Elli Lemonidou est Professeure assistante en Histoire Moderne et Contemporaine au Département d’Histoire et d’Archéologie à l’Université de Patras. Elle s’intéresse à l’histoire des relations internationales au XXe siècle et à l’histoire des deux guerres mondiales. Ses recherches portent aussi sur la didactique de l’histoire, sur la relation entre histoire académique et usages publics de l’histoire, ainsi que sur les rapports entre histoire officielle des peuples, idéologie nationale et mémoires collectives.
Son dernier livre a pour titre L’Histoire sur le grand écran. Histoire, Cinéma et identités nationales (Taxideftis, Athènes 2017) ; elle a aussi dirigé l’ouvrage collectif Cent ans après : la mémoire de la Première Guerre mondiale / One hundred years after : The memory of the First World War (Ecole française d’Athènes, édition bilingue, Athènes 2018).
GreceHebdo* a interviewé Elli Lemonidou sur la mémoire hétérogène autour de la Grande Guerre en Europe qui reste «une guerre oubliée» en Grèce, contrairement à la position dominante des années 1940 dans l’historiographie et les débats publics en Grèce. Lemonidou donne une définition de l’Histoire publique («Usages publics de l’Histoire » en France) et parle de ses expressions diverses dans l’espace public, mettant l’accent sur le cinéma.
Il y a cent ans prenait fin la Première Guerre mondiale et le livre bilingue (en français et en anglais) qui vient de paraître sous votre direction Cent ans après: la mémoire de la Première Guerre mondiale / One hundred years after: The memory of the First World War (Athènes 2018) présente des formes de la mémoire du conflit dans l’Europe. Il ne fait guère de doute que la mémoire européenne autour de la Grande Guerre n’est ni homogénéisée, ni unique. Pourriez-vous nous parler de principales raisons qui expliquent cette mémoire hétérogène d’un pays à un autre ?
Il est vrai que la mémoire de la Première Guerre mondiale dans l’espace européen n’a pas un caractère unique, ce qui se reflète dans les contributions de ce volume, qui couvrent de nombreux exemples nationaux. Comme le professeur et académicien George-Henri Soutou le souligne dans son texte, nous pouvons peut-être parler de quelques points de convergence de la mémoire de cette guerre à un niveau européen plus large, mais pas d’un récit unique.
Même si cephénomène peut s’expliquer de plusieurs manières, il existe toutefois un axe principal autour duquel nous devons concentrer notre attention. La Grande Guerre a touché de manière décisive presque tous les pays de la carte européenne actuelle, qu’ils y aient participé en tant que puissances belligérantes, qu’ils soient restés neutres ou même qu’ils se soient formés en tant qu’entités étatiques, une fois les hostilités terminées.
Cependant, les manières de se référer à cette guerre et les mécanismes de son souvenir varient considérablement, portant un caractère national distinct, puisqu’elles ont été façonnées dans une large mesure sur la base des particularités de l’histoire nationale de chaque pays et des caractéristiques sociopolitiques qui y prévalent lors de différentes périodes.
Même si dans plusieurs pays européens (notamment la France) la Grande Guerre a occupé, et occupe encore, une place primordiale dans la mémoire collective et la sphère publique, en Grèce ce grand événement historique est, comme vous le dites, « une guerre oubliée». Comment peut-on comprendre le désintérêt de la Grèce à l’égard de la Première guerre mondiale ?
Plusieurs raisons peuvent expliquer cet intérêt réduit des Grecs pour la Première Guerre mondiale. Je vais essayer de codifier en trois parties les principales raisons de ce phénomène.
Tout d’abord, la Première Guerre mondiale s’est déroulée au milieu d’une décennie cruciale et décisive pour l’histoire de la Grèce moderne. Cette décennie a commencé avec le triomphe militaire et diplomatique des guerres Balkaniques (1912-1913) et s’est achevée avec la Catastrophe de l’Asie mineure et la signature du Traité de Lausanne (1922-1923), qui ont marqué la fin définitive de la Grande Idée. Le souvenir glorieux des guerres Balkaniques et le traumatisme de la Catastrophe de l’Asie mineure ont presque complètement éclipsé les développements intermédiaires, malgré la très grande importance qu’ils avaient pour l’issue finale de la question grecque.
