Xenophon Contiades est professeur de droit publique et de droit de la sécurité sociale à l’Université Panteion ainsi que directeur général du Centre de droit constitutionnel européen – Fondation Themistocles & Dimitris Tsatsos à Athènes.

Ses domaines de recherche portent principalement sur le processus constitutionnel, les droits fondamentaux, en particulier les droits sociaux, les droits et les politiques de la santé, ainsi que les droits des personnes handicapées et d’autres groupes vulnérables.

Ses écrits comprennent de nombreux livres et articles dans des revues et volumes grecs, anglais, allemands et italiens. Il a participé en tant que directeur scientifique, chercheur ou expert à un grand nombre de programmes de recherche européens et nationaux et de projets de renforcement des institutions dans des pays tiers dans les domaines du droit public, des politiques publiques, de l’administration sociale et de la politique de la santé.

GreceHebdo* s’est entretenu avec Xenophon Contiades à l’occasion de la parution de son livre « Pandémie, biopolitique et droits. Le monde après Covid-19 » (éditions Kastaniotis, mai 2020), au cours de la présidence grecque du Conseil de l’Europe (du mai au novembre 2020) qui concentre ses priorités sur le respect des droits de l’homme, la démocratie et l’État de droit dans le contexte de la pandémie. Les biopolitiques de la pandémie, la recherche de  juste équilibre entre la protection de la santé publique et des droits de l’Homme, ainsi que le futur de l’Etat-providence, sont parmi les questions évoquées dans cet entretien.

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La réponse à la pandémie de Covid-19 pose aux sociétés le défi du respect des droits de l’homme. Comment peut-on éviter le risque d’un état d’urgence permanent ?

La pandémie de Covid-19 a suscité le  recul le plus grand des droits de l’homme dans les démocraties occidentales  enregistrés depuis la Seconde Guerre mondiale. La forte contagiosité du virus et le manque de préparation des systèmes de santé qui n’étaient pas capables d’anticiper, prévenir et traiter sa propagation, ont conduit à l’adoption progressive de mesures de distanciation sociale dans la plupart des pays du monde. De plus, des interventions visant à renforcer le système de la santé  et soutenir l’économie ont été introduites, tout en restreignant quelques droits individuels et collectifs.

Les mesures et les interventions décidées, sur la base des recommandations de l’Organisation mondiale de la santé, des organes consultatifs compétents et des épidémiologistes et des experts en santé publique, ont pris la forme de l’état d’urgence  ou l’état de siège et la suspension consécutive d’un certain nombre de droits, alors que dans la plupart de pays, ces droits étaient restreints par des lois ou par d’autres instruments législatifs délivrés par les gouvernements, prévus en cas de besoin urgent et imprévisible. En outre, certains pays ont opté pour l’application de l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) en suspendant l’exercice de certains droits, sous le prétexte une menace publique à la vie de la population, afin de prendre des mesures qui se situent à l’ encontre des obligations découlant de la Convention.

Dans certains États, les gouvernements ont fait appel à la crise sanitaire pour revendiquer des pouvoirs exceptionnels. Ceci était le cas d’Hongrie où le régime illibéral du Premier ministre Viktor Orban a déclaré le pays en état d’urgence pour une durée indéterminée, a prévu  la suspension des lois par décrets et a introduit des peines  d’emprisonnement pour la diffusion de fausses nouvelles en violant la liberté d’expression et de la presse.

Le Conseil de l’Europe a publié (le 7 avril 2020) une « boîte à outils » pour les  gouvernements européens sur le respect des droits de l’homme, de la démocratie et de l’État de droit pendant la crise sanitaire. En ce qui concerne les garanties constitutionnelles, il est important que les mécanismes mis en place pour faire face à la pandémie soient désactivés lorsque la crise sanitaire n’est plus une menace. Le caractère temporaire de mesures adoptées est l’un des critères les plus importants utilisés par les tribunaux pour juger de leur constitutionnalité.

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En ce qui concerne les biopolitiques de la pandémie – au sens foucaldien du terme, comme vous l’évoquez dans votre livre- comment les démocraties devraient-elles trouver l’équilibre entre la politique et l’expertise technique / scientifique?

La gestion de la pandémie est un test sérieux de la confiance des citoyens envers  le pouvoir politique. L’incorporation du discours technocratique-sanitaire dans les décisions politiques pour faire face à la pandémie est un choix raisonnable, tout en reflétant en même temps, la crise de crédibilité de la  politique.

