Au cours de l’été 2021 (4 juillet – 3 septembre), la Fondation Basil et Elise Goulandris présente une grande rétrospective consacrée à Georges Rorris au Musée d’Art Contemporain d’Andros intitulée «The Nobleness of Purity», couvrant 35 ans de création par “l’un des artistes visuels les plus importants de sa génération”.
Georges Rorris (1963-) est l’un des représentants les plus importants de l’art figuratif en Grèce. Né au village Kosmas de Kynouria (Arcadie, Péloponnèse) en 1963, il fut l’élève de Panayiotis Tetsis et Yiannis Valavanidis à l’École des beaux-arts d’Athènes (1982-1987). Par la suite, il s’est rendu, en tant que boursier, à l’école des Beaux-arts à Paris, au laboratoire de Leonardo Cremonini (1988-1991). Sa première exposition personnelle est organisée à la Galerie d’art Méduse en 1988. Il a, également, participé à plus de 70 expositions collectives en Grèce et à l’étranger et en 2002, il a commencé à travailler avec l’Art Group “Simio”, où depuis il n’a cessé d’enseigner la peinture. En 2001, il a été honoré par l’Académie avec le Prix pour les nouveaux artistes agés de moins de 40 ans.
Rorris, représentant de la peinture figurative, dépeint et interprète, dans ses œuvres, l’espace naturel et crée des figures ésotériques. Son œuvre se caractérise par des vertus picturales et chromatiques. Selon lui, “à une epoque de masse où la personne disparait, insister à peindre et à révéler une personne, est un acte politique’’. Ses œuvres sont surtout anthropocentriques. La figure humaine devient dénominateur commun de l’œuvre de Rorris. Celle-ci est au centre de sa peinture, à l’exception de la période entre 1993 et 1996. Mais, même dans les peintures de cette période, la figure humaine demeure présente d’une manière indirecte voire elliptique.
Notons que l’anthropocentrisme trouve son expression exceptionnelle dans les portraits à grande dimension des femmes qui s’habillent leur nudité. ‘’Elisabeth’’, ‘’Yanna’’ et ‘’Bleue Alexandra’’ ne constituent pas de nus dans le sens formel du terme, mais des portraits de femmes nues, pas forcément compatibles avec la logique de l’étude du nu. Rorris crée des personnes avec des noms et des identités, présents en chair et en os. Le portrait soulève inévitablement la question de l’imitation. Chaque femme nue, à travers la pose qu’elle adopte et l’aura qu’elle l’entoure, marque d’un ton affectif personnel l’espace autour d’elle.
Vous êtes l’un des représentants les plus importants de l’art figuratif en Grèce. Qu’est-ce que vous a motivé à choisir la peinture comme moyen d’expression ?
Merci pour la question. Je crois que les raisons qui poussent quelqu’un à choisir de peindre sont diversifiées d’après chaque individu. La peinture était pour moi un moyen de changer mon destin ; quelque chose que je ne savais pas alors mais que je sais maintenant. Je suis né dans un village et j’ai eu une enfance heureuse. J’ai beaucoup de souvenirs d’un pays qui n’existe plus. Je suis né dans une famille rurale et j’ai grandi avec mon grand-père, mes grands-mères et mes frères et sœurs, sans pour autant faire face à de graves difficultés ni à de disparités dans le petit environnement fermé du village, où nous nous connaissions tous. Je n’ai eu aucun stimuli artistique direct qui viendrait de la visite d’un musée par exemple, et presque aucune connaissance, sinon à travers, peut-être les merveilleuses publications de Melissa sur les artistes grecs que tout le monde semblait avoir chez soi à l’époque.
Je ne connaissais pas les œuvres de Gyzis ou de Vryzakis, à l’exception de quelques images en noir et blanc dans notre livre d’histoire d’une œuvre de Léonardo de Vinci, et probablement le fameux tableau de Delacroix, “Le Massacre de Chios”. Cependant, je considérais les images de nos manuels scolaires comme preuves artistiques, en particulier celles de nos premières années scolaires. Dans nos cahiers d’écriture, nous devions faire un dessin sur la moitié supérieure de la page qui était blanc à cet effet et écrire dans la moitié inférieure quelques phrases dictées par le professeur.