Une deuxième raison est que la participation officielle grecque dans la Première Guerre mondiale a été de courte durée, puisqu’elle concernait essentiellement la dernière année de la guerre, l’année 1918. Les événements des années précédentes de la guerre dans l’espace grec, en dépit de leur corrélation directe à la guerre en évolution, étaient de nature fragmentaire et indissolublement liés à la question particulière du Schisme nationale sur la scène politique intérieure; la conséquence de tout cela a été l’incapacité de former un récit unique et dominant sur l’implication du pays dans la Première Guerre mondiale.
Un troisième facteur d’importance décisive concerne le rôle catalyseur des années 1940 qui, avec leur caractère traumatique multiple, ont éclipsé non seulement la Première Guerre mondiale, mais également tous les autres événements de l’histoire grecque moderne, tant au niveau de l’historiographie qu’au niveau de la mémoire.
Contrairement alors à la Première Guerre mondiale, vous soutenez que le poids des années 1940 et de la Deuxième Guerre mondiale est toujours présent en Grèce, que ce soit au niveau de l’historiographie et de la recherche universitaire ou du dialogue dans la sphère publique.
Il est vrai que les années 1940 possèdent toujours une position dominante dans le débat public et universitaire concernant l’histoire grecque moderne. En effet, la période des années 1940-1949 n’a pas franchi le stade de la pleine historisation : il reste encore un nombre important de personnes qui ont vécu les événements de l’époque et qui contribuent souvent avec leurs témoignages (très demandés, il est vrai), au débat sur ces années.
En outre, le caractère extrêmement traumatisant des événements de cette période, combiné aux conditions sociopolitiques des décennies suivantes en Grèce, a provoqué tardivement l’intégration à la recherche scientifique d’aspects très importants (comme, par exemple, la Guerre civile grecque ou le sort des juifs grecs). Il y a, par conséquent, de nombreuses questions qui restent ouvertes et qui justifient pleinement le maintien d’un grand intérêt.
L’expérience de ces dernières années a clairement démontré que nombre de principaux défis concernant l’histoire de cette décennie restent toujours d’actualité et constituent une partie essentielle du débat public à ce jour. Nous pouvons mentionner de manière caractéristique les questions des dédommagements allemands, du traitement des juifs de Grèce, ou, encore, des aspects idéologiques du conflit civil des années 1946-1949. Le maintien de la dynamique de ces questions explique évidemment l’intérêt que suscite encore l’histoire polymorphe des années 1940.
Parlons un peu de l’ « Histoire publique » qui constitue un autre domaine de recherche pour vous: il s’agit d’un domaine distinct de l’Histoire qui attire l’intérêt universitaire ces dernières années. Qu’est-ce qu’on entend par ce terme et quelles sont les principales expressions de l’« Histoire publique » en Grèce ?
L’Histoire publique (en France on parle aussi d’«Usages publics de l’Histoire ») est un domaine d’études relativement nouveau. Cependant, malgré la forte croissance qu’il a connu ces dernières années, il n’existe pas de définition unanimement acceptée du terme. Sur la base de la version la plus répandue, on peut dire que l’Histoire publique se réfère à des narrations sur des questions importantes du passé, qui ne passent pas nécessairement par les canaux de l’histoire académique. Pour donner quelques exemples, l’Histoire publique inclut la gestion et la narration du passé à travers des films cinématographiques, des expositions de musées, des émissions de télévision, des articles sur internet, ainsi que des sujets tels que l’histoire scolaire ou la mémoire institutionnalisée lors de cérémonies et de commémorations.