La dépolitisation des décisions des États et leur légitimation technocratique n’est pas seulement le résultat de la crise sanitaire, mais constitue en effet un processus en cours depuis des décennies dans le contexte des transformations post-démocratiques. Ainsi, dans des conditions de pandémie, les arrangements biopolitiques s’articulent autour d’un discours technocratique désidéologisé.

En conséquence, dans la post-démocratie, les arrangements biopolitiques pour lutter contre les pandémies sont décidées sans laisser beaucoup de place en dehors du discours technocratique. Après tout, les chefs d’État qui ont ignoré les suggestions des épidémiologistes et des experts en santé publique, tels que Donald Trump, Boris Johnson et Jair Bolsonaro, ont subi de lourdes défaites politiques tout en aggravant, avec leurs décisions, les conditions sanitaires.

En résumé, face à la crise sanitaire, la légitimité technocratique des arrangements biopolitiques est considérée comme allant de soi [évidente]. La relation entre la vie biologique et la politique se trouve au cœur du conflit politique dans lequel des arrangements biopolitiques, au niveau mondial, sont formulés.
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Au fil  des dernières années, les technologies de surveillance et de traçage prennent des dimensions mondiales. Quelles sont, selon vous, les plus grandes menaces à l’ère d’un «Panoptique» mondial?
Le passage de la surveillance électronique traditionnelle, visant à lutter contre la criminalité, à une nouvelle ère où la surveillance biométrique permettra à terme de détecter les réactions psychologiques de tous les citoyens au nom de la santé publique, serait un changement d’une importance historique. Dans un monde où la surveillance biométrique serait utilisée par rapport aux événements spécifiques, en révélant les réactions psychologiques des personnes surveillées, des phénomènes tels que la cybercriminalité aux données de Cambridge Analytics ressembleraient à des techniques simplistes et obsolètes.

Dans ce contexte,  invoquer le danger d’une nouvelle pandémie qui se propage afin de violer la vie privée avec des techniques de surveillance biométrique peut être accepté dans les sociétés postmodernes lorsque la peur archaïque s’impose de nouveau, tout en engendrant la peur qui légitime le «terrorisme d’État». Tout comme après le 11 septembre 2001, quand la  priorisation de la sécurité publique fut la base d’imposition de restrictions sévères aux libertés individuelles -en particulier à la vie privée et aux droits des personnes inculpées- le 11 mars 2020 (jour de déclaration de la pandémie), peut être un jalon dans l’introduction d’un nouvel paradigme biopolitique, dont la surveillance suffocante des convictions individuelles et des comportements sociaux, rendrait insignifiants les violations des droits de l’homme consécutives aux attentats du 11 septembre.

La pandémie a remis en jeu le rôle central de l’État dans la gestion des problèmes de santé publique. Quel en serait l’effet sur l’avenir de l’État providence en Europe?

La généralisation du télétravail sous ses différentes formes est le changement le plus visible survenu dans les relations du travail en raison de la pandémie. Mais en même temps, la pandémie a conduit à des dizaines de millions de licenciements ou de congés forcés de travailleurs dans le monde, exacerbant l’insécurité et gonflant le  précariat, la classe des travailleurs en situation d’instabilité permanente concernant leur emploi et position sociale, qui comprend aussi de jeunes travailleurs dans des formes d’emploi flexibles. Cette «classe sociale» a été le plus durement touchée par la pandémie, qui a aussi exacerbé l’exclusion sociale.

La réduction et flexibilisation du temps de travail, le développement des formes de travail flexibles, le financement des politiques actives de l’emploi, notamment par la promotion de l’accès aux programmes de formation professionnelle pour les chômeurs, ainsi que des incitations dans les secteurs de l’assurance et de la fiscalité afin de créer des nouveaux emplois constituent un aspect de la réorganisation de l’État providence. La pandémie a intensifié le développement de ces politiques.

Le passage progressif de l’État providence passif à l’État providence actif n’apparaît pas comme un choix dans un processus de réformes garantissant des réponses fiables et cohérentes aux problèmes de viabilité économique des systèmes de sécurité sociale, afin d’atteindre un niveau de protection sociale satisfaisant. Ainsi, les tendances de la déréglementation continuent de gagner du terrain, exigeant la poursuite de la privatisation et de la commercialisation des services sociaux et le renforcement des programmes de « promotion de l’emploi » en compensation des prestations sociales, tout en abandonnant en réalité l’exigence de solidarité sociale.

