A Bruxelles, un groupe de jeunes gens composé de musicologues, chercheurs, musiciens et danseurs ont créé “Mouseion : Centre d’études musicologiques et choréologiques des mondes grecs“, à savoir un espace qui ambitionne d’ être « un lieu d’échanges intellectuels et artistiques mais aussi un lieu de production, de conservation et de diffusion des savoirs ».
GrèceHebdo* a voulu en savoir plus sur se pencher sur cette initiative originale, mais aussi parler d’une manière plus approfondie de la musique et ses danses traditionnelles de Grèce, en remontant à ses origines voire à ses influences historiques et géographiques.
Dans ce contexte, on s’est entretenu avec l’un des fondateurs et gérant de Mouseion, Dimitris Ganniodis. Né à Bruxelles en 1989, bachelier d’anthropologie (Université Libre de Bruxelles) Dimitris Gianniodis est étudiant en master à l’Université de Paris-Nanterre, avec une spécialisation en ethnomusicologie. Ses recherches portent sur les processus de transformation des traditions musicales et chantées. et je travaille pour l’instant sur l’île de Chios d’où est originaire son grand-père paternel. Les travaux actuels de Gianniodis portent sur l’ étude de la musique traditionnelle de l’ île de Chio.
Dans l’entretien accordé à Grèce Hebdo*, Dimitris Gianniodis nous dresse une carte de traditions musicales et chorographiques venant de différentes régions de la Grèce et nous parlent des influences historiques de ce grand mosaïque qui va du rebetiko jusqu’ à la musique populaire en traversant le territoire hellénique de la Macédoine jusqu’à la Crète.
Qu’est qu’on entend par « musique traditionnelle grecque « ? Est-ce que vous pourriez nous donner une définition ?
C’est sans doute la question à la fois la plus difficile et la plus fondamentale que l’on peut se poser. La musique traditionnelle grecque est une mosaïque insaisissable à l’œil nu, pour ceux qui l’étudient et qui ont le regard rivé sur ses fragments. De prime abord, la tradition d’un lieu et de ses habitants nous frappe par sa profondeur, son immédiateté, sa simplicité. C’est la grandeur des belles compositions. A ce stade, on est souvent pénétré du sentiment que la musique est un langage universel. Puis, lorsqu’on s’attèle à en comprendre les légers contrastes et les jeux d’opposition, on en vient à se dire que chaque idiome est irréductiblement particulier. Viennent alors les regrets de ne pas avoir commencé plus tôt et de ne disposer que d’une seule vie. Les générations de chercheurs, laographes, musicologues Grecs et étrangers qui se sont succédées et qui ont accumulé des sommes de connaissances incroyables démontrent bien que la question n’est jamais épuisée.
En anthropologie française, une définition de la tradition qui fait date est celle de Gérard Lenclud. Il l’envisage comme un point de vue que les membres d’une communauté développent sur les êtres et les événements qui les ont précédés et avec lesquels ils se reconnaissent un lien. Ce serait donc une forme de “filiation inversée” opérée par les acteurs, une “rétroprojection” du passé au présent informant et normant ce dernier. C’est une option élégante mais qui a un défaut : chaque type de musique, que l’on parle de laïka, d’entechna, de rebetika, de rock ou de hiphop devient alors traditionnel. Je pense qu’une manière simple de contourner ce défaut est de partir du principe que la tradition (paradosi) existe dans la mesure où les membres d’une communauté admettent son existence et adaptent leur comportement en fonction d’elle, mais je suis pour l’abolition du terme comme concept analytique en anthropologie car je pense qu’il ne mène nulle part. Une définition a minima de la tradition musicale d’un lieu serait alors un ensemble constitué des situations, des types d’interactions, du répertoire et des instruments reconnus comme tels par les membres d’une communauté. Le problème d’une telle définition est qu’elle est ou tautologique ou incomplète. Mais nul n’a dit que tous les objets de l’esprit se résolvent dans le langage…
Est-ce qu’il y a des régions de référence, une sorte de «carte » par rapport aux traditions musicologiques et choréologiques du pays ?
