Eleni Papagaroufali est anthropologue sociale, ayant atteint le rang de Professeure au Département d’Anthropologie Sociale de l’Université Panteion des sciences sociales et politiques à Athènes. Après avoir étudié Histoire et Archéologie à l’Université nationale et capodistrienne d’Athènes, elle s’est spécialisée en anthropologie sociale à l’Université Columbia à New York, où elle a aussi obtenu son doctorat. Sa recherche doctorale a porté sur l’anthropologie du sexe et du genre, et ses recherches ethnographiques ses sont centrées plus tard sur le corps et la santé. Plus récemment, elle a apporté un regard anthropologique innovant sur des processus politiques et des nouvelles formes de subjectivation politique en Grèce et en Europe qui pourraient être classifiées en tant que pratiques de « diplomatie douce ». Professeure Papagaroufali a effectivement opté de les nommer ainsi dans sa monographie de 2013. Grèce Hebdo* a eu l’occasion de s’entretenir avec Eleni Papagaroufali au sujet de la « diplomatie douce » et des nouveaux développements dans le champ de la gouvernance transnationale et de la diplomatie publique.    

L’enquête de terrain sur laquelle est basée votre livre a porté sur les pratiques de bon voisinage et d’aide entre grecs et citoyens de pays limitrophes à la fin des années 1990 et au début des années 2000 – jumelages de villes et d’écoles par représentants ou par internet (en dehors et au sein de l’Union Européenne), campagnes de promotion du don de sang, voyages à but éducatif et simulations diplomatiques. Pour quelle raison avez-vous décidé de les inclure dans le terme « diplomatie douce » et comment est-ce-que vous définissez celle-ci ?

C’est une très bonne question que personne ne m’avait jusqu’alors posée ; trouver la réponse pose une sorte de défi pour moi car elle est liée à divers aspects de mes intérêts académiques ces dernières années. Notamment, je pourrais évoquer mon intérêt pour le monde de la diplomatie d’où le questionnement suivant était né : pourquoi nous les anthropologues, qui sommes d’autre part les chercheurs par excellence des « rencontres » interculturelles entre sociétés « occidentales » et « non-occidentales », n’avaient jamais pris soin d’inclure la diplomatie dans nos champs de recherche ? Grâce à ce questionnement et du fait que tous les cas que j’ai étudiés étaient liés à la politique étrangère exercée par l’ONU et l’UE à l’intérieur de leurs États-membres et en dehors de ceux-là, j’ai été conduite à lire sur la soi-disant « diplomatie publique » et sur les concepts associés à celle-ci et en vogue à l’époque de mon enquête, telle que « puissance douce » (du politologue américain Joseph Nye), « loi douce », « gouvernance douce » ; ce sont les politiques dominantes de la période qui suivit la fin de la Guerre froide comme adoptées par l’ONU et l’UE dans leurs relations internationales-transnationales et qui, comme souvent répété, s’appuient sur des politiques consensuelles et non pas sur des formes de commandement.

Il s’agit en fait de politiques d’influence politico-économique en provenance « d’en haut », qui cependant suivent des pratiques ou des « activités » « douces », comme par exemple des jumelages entre des villes ou écoles européennes, qui « impliquent » la société civile et qui promettent au long terme des résultats positifs par la voie des valeurs du « multiculturalisme », du « dialogue interculturel » et de « l’entente mutuelle » entre les peuples, comprenant même ceux qui sont considérés des ennemis. Même si le terme « diplomatie douce » n’est pas tellement usité, comme j’avais eu l’occasion de le constater, je l’ai tout de même choisi au lieu d’autres termes plus ou moins pertinents, comme par exemple diplomatie publique ou diplomatie culturelle ou diplomatie citoyenne ou informelle ou petite diplomatie etc. C’est justement le point sur l’idée de la « douceur » qui renvoie à des notions plus familières à l’anthropologie, comme « pouvoir symbolique » et « violence symbolique », où le symbolique est habituellement identifié au doux, sans pour autant perdre son caractère politique, vu que les anthropologues connaissons bien que le « symbolique » ou le « culturel » ne sont pas étanches aux relations de pouvoir.

