Christos Tsakas a obtenu son doctorat en Histoire à l’Université de Crète en 2015 avec sa thèse sur les « Entreprises Grecques et le Défi Européen, Années 1950 – 1970 ». Il est en ce moment chercheur associé à l’Institut Universitaire Européen de Florence, ayant été nommé Max Weber Fellow pour l’année 2017–18. Il poursuivra sa recherche l’année prochaine (2018-2019) au Centre des Études Helléniques Seeger à l’Université de Princeton, en tant que Chercheur Postdoctoral titulaire de la bourse « Hannah Seeger Davis ». À l’occasion de la parution à venir de son livre Vieux Amis. Grèce, Allemagne et l’Intégration Européenne, 1953-1981 aux Éditions Romiosini (en allemand), Grèce Hebdo l’a interviewé sur les enjeux académiques de l’histoire de l’Intégration Européenne – un sujet qui sous-tend bien sûr toujours le débat politique sur l’avenir de l’Union Européenne.
Le parcours de l’adhésion grecque aux Communautés Européennes a constitué jusque récemment un champ d’étude privilégié pour des disciplines telles que Sciences Politiques et Études Diplomatiques. Dans quelle mesure les nouvelles perspectives offertes par l’Histoire Économique peuvent elles enrichir le débat scientifique ?
En effet, vous avez totalement raison, mais ceci n’est pas seulement une caractéristique propre au cas grec. Le champ de l’unification européenne a longtemps été objet d’étude soit d’approches synchroniques traitant des différents défis politiques de ce projet, soit d’une conception traditionnelle de la scène européenne en tant que simple somme de tous les États-membres concernés. En tout cas, le poids des outils méthodologiques des Sciences Politiques a été déterminant (et continue à l’être), l’Histoire Diplomatique ayant de son côté éclairé les aspirations nationales (et souvent contradictoires) des pays plus ou moins engagés dans ce processus, à l’aide surtout des archives organisées des pays fondateurs de la Communauté ainsi que ceux de la Grande Bretagne, beaucoup moins enthousiaste. La grande rupture dans ce champ survient au début des années 1990, avec l’ouvrage désormais classique de l’historien britannique Alan S. Milward, The European Rescue of the Nation-State, qui a mis au cœur de la problématique les aspirations économiques que servait le projet de l’unification européenne. Ce qui est encore plus intéressant toutefois, à part les références aux sujets économiques, c’est la lecture de l’économie à travers le prisme de stratégies nationales coordonnées, avec comme but l’interprétation des questions politiques qui traversaient l’Europe de l’Ouest d’après-guerre : la division de travail entre anciens alliés et ennemis, la question allemande, les relations avec le Bloc de l’Est.
Aujourd’hui, une telle démarche reste encore inachevée. Le cas grec aussi est de ce point de vue indicatif. Même des études historiques assez récentes, avec une documentation à base d’archives très solide, tendent à traiter l’adhésion de la Grèce à la CEE principalement en tant que résultat de nécessités politiques de la période d’après-guerre ou de finalités de la Guerre Froide. Bien sûr, ces facteurs sont décisifs pour comprendre la conjoncture de l’adhésion grecque ; mais ils omettent toutefois une préhistoire de plus de vingt ans, celle de l’incorporation de l’économie grecque dans le Marché Commun, qui a été marquée par un développement rapide et une industrialisation qui a littéralement transformé le pays, en l’aidant à poursuivre le statut d’État-membre de la Communauté dès que les conditions politiques ont rendu ceci possible, avec la chute de la dictature. Il est plutôt difficile d’expliquer comment la Grèce s’est trouvée premier pays méditerranéen membre d’un club qui était jusqu’à ce moment constitué seulement d’États développés, si on ne tient pas compte exactement de ces processus qui ont précédé l’adhésion à la CEE. Et ainsi on se trouve souvent piégés par une interprétation simpliste de questions beaucoup plus complexes, comme celle du choix stratégique de l’élargissement de la CEE/UE, à travers des termes tels que « correct », « erreur » ou « paradoxe », comme il a été d’habitude parmi le personnel politique européen et grec tout au long de la crise.
Une des contributions de votre recherche a été de constater la participation active des milieux d’affaires grecs dans la formation de la soi-disant stratégie européenne occidentale de la Grèce durant la période 1950-1970. Est-ce que votre recherche contribue au débat sur l’autonomie relative de l’appareil d’État ?