Lambros Liavas, ethnomusicologue connu pour avoir longtemps présenté l’émission To alati tis gis a entamé cette oeuvre titanesque en proposant une série d’ouvrages portant le nom de « Mousikos chartis tou Ellinismou ». On trouve ainsi des tomes dédiés à l’Epire, au Dodécanèse, au Nord-Est Egéen. On reconnait également des spécificités aux musiques du Péloponnèse, de l’Heptanèse (les sept îles ioniennes) à la Grèce Centrale, au Pont-Euxin, à la Cappadoce… La provenance géographique est une des catégories fondamentales utilisées en recherche pour « situer culturellement » un artefact, qu’il s’agisse d’une danse, d’un chant, d’un costume ou autre. Des émissions telles que O topos kai to tragoudi tou de Giorgis Melikis ou Mousiko Oidoporiko de Domna Samiou fonctionnaient selon ce principe, les cd produits par Simon Karas aussi.
Avec un peu d’habitude, on reconnait certains traits caractéristiques régionaux, visuels, acoustiques, situationnels. On peut dire de l’île de Chios, île sur laquelle j’effectue actuellement un terrain, qu’elle a un idiome musical partagé avec d’autres îles du Nord-Est Egéen et qui a été adopté, utilisé et transformé pendant plusieurs millénaires par les habitants de la région. C’est une koiné qui s’entend de l’Asie Mineure jusqu’aux côtes de Thrace et à l’île d’Icarie.
Des musiciens accompagnent les mariés à Dafnonas, Chios. De gauche à droite: Konstantinos Kampouras (violon), Konstantinos Giasemis (violon), Stefanos Neamonitakis (klarino), Kostis Riskakis (luth), Manolis (accordéon). Chios, debut des années 1950.
Au-delà de ces frontières, on ressent la musique différemment; sur les monts de Thrace par exemple, où les Ménades couronnées de lierre démembrèrent Orphée, des hommes portant le chapeau de laine se saisissent par la ceinture et dansent le Zonaradikos accompagnés de la gaïda.
Aux frontières du Dodécanèse, les hommes improvisent des distiques en frottant leur archet orné de grelots sur une lyre piriforme qu’ils posent sur leur genou. Chios est au carrefour de ces régions et des Cyclades. Elle est si proche de l’Anatolie qu’on y entend jouer de la clarinette, fait rare dans les îles. A ma connaissance, on en joue aussi à Lesbos et à Eubée, cette dernière étant généralement considérée comme une île « semi-continentale ».
Sur le plan historique, quelles sont les traditions qui ont influencé les musiques traditionnelles et les instruments musicaux de Grèce ?
Selon moi, les populations hellénophones et grecques au sens large se sont toujours distinguées par leur capacité à recueillir des traditions étrangères, à les filtrer et en extraire une essence particulière, en accord avec leurs moyens d’expression et leur sensibilitépropre. La Grèce est une terre d’acclimatation et de nouvelles synthèses. Ce fait se vérifie historiquement, que l’on parle d’outils de communication avec l’alphabet phénicien, d’éléments cultuels avec les dieux -pensez à l’origine d’Aphrodite ou de Dionysos, comme aux origines du dieu des monothéismes… Les exemples sont innombrables. En ce qui concerne les modes musicaux de l’Antiquité, leur appellation témoigne déjà des différences régionales relevées à l’époque : ionien, dorien, éolien, phrygien, lydien… Il est évident que chaque époque, chaque configuration socioculturelle y ont laissé une empreinte.