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Modèle des Nations Unies, Baden-Württemberg 2006, Stuttgart, Allemagne, les délégués de l’Assemblée Générale (Source: Wikimedia Commons/Drbashir117, licence: CC BY-SA 2.5)

Ainsi, et en prenant des libertés en quelque sorte, puisque je ne choisis pas un de ces termes là et ne suis pas les caractéristiques particulières de chacun, j’inclus dans la « diplomatie douce » toutes ces politiques à caractère non obligatoire qui, même si souvent en provenance d’institutions non gouvernementales ou d’ individus même (comme c’est souvent le cas dans la diplomatie publique), ont pour but de présenter à l’ « Autre » des discours et des pratiques en tant qu’absolument légitimes et fiables, tout en possédant la capacité de dissimuler les relations de pouvoir qui constituent le fondement de la supposée valeur de ces discours/pratiques. Ces pratiques incluent mes propres cas de recherche : des échanges de sang/transfusion sanguine entre Grèce-Turquie-Chypre en 1999-2000, les jumelages de villes gréco-turcs etc. par représentants, les jumelages électroniques entre écoles de Grèce et d’autres  pays européens, le jeu de rôles Modèle des Nations Unies avec des élèves en provenance de Grèce et d’autres pays.

Les pratiques de diplomatie douce que vous avez étudiées en Grèce et dans la région Méditerranéenne étaient-elles différentes par rapport à d’autres cas dans le contexte du monde euro-américain ?

Les pratiques de « diplomatie douce » que j’ai étudiées en Grèce et dans la région Méditerranéenne s’appuient sur des modèles en provenance et promus par le monde euro-américain, et à cause de ça, comme j’ai pu constater toujours dans la bibliographie existante, l’application de telles pratiques dans ce contexte ne se différenciait pas tellement, du moins dans le principe. Toutes ces pratiques, tant dans le Sud que dans le Nord, ou à l’Ouest et à l’Est, visent à instaurer des synergies internationales multilatérales, par la voie de la société civile, ainsi qu’à l’arrangement pacifique des « différends »  entre « peuples » qui se considèrent ennemis.

Ceci est la raison pour laquelle toutes ces pratiques adoptent la rhétorique banale et apaisante de l’amour fraternel et de la famille en tant que modèles de la communauté internationale, de la compassion et du pardon, du consensus, de la réconciliation et de la paix. À cause de ça, elles font appel à la politique du corps et des émotions, surtout en insistant sur l’ « esthétique » de la réconciliation sous la forme de multiples rituels de la coappartenance, soit dans la « famille européenne », soit dans la « famille de l’ONU ».

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Les plaques indiquant les villes jumelées avec Réthymnon en 2006 (Photo par Michael Brys, source: Wikimedia Commons, licence: CC BY 2.0)

L’émergence de la « diplomatie douce » pacifiste et sa promotion de la part d’organisations internationales telles que l’U.E. et l’ONU pendant les années 1990 et 2000 reflétaient un contexte historico-social spécifique. Est-ce que vous considérez que les développements économiques et politiques ultérieurs ont changé les conditions d’usage mais aussi le contenu même de la « diplomatie douce » ?

Selon mes lectures les plus récentes j’ai constaté que, du moins en principe, le caractère pacifiste et pacificateur de la « diplomatie douce » qui s’appuie sur la rhétorique de la « différence dans l’unité » ou même de la « diversité culturelle », n’a pas changé. C’est-à-dire, il s’agit de valeurs mises en avant par tous les pays qui les appliquent, à l’Est comme à l’Ouest, de plus en plus souvent en fait, à cause des développements politico-économiques radicaux, et qui désirent promouvoir et soumettre les « bonnes pratiques » de leur pays de façon à ce qu’elles ne paraissent pas inférieures des « valeurs européennes », qui ont réussi à s’instaurer en tant qu’« universelles ». Il paraît de même que des pays puissants et en cours d’émergence, tels que la Chine « communiste », qui jusque récemment identifiait la diplomatie douce à la « propagande en provenance de l’extérieur », l’ont développée à tel point, en investissant des milliards. Par exemple Beijing a installé partout dans le monde à peu près 320 soi-disant Instituts Confucius et réalise des centaines d’échanges d’étudiants, afin qu’elle en finisse avec les accusations de « menace rouge » et convainque les occidentaux de son orientation plutôt transnationale que nationaliste, en rappelant à tout le monde la longue histoire de son pouvoir politico-économique et culturel.

En d’autres mots, la diplomatie douce moderne continue à encapsuler des relations de pouvoir interétatiques tant à l’Est qu’à l’Ouest ; néanmoins, elle se propage rapidement, car que les gouvernements – démocratiques ou pas -, ainsi que les acteurs internationaux du marché libre, par exemple compagnies internationales, se rendent compte qu’elles peuvent parfaitement réaliser leurs buts politico-économiques à travers des coopérations multilatérales et horizontales avec l’ « Autre », au lieu d’interventions dures et verticales imposées sur l’ « Autre ». C’est pourquoi aujourd’hui la diplomatie douce est devenue presque exclusivement multilatérale, c’est-à-dire elle est exercée à travers des collaborations-coopérations avec des organisations non-gouvernementales aussi, comme par exemple des ONG locales et internationales.