Au cours des premiers mois de ma première année scolaire, ma mère, qui avait des compétences en dessin, me faisait les dessins le soir après son retour des travaux aux champs au moment où je dormais. Quand je me levais le matin, mon cahier était ouvert sur la table avec son dessin sur la page juste au-dessus de mon exercice d’écriture.
Quand j’y pense avec le recul du temps, je peux voir que c’était en quelque sorte un “petit miracle” car, sans m’en rendre compte à l’époque, je savais que le dessin, s’il n’était pas aussi raffiné que ceux de mes livres, était néanmoins unique. Le caractère unique d’une œuvre artistique est un aspect crucial de l’art. Le dessin n’existait que dans mon cahier, pas dans ceux de mes amis ; seulement dans le mien.
A la fin de l’année scolaire, entre avril et mai, mes parents ont dû venir à Athènes pour une visite médicale. Je suis resté chez mes grands-parents et il n’y avait personne pour dessiner pour moi, alors j’ai dû dessiner tout seul. Ma mère a gardé ce cahier; j’avais dessiné un nid d’hirondelle. Brut, hésitant mais c’était un nid d’hirondelle. C’était probablement l’une des premières choses que j’ai dessinées, et j’ai continué à le faire désormais. Je me souviens de bien aimer dessiner et les adultes autour de moi disant que j’avais du talent. Je copiais les dessins de nos livres avec un crayon sur le papier, car je n’avais pas d’autre matériel.
Vu que nos manuels scolaires étaient en grande partie illustrés de gravures en noir et blanc, je n’ai pas ressenti le besoin de me procurer des crayons de couleur pour dessiner. Un crayon, c’était bien. Ma façon de dessiner était simple mais au final mes dessins ressemblaient, disons, aux images illustrées de Kolokotronis ou de Katsantonis. A noter que les thèmes d’ un grand nombre de ces images dans nos manuels scolaires étaient liés à la guerre d’indépendance grecque (1821-1829) ou à la Grèce pendant la Seconde Guerre mondiale, visant à inculquer le patriotisme et la fierté du passé aux enfants; évidemment, d’autres images étaient inspirées par la vie en temps de paix aussi.
Mais la principale raison pour laquelle j’ai choisi à peindre n’était pas liée aux compétences en dessin que j’avais montrées. C’était grâce aux encouragements d’une figure d’autorité, une personne dont je respectais les opinions : celle de mon professeur de langue et littérature grecques, un homme de savoir et de culture, qui a compris mon inclination pour l’art […]
Pourquoi avoir choisi l’art figuratif ?
Je vais vous préciser ce dont je pense. Je suis entré à l’école des beaux-arts d’Athènes en 1982. Si cela s’était produit en 1970, je ferais probablement de la peinture abstraite. Si j’avais dix-huit ans en 1970, je serais conscient du fait que nous avons eu une dictature (1967-1974), j’étudierais dans une École qui par nature se distingue par la quête de l’original et de l’avant-garde.
De plus, la raison pour laquelle la peinture abstraite était le style pratiqué à l’École dans les années 70 n’était pas parce qu’elle avait été adoptée comme style avec un retard de plusieurs années, mais en raison des circonstances qui prévalaient à l’ époque.
Je crois qu’ils pratiquaient un art défensif comme s’ils ne voulaient pas -probablement inconsciemment- peindre de façon compréhensible et lisible dans un environnement où régnait une dictature. C’était comme s’ils disaient aux censeurs qu’ils ne pouvaient rien comprendre à l’art là-bas.
