce moderne, tout en ayant été habités, parfois jusqu’au début du XXe siècle par des Grecs, des grecs-orthodoxes ou des hellénophones. Bernard Lory a mis du liant, là où les logiques nationales tranchent dans le vif. C’est lui qui le premier m’a encouragé à écrire une thèse d’histoire, en me conseillant, à l’époque, de me tourner vers une institution spécialisée en histoire.
Photo du film “Smyrna, the destruction of a cosmopolitan city, 1900-1922”, de Maria Iliou (2011).
Les choses se sont mises en place, petit à petit. Une rencontre fortuite à la librairie orientaliste Samuelian, rue Monsieur-le-Prince à Paris, avec l’historien allemand, Hilmar Kaiser, spécialiste du génocide arménien, m’a convaincu que je pouvais accéder à un volume important de sources sur Smyrne, même si mon turc moderne n’était pas encore moyen à l’époque : le français, le grec et l’arménien – sans parler de l’italien, l’anglais, de l’allemand – me permettaient de lire un nombre considérable de documents écrits sur ou même à Smyrne pendant la période ottomane tardive. J’ai toujours conçu ma thèse comme une contribution à l’histoire de cette région et non comme un projet holistique qui épuiserait l’étude de cette ville. À l’époque, peu de choses nouvelles avaient été publiées sur Smyrne a contrario de Constantinople ou de Salonique, villes qui avaient aussi trait à l’histoire grecque contemporaine sans être des villes grecques uniquement. J’ai ensuite rencontré le professeur Lucette Valensi à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) qui a bien voulu diriger mon travail. Je dois évoquer son souci d’encourager des chercheurs qui, à l’époque, trouvaient bien difficilement un lieu dans les institutions pour s’occuper des populations non turques ou non musulmanes de l’empire ottoman ou de Turquie contemporaine. Avec le recul, j’imagine qu’elle avait un dessein qui était de nous permettre d’échapper à la turcisation exclusive de l’histoire ottomane. Certains nous en gardent rigueur mais nous avons pu faire ce que nous estimions devoir faire. On pouvait voir l’EHESS comme un lieu de grande liberté, avec une profusion d’offres de séminaires stimulants. J’ai assisté, en plus de celui de ma directrice de thèse, à ceux de personnalités variées que je n’aurais pas trouvées rassemblées ailleurs : Hamit Bozarslan, Claire Mouradian, Hélène Bibikou, François Georgeon, entre autres. Une fois la question de l’affiliation institutionnelle réglée, il s’agissait, après le Diplôme d’Études Approfondies, surtout de lire, de voyager pour lire et consulter des archives. Une bourse m’a été attribuée – dans l’actuel monde d’austérité, il s’agissait a posteriori d’une très grande chance – qui m’a permis de le faire. Un séjour d’un mois à l’Institut français d’Études Anatoliennes à Istanbul ainsi qu’un autre à l’École française d’Athènes, entre autres, m’ont donné la possibilité d’approcher des documents sur le grand port égéen cosmopolite, polyglotte et définitivement disparu.
C’est ainsi que je présenterais mon parcours qui a abouti à la soutenance d’une thèse, fin 2002 puis à la publication d’un livre en 2005, après révision du texte pour se soumettre aux impératifs éditoriaux de la collection Histoire des CNRS Editions, exercice de deuil d’un bon tiers du doctorat, auquel je me suis plié.
La plage de Smyrne. Photo du film “The Great Fire of Smyrna” de George Magarian, 1922.
Est-ce que la transition du cosmopolitisme aux nationalismes a été inévitable dans le cadre historique que vous examinez ?
Je ne pense jamais qu’il n’y ait que des évolutions inévitables. Je ne peux penser que l’histoire humaine ne soit qu’une machine, obéissant à des logiques matérielles inéluctables. On peut juger que je reste imbibé de morale judéo-chrétienne qui présuppose un haut degré de liberté des êtres humains. Est-ce une position éthique définitivement caduque ? Qui en décide ? Bien sûr, toute la région du pourtour de la Mer Noire aux Balkans jusqu’au Machrek, en incluant la péninsule micrasiatique, a subi un sort similaire, mais la violence, particulièrement déchaînée dans le cas de Smyrne, lors de sa destruction par le feu, quelques jours après la conquête de la ville par les troupes kémalistes, aurait très bien pu être épargnée. Il s’agit d’une décision qui n’avait rien d’obligatoire. De même, l’administration hellénique de la zone pendant plus de trois ans n’était pas vouée à l’échec dès ses premiers jours en mai 1919. Il faut à cet égard souligner le soin mis par le Haut-Commissaire grec, Aristide Steryiadis, bien qu’il soit honni par les descendants des Grecs d’Asie Mineure, de préserver le quotidien des populations musulmanes dans la zone qu’il administra pendant plus de trois ans.