Face à ces évolutions, où l’État providence est mis à l’épreuve/en question en termes de capacité à couvrir de nouveaux risques sociaux et à lever des fonds suffisants pour son financement dans le cadre du post-fordisme, la pandémie exacerbe l’insécurité et pousse les travailleurs et les entreprises dans la poursuite de flexibilisation des relations de travail.

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Dans votre livre, vous affirmez que la pandémie et les arrangements biopolitiques  imposés, mettent en évidence et exacerbent les inégalités sociales. Pourriez-vous élaborer un peu plus?

La pandémie et les arrangements biopolitiques qui l’ont accompagnée mettent en relief, reproduisent et exacerbent les inégalités. Par exemple, les politiques publiques en matière d’éducation par la mise en œuvre de l’enseignement à distance excluent du processus éducatif les enfants qui n’ont pas accès aux nécessaires médias digitales ou si leurs membres de famille ne disposent pas de compétences nécessaires pour les soutenir dans l’enseignement à distance.

La reproduction des inégalités sociales et économiques et leur transmission aux inégalités scolaires sont exacerbées par des conditions de contraintes biopolitiques lorsque les politiques publiques d’une importance critique ne prévoient pas de mesures supplémentaires pour les zones à faible taux de croissance et pour les familles à ressources faibles.

Les arrangements biopolitiques de la pandémie ont également exacerbé la discrimination sur base du sexe et ont contribué à la hausse importante de phénomènes de violence domestique, confirmant les déficiences des politiques publiques visant à reconstruire des identités de genre ainsi qu’au démantèlement du sexisme et à l’émancipation tangible des femmes. Pendant la période du confinement forcé, les stéréotypes sexistes, les préjugés et les pratiques de violence sexiste ont été gonflés et divulgués dans toute leur ampleur.

Concilier la vie professionnelle et familiale pendant la pandémie s’est révélé une tâche difficile, surtout pour les femmes. La répartition des rôles entre les deux sexes semble revenir aux décennies passées, prouvant que le passage d’une pseudo-égalité à une égalité réelle, implique une stratégie qui intègrerait la revendication d’une véritable élimination des inégalités dans toutes les politiques publiques. L’expansion des emplois faiblement rémunérés et la précarité de l’emploi créent des groupes de personnes en marge de l’exclusion sociale.

Paraphrasant l’aphorisme de Jean-Paul Sartre sur la peste, la pandémie n’agit que comme facteur de croissance des différences de classe: elle frappe la misère, elle épargne les riches. Bien entendu, l’inégalité la plus évidente est vécue dans les conditions de confinement, sur la base de l’espace de vie disponible par personne ; ceci reflète l’inégalité double, de classe et d’ethnique, l’inégalité du surpeuplement dans la géographie des villes.

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Source: Amna.gr

La Grèce exerce actuellement (mai-novembre 2020) la présidence du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe et a concentré ses priorités sur le respect des droits de l’homme, la démocratie et l’État de droit dans le contexte de la pandémie. Quel devrait être le rôle des entités intergouvernementales, tels que le Conseil ,  pour faire face aux défis sociaux et institutionnels?

Les causes communes de la pandémie, des politiques de gestion de la santé similaires et l’ essor mondial de l’impact économique et social sur le paradigme  biopolitique au niveau planétaire de l’éloignement social surveillé, devraient inspirer  une nouvelle stratégie pour une gouvernance juste au niveau mondial voire renforcer des projets de solidarité régionale- transnationale,  tel que le Conseil de l’Europe.

La pandémie a soulevé la question de la coopération internationale dans les domaines de la sécurité sanitaire et de la santé publique. La demande politique d’une « santé publique commune et mondiale », notamment en termes de coordination des systèmes de santé et de financement des mesures de prévention mondiales, est étroitement liée à des changements plus larges dans la gouvernance de la mondialisation y compris le choix pour qualifier les « biens collectifs mondiaux » sur la base des critères d’absence de concurrence pour leur consommation et de non-exclusion des consommateurs potentiels.

Ces biens se trouvent principalement dans les domaines de l’environnement, de l’accès aux ressources génératrices de richesse, de l’économie et de la santé, y compris des politiques de prévention et de lutte contre les épidémies mortelles.

* Propos recueillis et traduction du grec par Magdalini Varoucha | GreceHebdo.gr

[Photo d’introduction: iStock Getty Images Plus. credit: IR Stone]

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M.V.