Le concept de l’autonomie relative de l’appareil d’État par rapport aux intérêts privés partiels aspirait, au moment de sa conception, à dresser une limite théorique à l’égard d’approches instrumentalistes sur l’État, qui visionnaient celui-ci en tant qu’instrument des classes dominantes. Cette perspective (ndlr, instrumentaliste) étaient présente parmi grand nombre d’approches analytiques au sein du marxisme orthodoxe jusqu’aux années 1960. Par contre, l’historiographie grecque traitant de la participation de la Grèce à l’unification européenne semble souffrir du problème inverse. La plupart des études disponibles qui décident de traiter de la question des intérêts privés se prononcent sur le sujet en soulignant que les intérêts privés n’ont joué aucun rôle réel quant au choix européen de la Grèce. L’argument mis en avant est que durant la conjoncture de la Guerre Froide, l’État devait se tenir en dehors d’intérêts de classe partiels, avec pour but principal de servir aux finalités géopolitiques.
Toutefois, pendant ces dernières années, on assiste à un changement sur le plan international, avec des approches qui éclairent le rôle des acteurs sociaux dans le processus de l’unification européenne (par exemple, syndicats ouvriers et syndicats d’agriculteurs, organisations environnementales, partis politiques). Dans ce contexte, il y un intérêt de plus en plus important quant au rôle des entreprises, des organisations d’entreprises et des réseaux d’entreprises au niveau national et européen. Ma recherche se trouve en dialogue avec cette tendance, non pas tellement dans le but de faire partie d’une Histoire des Entreprises, mais plutôt dans le but de traiter de questions plus générales qui ont à voir avec l’unification européenne et la politique européenne de la Grèce dans une perspective historique. En étudiant les estimations, les craintes, les espoirs et, bien sûr, les initiatives d’investissement et les interventions politiques (publiques ou en coulisses) des milieux d’affaires et de leurs organisations dans le cadre de l’association à la CEE, je suggère qu’on peut mieux comprendre de quelle façon la perspective européenne a constitué un facteur majeur de transformation de la société grecque au niveau économique, politique et idéologique.
À la suite de votre recherche doctorale, votre livre centre sur la relation entre la Grèce et l’Allemagne durant la période 1953-1981 et sur l’interdépendance des intérêts économiques et des logiques de production dans les deux pays. Dans ce sens, votre analyse relativise-t-elle une analyse, disons, « idéaliste » de l’Intégration Européenne qui est très courante, ainsi que des lieux communs sur le soi-disant caractère « manquant » des milieux d’affaires grecs ?
Je vous remercie de cette lecture généreuse de ma recherche. Écoutez, j’ai tout d’abord essayé d’éclairer la responsabilité partagée entre les sections dominantes des blocs de pouvoirs respectifs de la métropole européenne et des pays de la périphérie sur quant àla mise au point du modèle de développement de l’après-guerre qui a été adopté par ces dernières. Mon argument principal est qu’on ne peut pas comprendre ce processus (lequel, soit dit en passant, est d’une importance extrême pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui) en dehors du cadre de l’unification européenne. Mon étude de cas, les relations gréco-allemandes, constituent dans ce cadre un exemple utile qui montre qu’il est peu profitable, d’un point de vue politique et historique, de s’adonner au jeu de reproches du genre qu’on a assisté entre le Nord et le Sud Européen durant les années de la crise de l’eurozone. Tout au long de ma recherche je me suis trouvé face à des surprises qui ont élargi ma problématique et (j’espère) ont raffiné mon analyse : par exemple, la dépendance des chantiers navals allemands, largement détruits par la guerre, vis-à-vis les commandes grecs durant les années du « miracle économique » allemand ont montré comment le « centre » européen a constitué une des « périphéries » du terrain d’action de ces précurseurs de la mondialisation moderne qu’ont été les armateurs grecs de l’envergure de Aristotelis Onassis et Stavros Niarchos. Ces derniers n’ont pas été évidemment des cas typiques des milieux d’affaires grecs ; ils ont constitué toutefois bel et bien une partie de ce monde, surtout dans la phase du développement rapide de l’après-guerre. Les investissements du capital armateur dans l’industrie avec comme but de profiter de tout avantage comparatif de l’économie grecque, l’expansion dans des nouveaux secteurs avec comme but l’intégration verticale ou la différenciation des activités d’affaires des armateurs, mais aussi leurs alliances stratégiques avec le capital industriel du pays, tout ça montre que l’image des milieux d’affaires grecs est beaucoup plus complexe que ce qu’on a l’habitude de supposer.