Le style de peinture de mon professeur au studio, Panayiotis Tetsis, était figuratif, pas réaliste. Il a peint les rochers d’Hydra, la mer d’Hydra, le marché de rue. Il n’était pas de ceux qui initieraient sans le savoir ses élèves au format abstrait. Après un certain temps, comme c’était le cas avec ses élèves, nous sommes devenus amis, mais nous l’avons évidemment traité avec le respect qui lui est dû. J’ai eu l’honneur d’être son ami jusqu’à la fin de sa vie en 2016. Il a joué un rôle important dans ma formation artistique et il ne m’a jamais empêché de faire quoi que ce soit, au contraire il m’a encouragé.
Qu’est-ce qu’un tableau représente pour vous ?
C’est la révélation sincère de son âme. C’est du moins ce que j’essaie de ressentir lorsque j’entre dans un musée et que je vois des œuvres qui datent de 300 ou 400 ans. Derrière la toile de formes, de couleurs, de rythmes et de contrastes codifiés dans un tableau qui représente par exemple le Jugement de Paris ou l’Enlèvement d’Europe, j’essaie de comprendre l’âme de l’artiste qui a créé l’œuvre. Si je devais donner une réponse plus poétique, je dirais qu’un tableau pour moi est une prière.
La femme c’est un sujet récurrent qui domine vos tableaux. Pourquoi ce choix ?
Je vais répondre d’une manière qui est actuellement à la mode. Je n’ai pas choisi les femmes comme sujet, mais j’ai simplement suivi mon instinct. Je sais que je veux peindre les femmes de notre temps, qui passent à côté de moi. Je sais aussi que la seule façon de transmettre aux générations futures une idée, la mienne du moins, de ce qu’est une femme de mon temps, c’est de la peindre.
Autrement dit, c’est ma façon de le faire. Une autre personne pourrait écrire un roman, tandis qu’une autre peut-être un poème. Je peux voir à quel point les femmes sont différentes aujourd’hui de celles, disons, de la génération du soulèvement de l’école polytechnique en 1973. La peinture est une forme d’art silencieuse, intéressée par des affaires peut-être indifférents pour autres formes d’art ; la façon dont les femmes, par exemple, occupent l’espace public et privé, la façon dont elles bougent, croisent ou ne croisent pas les bras, la façon dont elles croisent les jambes, sans parler de la façon dont elles s’habillent.
Je crois que même le corps nu a changé. Lorsque Georgios Iacovidis par exemple, peint un nu (Printemps, 1927) il n’avait aucun souci quant à la façon de peindre les différents tons de peau des seins et des fesses, puisque le modèle n’allait pas bronzer à la plage en été. Moi cependant je vais le prendre en consideration et c’est un sujet de préoccupation car ceci constitue, dans un sens, un empreint de temps. Je vais également peindre un piercing au nombril, car, plutôt qu’un détail inutile, il représente aussi un moment dans le temps. Quand par exemple quelqu’un peint un poteau électrique dans un paysage, on comprend que le paysage a été façonné ainsi après l’électrification.
Par ailleurs, le monde des femmes est donc la condition féminine, la nature de la femme, reste pour moi un mystère. La seule façon dont la peinture peut décoder les mystères est de les représenter ; sinon, ils restent insaisissables, en mutation, en mouvement constant ; s’ils ne sont pas capturés, rien ne continuera d’exister et il sera finalement perdu.
Yiannis Moralis avait peint des portraits de bourgeois dans les années 1950. Quoi que je puisse lire, journaux, statistiques financières, publicités ou quoi que ce soit d’autre, je ne comprendrai pas à quoi ressemblait une femme bien habillée à l’époque. Les portraits de Moralis représentent fidèlement la bourgeoisie grecque des années 50. Ceux-ci suffisent pour comprendre à quoi ressemblaient les hommes et les femmes à l’époque. C’est ce que je veux laisser aux générations futures aussi. Mon ambition est que lorsque deux personnes se tiennent devant une de mes œuvres dans cent ans soient capables de dire : “Voici à quoi ressemblaient les femmes grecques à l’époque” […]
Pendant toute cette période de confinements depuis plus d’un an à cause de la pandémie, quelle a été la source d’inspiration pour votre peinture ?
