Documenta 14 était un grand événement artistique organisé entre le 8 avril et le 17 septembre 2017, dans divers lieux d’Athènes en Grèce, et de Kassel en Allemagne. Depuis ses 60 ans d’existence, c’était la première fois que documenta, un des évènements artistiques les plus importants du monde, a simultanément pris place dans deux lieux, et la première fois qu’il impliquait la capitale, avec son titre Learning from Athens.
Learning from documenta est un projet de recherche indépendant, situé entre l’anthropologie et l’art. Ce projet rassemble des chercheurs dont les intérêts sont variés. Il s’engage par sa présence, son impact et les effets qu’a pu produire l’exposition internationale documenta 14 sur la ville d’Athènes, en faisant référence à d’autres développements artistiques, économiques et sociopolitiques en Grèce et internationalement.
Le projet est une initiative de TWIXTlab, avec le soutien du Département d’Anthropologie Sociale et Sciences Politiques de l’Université du Panteion, et l’Ecole des Beaux-Arts d’Athènes. L’équipe qui a mené le projet est coordonnée par Elpida Rikou, maître de conférence au Département d’Histoire et de Théorie de l’Art du ASFA et membre fondateur du TWIXTlab, et Eleana Yalouri, assistante professeur du Département d’Anthropologie Sociale du Panteion. Learning from documenta a organisé des événements publics par le biais de l’Observatoire des Arts d’Athènes, lieux où se sont déroulés des débats publics axés sur des questions actuelles concernant l’art, la culture, la politique, sujets qui culminaient lors de la cérémonie de clôture en Octobre 2017.
Greek News Agenda et Grèce Hebdo*, ont mené un entretien avec l’une des deux coordinatrices, Elpida Rikou, afin de traiter de la nature de ce projet novateur ; elle a partagé ses réflexions sur la présence, l’impact et les conséquences de documenta 14 à Athènes et nous a informé des projets futurs de l’équipe. Après des études en sociologie, psychologie sociale et arts visuels, Rikou a enseigné l’anthropologie de l’art depuis 200 à l’école des Beaux-Arts d’Athènes (ASFA).
Quelle est l’importance de documenta 14 pour Athènes ? Quelles sont les principales conclusions tirées par le projet Learning from documenta et en particulier par la cérémonie de clôture (4-8/10/2017) ?
L’importance de documenta est indiscutable au niveau international, et le projet est connu pour se concentrer sur les questions politiques, ainsi, bien entendu, sa relocalisation à Athènes est importante pour plusieurs raisons, et notamment pour le fait que cela aide à promouvoir l’art contemporain en Grèce. Concernant son apport, je dois dire qu’il est encore tôt pour dresser des conclusions. Notre projet a débuté deux ans avant l’exposition et a connu plusieurs phases de développement. La cérémonie de clôture a été marquée par l’achèvement des événements publics, et nous sommes actuellement en train de travailler sur la publication d’un livre.
Il est important de savoir que c’est un projet collectif. Jusqu’à la publication du travail, nous pouvons seulement commenter différents aspects de l’événement, chacun dans leurs perspectives particulières. Selon moi, cet événement majeur, qui a pris place à un moment crucial pour la Grèce, a créé un terrain de tension qui a aidé le peuple, ou au moins ceux qui avaient des positions engagées dans les débats et qui exprimaient parfois leurs pensées en public. Ainsi, cela a aidé à façonner la sphère artistique en Grèce, et plus particulièrement à l’intérieur du contexte international – que ç’ait été, ou non, dans les intentions originelles des organisateurs. Par ailleurs, cela a peut-être perturbé certaines initiatives locales qui ont commencé à se développer avant l’événement et qui sont maintenant en pleine réorganisation.
En ce qui concerne les audiences, je ne pense pas que l’événement ait touché un large public, mais peut-être que ce n’était pas dans les objectifs initiaux. Cela a aidé l’art contemporain à être pris au sérieux, ce qui n’était pas le cas dans la société grecque, même si l’indifférence générale du public ou son scepticisme face à l’art contemporain n’ont pas changé. Nous avons également remarqué que, plusieurs jeunes et aspirant artistes, historiens en art, conservateurs, etc, qui ont participé à l’événement, ont gagné une précieuse expérience, cependant les artistes grecs n’ont pas acquis un rôle important et décisif.