Concernant ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler l’époque byzantine, on trouve dans les manuscrits des partitions portant des noms tels que Voulgarikon ou Persikon. Il y a un consensus sur le fait que la technique de la corde frottée provient d’Asie Centrale et les premières représentations byzantines datent du 10ème siècle, ce qui fait de la lyre moderne, l’un des instruments fondateurs de notre culture musicale, un emprunt. La Renaissance italienne, par l’intermédiaire des Vénitiens et des Génois, nous a entre autres choses apporté la rime inconnue jusqu’alors. L’occupation ottomane a également considérablement influencé le vocabulaire musical grec contemporain. Dromoi (en grec : chemins), qui sont les modes musicaux utilisés dans laïka, chansons populaires grecques, (ousak, niavent, hitzaz, sabah) proviennent de la théorie musicale arabo-perso-turque…
Ici encore, l’exemple de la traditionmusicochoreutique de Chio est éclairant : dans les fêtes locales (panégyres) de l’île, on danse le syrtos, le ballos, le tsifteteli et le zeïbekikos, principalement. Si on s’arrête un instant sur les noms de ces danses, avec un peu d’imagination, on peut y trouver une sorte d’allégorie du destin de la Grèce. Le nom de syrtos est purement grec et est attesté depuis l’Antiquité, le ballos est probablement d’origine italienne. Le tsifteteli (qui signifie diplochordo, double-corde en raison de la technique de jeu particulière au violon associée à cette danse) et le zeïbekikos sont liés à la culture de l’Asie Mineure ; les noms sont turcomans. La culture musicale contemporaine de Chio est cette synthèse, l’arbre dont les racines puisent dans les différentes strates historiques qui ont forgé le présent.
Ces réalités sont difficilement compréhensibles lorsqu’on envisage la tradition musicochoreutique d’un lieu sous l’angle des Etats-nations modernes et de leurs frontières. C’est un premier biais. Il existe également un préjugé tacite mais très prégnant qui a longtemps biaisé la recherche et qui voudrait qu’être producteur d’un artefact culturel vaut mieux qu’être emprunteur et synthétiseur. C’est une approche assez étonnante lorsqu’on y pense ; il y aurait ainsi dans l’histoire de la civilisation humaine des créanciers et des débiteurs culturels, ces derniers devenant des obligés auprès des premiers. Mais il convient, une fois que l’on s’est dégagé de ces deux biais, de ne pas tomber dans l’autre piège qui nous guette, celui d’imaginer que tout est emprunt inconsidéré : l’un des facteurs important à pondérer est précisément le fait qu’une communauté se refuse à certains emprunts pour des raisons tout aussi intéressantes. Lorsqu’on a ces éléments à l’esprit et que l’on commence à faire des lectures transversales, la grande aventure commence. On se prend à suivre la destinée des chants et des danses dans le temps et l’espace, et ces routes nous mènent aux réseaux commerciaux de la Méditerranée, à la route de la soie… L’anthropologue se doit alors d’avoir une culture sommaire en philologie, en démographie, en histoire pour rendre ses couleurs chatoyantes à la fresque qu’il tente de reconstruire.
Le « rebetiko » est un autre genre de la musique grecque qui suscite de l’intérêt en dehors du pays, (voir récemment l’Unesco), en tant que patrimoine culturel. Pourquoi ?
J’y réfléchis souvent et ma réponse pourra surprendre. Je crois que le rebetiko a bénéficié d’un concours de circonstances totalement indépendant de ses qualités intrinsèques. Premièrement, il faut rendre hommage au travail considérable effectué par les Grecs pour la sauvegarde et la continuation de ce patrimoine musical. Je pense ici aux centaines de musiciens qui ont produit une discographie impressionnante, à des communautés de passionnés telles que rebetiko-sealabs, un forum collaboratif où l’on trouve des informations passionnantes sur l’histoire du genre. Je pense aussi à des hommes tels que Costas Ferris. Sa série Istoria tou rebetikou mériterait d’être traduite et que dire de son film Rebetiko qui est à mon sens un chef-d’œuvre cinématographique… C’est une tragédie dont le public connait le dénouement, l’histoire de la répétition des destins d’Adrianna et de Marika, traversés par les thèmes éternels de la guerre et de l’émigration. Et cette scène autour de la tombe… L’homme qui refuse de céder son instrument à son voisin ; la jalousie des musiciens qui s’exprime jusque face à la mort. Un chef-d’oeuvre.