En Grèce, la recherche systématique sur l’Histoire publique date d’environ deux décennies, bien que les exemples d’étude pertinents aient de profondes racines historiques – il suffit de considérer la grande influence diachronique de facteurs tels que la littérature et les rituels publics sur la formation des consciences sur le passé. Au cours des dernières années, l’essor de l’Histoire publique s’accompagne d’une expansion spectaculaire et d’une multiplication des actions pertinentes – on peut mentionner à titre indicatif le grand intérêt porté à l’histoire orale, à l’organisation de promenades historiques et à la réalisation fréquente d’émissions historiques sur la radio et la télévision.
Vous avez parlé du cinéma et je sais que récemment vous avez écrit un livre sur la relation entre l’Histoire et le cinéma (H Iστορία στη μεγάλη οθόνη / L’Histoire sur le grand écran, Athènes 2017). Pourriez-vous nous dire quels sont les aperçus de l’histoire contemporaine grecque dans la production cinématographique grecque ? Pourriez-vous nous donner un ou deux exemples et faire une comparaison par rapport au cas français ?
Bien que le cinéma grec ait présenté un nombre remarquable de films avec des références thématiques à l’histoire grecque moderne, leur empreinte reste pourtant plutôt limitée par rapport à d’autres cinématographies nationales.
Au cours des années de la grande apogée du cinéma commercial (durant les décennies 1950-1960), les réalisateurs grecs ont, à quelques exceptions près, traité les questions historiques de manière conventionnelle et unidimensionnelle, sous la pression du contexte politique et social de l’époque. Ce n’est seulement qu’après 1970, que le Nouveau Cinéma Grec, ayant pour représentants éminents, entre autres, Théodoros Angelopoulos et Pantelis Voulgaris, a tenté de porter un regard différent sur les pages controversées de l’histoire récente, tandis qu’après 1990, l’attention des réalisateurs s’est tournée sur la question brulante de l’immigration et des identités dans la société grecque.
Le cas de la France est très différent, car dans ce pays, le lien entre le cinéma avec l’État national et le récit du passé trouve ses racines dans les toutes premières années de l’histoire du cinéma.
En plus, des films qui ont fidèlement servi le récit national, les réalisateurs français ont produit des films considérés comme des étapes décisives, secouant les eaux stagnantes dans lesquelles les Français entretenaient une relation avec leur passé – mentionnons par exemple le film Le Chagrin et la pitié de Marcel Ophuls qui a contesté la version dominante de l’histoire française pendant la Seconde Guerre mondiale, ainsi que le film Shoah de Claude Lanzmann, qui a exercé une grande influence sur la manière de faire face à l’Holocauste et au déplacement des juifs de France.
Un de vos domaines de recherche concerne aussi l’enseignement de questions « sensibles » à l’école. Quelle est la situation aujourd’hui dans l’école grecque ?
Ce sujet constitue aujourd’hui l’une des préoccupations majeures des historiens et des théoriciens de l’éducation. Les questions sensibles ou controversées du passé sont généralement caractérisées par une dimension traumatisante, provoquant des débats publics intenses ou même des différends sociaux, nécessitant une gestion extrêmement prudente au niveau particulier de la classe d’école. L’Holocauste et la guerre d’Algérie à l’École française, ou encore le traitement de la Guerre civile dans le système éducatif grec, constituent des exemples.
La recherche moderne converge sur la nécessité d’inclure des questions sensibles et traumatiques dans l’enseignement de l’histoire à l’école. Comme ces thèmes sont par nature caractérisés par la possibilité d’interprétations multiples et souvent contradictoires, leur enseignement est considéré comme indispensable au développement de l’esprit critique et de la conscience citoyenne parmi les élèves.
Comme de nombreux chercheurs l’ont souligné, le dépassement d’un traumatisme par rapport à l’histoire au niveau collectif passe nécessairement par son historicisation, à savoir par la narration (et non pas par le silence), l’étude globale de tous ses aspects et par son intégration organique dans un contexte historique précis. Cela évite une prise en compte unilatérale de ces questions, tout en créant les conditions propres à l’intégration en douceur des jeunes citoyens dans un environnement social de plus en plus complexe et exigeant.
*Interview accordée à Magdalini Varoucha | GreceHebdo.gr