Nous pouvons affirmer que les grecs étaient principalement nommés à des postes opérationnels ou intermédiaires entre les organisateurs et la scène locale, et avaient ainsi très peu de chance d’être impliqués dans le processus de conservation. Je crois que Adam Szymczyk, le directeur artistique de documenta 14, voyait Athènes comme un symbole pour le Sud et la liait aux épreuves qu’elle traverse, au lieu de la voir comme une ville réelle et contemporaine. Nous ne savons pas encore si la collaboration entre les organisateurs et les institutions grecques a aidé à modifier les priorités de l’Etat par rapport à la promotion de l’art contemporain, alors que traditionnellement, la priorité est donnée à la culture antique. Pour faire court, l’importance de documenta 14 pour Athènes est plutôt ambiguë.
Quels ont été vos principaux objectifs pour l’Observatoire des Arts d’Athènes ? Est-ce que ce projet se déroule sur le long terme ?
Comme je l’ai dit, la cérémonie de clôture de Learning from documenta a signé l’achèvement des événements publics, qui avaient pour but de discuter ouvertement de ce sujet. Nous continuons notre travail avec l’intention de publier un livre (nous espérons une édition bilingue anglaise et grecque) relatant les activités liées à documenta 14, mais en incluant également d’autres données. Cela pourrait prendre un ou deux ans avant que l’édition soit prête, ce qui nous donnera du temps pour traiter et analyser nos recherches et observations.
Je pense que le projet a valu la peine, en combinant des approches artistiques et anthropologiques et, en opposition à d’autres initiatives d’une nature clairement plus artistique, cela a créé une sorte de malaise pour les organisateurs de documenta. Bien sûr, Mr Szymczyk a participé à notre premier événement, et d’autres personnes impliquées dans documenta 14 ont pris part aux manifestations qui ont suivies, et nous leur sommes profondément reconnaissants, mais nous ne sommes pas arrivés à atteindre un dialogue complet. Nous avons cependant continué nos recherches pour arriver à en tirer le meilleur.
Nous ne sommes pas essentiellement concentrés sur documenta 14, mais nous utilisons au contraire ce projet comme un point de départ pour étudier et évoluer les tendances internationales dans le domaine des arts, et la manière dont ils influencent les scènes locales, et spécialement la scène grecque. Lors de notre cérémonie de clôture, nous avons essayé de traiter tous les sujets importants, de l’art à la politique, jusqu’aux questions ethniques et de genre. Je ne peux pour le moment pas dresser de conclusion spécifique concernant cet événement, mais ce que je peux dire, c’est que j’ai trouvé très intéressant la manière dont toutes les discussions ont été traitées par des personnes ayant travaillé dans des ateliers artistiques pendant la même période.
Pour ce qui est de l’Observatoire des Arts, cette initiative (une desquelles a émergé pendant le projet) continuera en faisant partie de TWIXTlab, un projet artistique, éducatif mais aussi de nature politique qui se déroule sur le long terme et qui assemble l’anthropologie, l’art contemporain et la vie quotidienne. Nous sommes basés à Pangrati, à Athènes, où nous avons tenus différents ateliers et événements et conduits des recherches comme nous l’avons fait pour Learning from documenta.
Kokkinia 1979-2017 Mantra Blokou, Nikea. Photo: Angelos Giotopoulos (Documenta 14, Athènes)
Dans vos recherches, vous utilisez des méthodes et outils venant des études d’anthropologie, dans le but de faire la relation entre la société et les arts. Aimeriez-vous élaborer ces sujets ?
Comme je l’ai dit auparavant, documenta 14 est l’occasion de faire le lien entre les sciences sociales et l’art contemporain dans le but d’observer les résultats politiques et sociaux que cela peut amener. J’éprouve un intérêt particulier pour cela, et surtout depuis que j’ai commencé à enseigner à l’Ecole des Beaux-Arts d’Athènes (ASFA). Eleana Yalouri, la co-coordinatrice de Learning from documenta, est responsable du Laboratoire des Recherches Anthropologiques à L’Université du Panteion. Un autre membre de notre équipe – qui a également coordonné la cérénomie de clôture – est Apostolos Lampropoulos, professeur au Département de Littérature de l’Université de Bordeaux-Montaigne, et il y a encore beaucoup d’autres membres, tels que des anthropologues, des historiens en art, des artistes et autres, de Grèce ou d’ailleurs. Le projet nous a donné l’opportunité de rencontrer et collaborer avec des spécialistes qui ont conduit des recherches dans ces domaines au niveau international.
Comme c’était évident dans certains projets de documenta 14, l’existence de liens entre les sciences sociales, en particulier l’anthropologie et l’art contemporain, est aujourd’hui largement accepté. Cela pourrait aussi être présent dans les discours des organisateurs, bien que ce ne soit jamais explicite. Cette intéraction a vraiment porté ses fruits, je pense, mais elle a aussi produit des conflits, souvent creatifs, mais parfois aussi bouleversants, comme quand un artiste a utilisé une caméra manuelle pour filmer inopinément, et que les anthropologues ont pris cela pour de l’atteinte à la vie privée.