En quoi consiste le « Centre d’études musicologiques et choréologiques des mondes grecs » (Mouseion) à Bruxelles ? Quelles sont les principaux objectifs de votre initiative ?
En Grèce, chaque village ou presque dispose d’une association culturelle où l’on peut apprendre la danse et la musique. Les grandes villes en regorgent et il existe de superbes archives contenant des trésors musicaux comme celles de Simon Kara, de Melpo Merlier, de Domna Samiou… En Belgique, il existe aussi des associations qui constituent des lieux centraux dans la continuation de cette tradition musicale pour les Grecs de la diaspora. Je pense notamment à celle de Maria Douvalis auprès de laquelle j’ai beaucoup appris et dont l’effort dans l’organisation de fêtes et d’événements culturels est incomparable. Mais il n’existe aucune archive. Mouseion vise à combler ce vide et à entamer le travail de compilation des travaux déjà effectués, nécessaire à une production scientifique francophone plus éclairée et donc plus efficace. Il vise également, par le biais de sa page Facebook à proposer au public francophone intéressé par les traditions musicales de Grèce des traductions de texte et des éléments de contexte propres à susciter l’intérêt. J’effectue par ailleurs des enregistrements dans le cadre de mes recherches en gardant à l’esprit que dans cent ans, ils intéresseront certainement quelques chercheurs comme m’intéressent aujourd’hui ceux de mes illustres prédécesseurs. La connaissance est faite pour être partagée.
Pourquoi croyez-vous que la musique et les danses traditionnelles de Grèce méritent-elles d’être découvertes aujourd’hui ?
Elles méritent d’être découvertes par différents publics et ce pour différentes raisons. J’en évoquerai deux qui me paraissent particulièrement importantes. Depuis que j’ai le goût de l’histoire, je suis les travaux de brillants hellénistes français. Pierre Vidal-Naquet, pour ne citer que lui, a profondément marqué mon regard sur la Grèce contemporaine et je me suis toujours étonné du fait qu’à ma connaissance, aucun helléniste n’ait envisagé sérieusement l’idée que la culture néohellénique constitue un moyen d’accès privilégié à la culture de la Grèce Antique. Certains auteurs en ont eu l’intuition, on peut notamment la lire dans certains textes de Jacques Lacarrière. Samuel Baud-Bovy, dont les travaux sont très connus dans le domaine de la musicologie grecque, a quant à lui tenter de démontrer cette continuité au niveau notamment du rythme et de la prosodie et a habilement suggéré que cette continuité musicale n’a rien d’improbable si l’on songe à la continuité de la langue. Personnellement, je ne peux m’empêcher d’avoir à l’esprit les fêtes de village contemporaines lorsque je lis certains textes de Claude Calame. Voilà pour la première raison, qui est d’ordre scientifique.
La seconde est plus directement liée aux pratiques de la danse et de la musique et à leur rôle dans la société contemporaine. C’est très personnel mais en tant que chercheur et en tant que citoyen, je ne trouve que peu d’attrait au concept étheré d’esthétique. Les musées me font souvent l’effet de coquilles vides déguisées en temples et les applaudissements suivis d’un silence complet dans une salle de concert sonnent faux à mes oreilles. Ce qui me semble digne d’intérêt, c’est l’acte de création, la « poïétique » et le fait qu’en musique dite traditionnelle, cet acte de création est le fruit d’interactions directes entre les membres d’une communauté. En ces temps de mondialisation, où la tentation est grande de céder aux plaisirs de la consommation passive, ce trésor inépuisable de poèmes, de pas, de motifs mélodiques constitue un excellent outil d’expression et demeure un moyen unique pour les hommes et les femmes de participer activement à l’élaboration d’une culture qui est leur bien inaliénable et qui parle d’eux. Car ce qui rend la tradition si intéressante, c’est qu’elle est avant tout l’affaire des êtres humains qui lui donnent sens.
*Interview accordée à Magdalini Varoucha
M.V.