Votre recherché coïncide avec, entre autres, un intérêt scientifique grandissant pour la période de la dictature des colonels (1967-1974). Quelles sont les défis analytiques, les opportunités, mais aussi les « dangers » pour ces nouvelles démarches ?
Un grand défi et un point d’intérêt (ndlr, pour chaque historien) consiste toujours à se demander si on a quelque chose de nouveau à contribuer à cette période pratiquement inconnue de l’histoire grecque récente; je crains que la recherche historique sur le cas grec ne se déroule d’une manière très lente par rapport aux Espagnols et les Portugais qui étudient sous de multiples aspects les phases ultérieures des dictatures de ces pays ainsi que l’expérience de la transition démocratique. Inversement, le danger consiste à répéter d’une manière commémorative ou recycler des choses qu’on connaît déjà dans des conférences académiques en Grèce ou l’étranger. Ça a été largement le cas lors du 50ème anniversaire du Coup d’État (ndlr, celui de 1967-1974), ainsi que quelques années auparavant lors du 40ème anniversaire de la Restauration de la Démocratie. En tout cas, la période de la dictature est un cas qui permet une fusion fructueuse entre, d’un côté, des outils analytiques qui ont été proposés par des politologues dans le champ des « études de l’autoritarisme » et, de l’autre côté, les méthodes de l’Histoire ; le but (et défi savant, si vous le voulez) est d’incorporer organiquement dans l’histoire moderne grecque cette parenthèse qu’est encore la dictature des colonels.
En positionnant la dictature dans le temps et d’une manière équilibrée, on pourra de suite aborder d’autres questions qui sont liées à ce sujet. Notamment : une certaine tendance à idéaliser la situation politique du pays avant et, surtout, après la dictature, le degrés de continuité ou discontinuité de l’État et de l’hégémonie de classe pendant cette période, les relations avec le reste du monde, mais aussi, bien sûr, des questions sur les traits qualitatifs et les transformations de la vie sociale.
Hormis l’usage extensif de sources tirées d’archives, votre recherche s’est aussi fondée sur l’usage complémentaire d’entretiens avec des acteurs essentiels de cette période. Quels sont les avantages, mais aussi les limites de la soi-disant « Histoire Orale »?
Sous condition bien sûr de les croiser avec d’autres sources, les entretiens oraux constituent un composant essentiel de la recherche. Pas seulement parce qu’ils apportent des informations qu’il serait difficile de tirer des documents écrits, qui sont de toute façon toujours rédigés d’une certaine manière administrative qui les rend a priori censurés ; l’apport inestimable de l’histoire orale se trouve surtout, à mon avis, dans leur capacité de donner vie aux histoires qu’on veut dire. Et cela ne se limite pas seulement à la demande méthodologique de démocratiser l’histoire à l’aide de voix « sans voix », des gens du quotidien, des gens affaiblis ou vaincus, mais cette dimension a aussi un terrain d’application beaucoup plus vaste.
Pour éviter de parler trop théoriquement, et pour ne pas me limiter seulement à la période de la dictature, je vais vous donner un exemple tiré de ma recherche pour illustrer les avantages de cette approche. En réalisant des entretiens avec les soi-disant technocrates du régime, et surtout ceux qui ont encadré les équipes économiques des gouvernements de la dictature, j’ai pris conscience de la manière dont les conflits personnels aux plus hauts niveaux ont atteint des proportions explosives quand il a été question de définir l’orientation de l’économie politique, des grands investissements, mais aussi des relations avec le Marché Commun. De plus, même si mon travail prend comme point de départ le champ de l’histoire économique, les conversations avec des hommes d’affaires qui ont été actifs pendant cette période, m’ont permis de discerner derrière les données statistiques les aspirations et les déceptions même de ces acteurs, pour lesquels avaient été élaborées des politiques économiques d’incitation à l’investissement, de primes fiscales et de crédit bon marché. Bien sûr, on se doit d’être particulièrement attentifs vis-à-vis de tels récits, qui constituent en même temps des constructions sui generis, avec leurs stratégies apologétiques particulières.