Lors du premier confinement très strict de mars-avril 2020, alors que personne ne savait ce qu’était réellement cette pandémie ni à quel point elle était dangereuse, je ne suis pas allé dans mon studio. J’ai ramené du matériel à la maison et j’ai en fait travaillé plus qu’aujourd’hui ; J’avais une bonne trousse de crayons de couleur que j’utilisais rarement et qui se révélaient d’excellents compagnons dans les moments difficiles.
Des objets qui avaient toujours été devant moi et que je contournais, précisément parce qu’ils étaient devant moi, des objets que je n’avais jamais pensé à voir comme des sujets d’art, sont devenus mes sujets ; autrement dit, j’ai peint un poivron, un morceau de pain, un morceau de gâteau, une poire, une iris, un verre de vin, un tire-bouchon. J’ai fait environ vingt-cinq tableaux.
Au début, j’en faisais un par jour. Au fil du temps, je suis devenu plus exigeant. Et au final, peindre un paquet de spaghettis m’a pris huit jours. Le seul problème était qu’au bout d’un mois, je n’avais plus de couleurs et j’attendais avec impatience la réouverture des magasins pour en acheter de nouvelles. Le confinement a pris fin le 4 mai mais j’ai continué à dessiner ces objets pendant tout le mois de mai et je n’avais toujours pas fini. Il y a encore beaucoup de ces objets que j’ai l’intention de peindre et j’espère le faire un jour, en particulier un peigne qui, selon moi, a été laissé de côté et peut sembler négligé
Est -ce que votre façon de peindre a-t-elle évolué au fil du temps ?
Quand j’ai commencé à peindre, j’avais besoin de planter le décor, de dire au modèle quoi porter et comment s’asseoir. J’avais besoin d’embellir le monde pour le peindre. Au fil des ans, cette tendance a changé alors que je devenais de plus en plus sceptique à son égard, jusqu’à son abandon total. Il n’y a pas besoin d’embellir le monde pour le peindre mais d’entraîner l’œil à voir la beauté omniprésente de la réalité.
Maintenant je crois que si je suis confiné dans mon atelier pendant dix ans, j’ai des choses à peindre pour dix ans. D’ailleurs, j’ai peint dans cette pièce au cours des vingt dernières années et plus ou moins je travaille généralement sur le même sujet, un être humain.
Qu’est-ce qui change à votre avis ?
Qu’est -ce qui change ? Nous vivons dans une époque où tout le monde nous demande ce que nous peignons alors que personne ne nous demande comment nous peignons. Selon la question, on peut comprendre si l’image est prioritaire sur l’art de la peinture. L’image et la peinture sont deux choses différentes : l’image est le résultat de la peinture et se différencie selon la forme de la peinture. En ce sens, l’image ne change pas : je peins un être humain.
Ma façon de le peindre ne peut pas être décrite avec des mots car elle concerne le langage diversifié de la peinture, qui a sa propre grammaire et syntaxe, elle concerne les couleurs chaudes et froides, la netteté ou la brutalité des formes, la dilution ou la densité des couleurs, l’intensité ou la modération des rythmes, bref elle concerne l’immense vocabulaire de cette langue. Le problème est que de moins en moins de gens privilégient l’art de peindre sur l’image, ce qui mène à la confusion.
L’image immatérielle de la photographie se confond avec la peinture, qui est le résultat d’une élaboration matérielle. La mise en forme des figures dans un tableau n’est pas si différente de la création de l’homme, selon le livre de la Genèse. Dieu a créé Adam à partir d’argile et lui a insufflé la vie. C’est exactement ce qu’est la peinture. Lorsque la couleur de la palette devient une tache, le peintre a besoin de lui insuffler de la vie ; chaque tache se raccorde alors à une autre, façonnant la forme qui sera pleine de vie, si le peintre est bon.