Une des contributions les plus intéressantes de cette corrélation est qu’elle a offert, je crois, des outils de considération et l’étude de sociétés via un projet artistique. Souvent, l’art, en particulier dans sa forme la plus politisée, semble seulement “produire une idéologie”, d’une manière plutôt superficielle, sans vraiment prendre en compte l’impact actuel que cela peut avoir, ou ne pas avoir, dans la société. C’était un des problèmes avec certaines idées exprimées dans documenta. Personnellement, je souhaite contribuer dans la création d’un art plus orienté.
Foto: F.Basiletti (Documenta 14, Athènes)
L’art contemporain : est-ce un sujet exclusivement lié aux métropoles occidentales traditionnelles ou cela change t-il avec l’émergence de nouvelles capitales telles qu’Athènes, ou d’autres villes non-européennes ?
L’art contemporain trouve inévitablement ses racines dans la vision d’une réalité occidentale, et particulièrement euro-occidentale, et porte ainsi un héritage colonial. Je crois que c’est encore le cas, et ce depuis les années 80, où des efforts constants sont menés pour prendre soin de cet héritage, avec notamment documenta qui en est un exemple bien visible. Les intentions pour déconstruire ces structures sont sûrement convenables, mais les résultats sont la plupart du temps discutables. Les capitales qui accueillent le nouvel art émergent souvent, suivies par des modes et des tendances. Quelques années plus tôt, c’était Istanbul, maintenant c’est Athènes ; il y a une quête incessante de l’innovation et de l’avant-garde. Mais cela peut finir par traiter des zones de crise et aussi exorciser les sociétés. En essayant de mieux comprendre comment la production de l’art fonctionne dans la société, nous espérons ouvrir le dialogue sur ces sujets.
L’identité culturelle grecque était jusqu’à récemment fortement associée à l’antiquité. Cette approche était aussi évidente dans les politiques culturelles de l’Etat grec. Y-a-t-il de nouvelles tendances émergentes en ce qui concerne l’identité culturelle grecque ? Athènes peut-elle être un centre culturel et artistique où les mouvements artistiques internationaux rencontrent l’art “grec” ?
La question de si et comment nous pouvons définir une identité culturelle grecque est très compliquée. Dans certains cas, cela n’a pas seulement à voir avec la culture, mais cela a aussi à voir avec l’économie. Si aujourd’hui la Grèce continue à dépendre symboliquement aussi bien financièrement – à travers le tourisme, par exemple – de la Grèce Antique, l’art contemporain peut-il être une alternative viable ? Une des choses que j’ai réalisées pendant notre recherche sur documenta 14 est que nous avons été naïfs d’isoler l’art de l’économie – particulièrement en ce moment, en prenant en compte la situation du pays. L’art n’est pas déconnecté de la société.
Maintenant, en ce qui concerne la notion de l’identité nationale, certains anthropologues, moi-même inclus – pourraient juger problématique le concept comme le nombre d’ “identité” singulière. Disons que plusieurs personnes pensent qu’ils peuvent s’identifier à certaines constructions sociales. Documenta 14 n’était pas très prospère lorsqu’il mettait au défi les liens entre la construction de l’identité grec et l’antiquité ; cela a en fait accru le nombre de stéréotypes, en faisant des parallèles entre l’Athènes contemporaine et l’Athènes classique. Ce que l’on appelle la “crise” a mis la Grèce au centre de l’attention internationale, parfois sous une bonne ou une mauvaise lumière, et cela est parfois utilisé en marketing. Des développements et des initiatives dans le domaine de l’art contemporain sont mis en place, néanmoins nous devons attendre pour voir si cela a des répercussions dans la société.
Il y a définitivement une interaction entre les mouvements internationaux et les réseaux qui n’existaient pas les décennies précédentes. Nous avions l’habitude d’être beaucoup plus isolés. Je doute que nous puissions parler de l’art “grec”. Dans les années 80 (comme avant, bien entendu), quelques artistes ont essayé de combiner les influences contemporaines et certaines formes de “grécité“. Aujourd’hui, les artistes tentent plutôt de déconstruire les identités. Je ne pense pas que la situation actuelle encourage la conscience de soi par le biais de l’identité nationale. Certains artistes veulent encore créer des identités, mais ils font le lien avec différents types de politiques identitaires : les identités de genre, ou le fait, par exemple, de faire partie de la communauté LGBTQI, etc.