La cristallisation nationale aurait pu prendre un aspect différent : elle aurait pu s’étaler sur des décennies, si le gouvernement (turc ou grec) qui aurait été responsable de la ville avait pris d’autres décisions et si les puissances extérieures impliquées avaient eu d’autres priorités. Je ne sais si ce mouvement de normalisation nationale exclusiviste aurait pu être arrêté. Je pense que l’historien doit s’inquiéter de ce qui a eu lieu et ne pas s’égarer trop loin dans les suppositions. Bien sûr, en tant qu’être politique, j’ai des préférences dans l’instant présent, j’aurais des avis à émettre, si on me les demandait – force est de constater que ce n’est pas le cas – pour le monde actuel, mais pas en tant qu’historien à propos de situations distantes de nous d’un siècle. Il y a une certaine vanité à l’exercice.
Le quartier juif de Smyrne. Photo du film “The Great Fire of Smyrna” de George Magarian, 1922.
Est-ce qu’il y aujourd’hui une identité particulière de la ville de Smyrne ? Une mémoire collective du passé cosmopolite, existe-t-elle encore ?
Je ne veux jamais parler pour les intéressés directs mais assurément, c’est bien le cas aujourd’hui encore. Izmir demeure un fief kémaliste et désormais progressiste dans une Turquie gagnée par l’islam politique. C’est une ville qui par sa géographie même et sa fonction portuaire ne s’insère pas aisément, ou jamais complètement, dans un dessein de normalisation nationale. Il y a forcément du passage, c’est-à-dire des gens qui y viennent ou reviennent et qui cherchent à y demeurer et qui y amènent leurs idées et leurs croyances. Il y a aussi une part importante de la population qui accède à l’éducation supérieure et qui désire vivre en synchronie avec le monde extérieur.
Le passé ottoman, en particulier le long dix-neuvième siècle est l’objet de beaucoup de recherches et de publications en Turquie même. Il y a même un discours nostalgique pour des situations de diversité qui apparaissent aujourd’hui chatoyantes mais que la construction de l’État national turc a longtemps condamnées. Le « multiculturalisme » anglo-saxon y trouve aussi un écho rhétorique superficiel. Mais regretter la disparition d’un monde brillant idéalisé et vivre au quotidien la pluralité, forcément antagonique, des normes et des références sont deux choses bien différentes. C’est d’ailleurs partout le cas. On ne peut dire que l’État turc soit à l’aise avec ce qui reste de diversité dans sa population. Les citoyens d’origine kurde y sont considérés comme un problème appelant solution. Sera-t-elle finale ? De même ceux de confession ou d’origine juive continuent d’émigrer à un rythme élevé. On peut parler d’une Turquie aujourd’hui sans population orthodoxe ou presque. On sait aussi que la présence arménienne y est tolérée à Istanbul mais en rien dans le confort et la sécurité – le journaliste Hrant Dink a payé de sa vie son attachement à ce pays en janvier 2007 – et que les Arméniens islamisés d’Anatolie subissent une marginalisation dans la société exclusiviste créée par le nouveau régime et que par conséquent la conversion de leurs grands-parents pour échapper à l’extermination n’est pas un laisser-passez pour l’intégration sociale définitive et l’oubli d’anciennes différences. Je peux continuer la liste des groupes posant problème à cet État : les Alévis, les Assyro-chaldéens, les hellénophones de Mer Noire, et al., et je n’ai évoqué là que les populations gênantes à cause de leur ethnicité ou religion.
La plage de Smyrne, Photo du film “The Great Fire of Smyrna” de George Magarian, 1922.
Le livre est traduit en grec (Kedros 2007) et aussi en turc. Quel est l’accueil de ce livre dans les pays différents ?
J’aurais aimé vous répondre que l’accueil fût également enthousiaste sur les deux rives de de la Mer Égée. Ce n’est pas le cas. En septembre dernier, la troisième édition grecque a été imprimée. Je ne crois pas que la première édition turque soit épuisée… Comme je parle de l’incendie de la ville, en croisant des sources très différentes mais pointant toutes dans un même sens, le livre ne peut être facilement adoptée par la Turquie institutionnelle, indépendamment d’ailleurs des connaissances du passé, oralement transmises, dans la population résidant à Izmir. Puisque je fais du cosmopolitisme un sujet d’interrogation et que je ne me contente pas d’un chromo séduisant, je vais à l’encontre des reconstructions flatteuses d’un paradis perdu qu’on peut, à peu de frais, regretter. Mais au fond, c’est surtout l’existence même d’une traduction solide et non censurée de ce livre en turc qui m’importe jusqu’aujourd’hui.
Les relations entre la Grèce et la Turquie restent encore aujourd’hui difficiles et très chargées de nationalismes. Est-ce que les historiens de deux pays contribuent à l’affaiblissement de la vision nationaliste ?
Les historiens sont comme tous leurs contemporains. Ils peuvent contribuer au pire comme au meilleur. Il est certain qu’il existe dans les deux pays des individus exceptionnels, connaissant très bien la langue du pays voisin, ce qui était rarissime encore dans les années 1990. Je pense, par ailleurs, que l’apaisement ne vient que par la connaissance des faits et des situations et pas dans l’aveuglement, la reconstruction erronée ou l’effacement. Je ne serai pas de ceux qui taisent, par opportunisme, les points douloureux d’un passé, souvent ressenti comme récent, comme s’il ne passait pas.
* Entretien accordé à Magdalini Varoucha
M.V.