En tenant compte de votre recherche mais aussi d’observations ultérieures, quel est selon vous le rôle mouvant de l’État-nation dans le champ complexe de la « diplomatie douce » ?

La bibliographie relative à la diplomatie douce, tant celle qui existait à l’époque de ma recherche, ainsi que la plus récente, met en relief deux constatations interconnectées : premièrement même si les gouvernements et leurs diplomates obligés à coopérer avec une société civile transnationale de plus en plus activement présente, toutefois les États nationaux et leurs ministères des affaires étrangères continuent à jouer un rôle nodal dans des relations internationales radicalement différenciées.

Deuxièmement, selon la bibliographe, même si les États exerçant une diplomatie douce ont bien compris que les acteurs sociaux avec lesquels ils conversent ont un caractère transnational ou même supranational, néanmoins ils continuent, parallèlement à l’exercice de leurs pratiques transnationales, d’utiliser la diplomatie douce, de légitimer et projeter la crédibilité de leur État ainsi que de leur identité nationale envers d’autres États avec qui ils coopèrent. Bien que supposément les États qui succombent à cette « faute » soient surtout des États qui ont récemment développé leur diplomatie douce, comme par exemple la Chine, on le constate aussi dans le cas d’États qui possèdent une tradition en diplomatie douce. Prenons la Suède, qui l’utilise aussi pour promouvoir ses exploits nationaux, par exemple des technologies innovantes, et concurrencer d’autres États, avec comme objectif ultérieur bien sûr la sauvegarde de ses intérêts économiques nationaux.

Toutefois, dans mon livre, j’adopte la perspective selon laquelle, malgré la reproduction des idées nationalistes ou régionalistes, toujours présente, le mouvement historique de la transnationalité suit son cours d’une manière irréversible. Ceci dit, il serait une vrai omission de ne pas prendre en compte des faits tels que : l’obligation pour les habitants des pays membres de l’ UE d’agir, depuis plusieurs années maintenant, pas seulement comme citoyens de l’UE, mais plutôt en tant que « citoyens Européens », selon le traité de Maastricht, et d’utiliser librement cette qualité sur plusieurs niveaux – local, régional, national, « européen »- Pour citer un exemple, les gens tiennent à participer aux programmes européens, comme Erasmus+, de sorte à ce qu’ils ne soient pas exclus des développements mondiaux.

De plus, même si des unions d’États-nations, comme l’UE et l’ONU ne détiennent pas une place principale dans la pensée et le cœur de leurs citoyens, ces derniers sont déjà impliqués, plus ou moins volontairement, à un tel degré qui les oblige pour le moins à s’adresser à ces unions pour se faire entendre ou aussi améliorer leur propre  position (professionnelle, sociale, etc.) ainsi que la position de leurs États-nations respectifs. Enfin, et plus important, même si les citoyens partout font recours à des stéréotypes nationaux, ils ne sont pas en position de suivre les « négociations » et « compromis » transnationaux et internationaux continus qui s’exercent entre-temps sur tous les niveaux au même moment ; dans celles-ci prennent part d’une façon officielle non seulement leurs représentants nationaux, mais aussi de centaines d’autres « groupes d’intérêts » non-élus qui représentent, en tant qu’ « experts », des compagnies – nationales ou multinationales-, des ONG, des régions, etc. et qui concurrencent les gouvernements nationaux ou coopèrent avec eux, afin de soutenir leurs propres demandes.

Votre recherche s’est focaliséetrès tôt sur l’impact des nouvelles technologies dans le champ de la « diplomatie douce », à travers des cas de jumelages électroniques  d’écoles (e-twinning) au début des années 2000. Comment jugez-vous depuis l’importance que l’internet et les médias sociaux en sont venus à détenir dans des pratiques de « diplomatie douce » entre citoyens, mais aussi dans l’exercice de la « diplomatie douce » par des États-nations ?

Durant l’époque de ma recherche, l’exigence de l’Union Européenne que les « diplomates domestiques » ou « locaux transnationaux », (par exemple les participants dans des jumelages de villes), fassent leur apprentissage dans les TIC était devenue pressante et depuis 2006 constituait un préalable pour le financement de telles initiatives de diplomatie douce. À cette époque là, les citoyens plus âgés ne connaissaient pas l’usage de l’internet et avaient réagi négativement à cette recommandation et exigence européenne. Aujourd’hui, les citoyens de tout âge et d’origines diverses, et bien sûr ceux qui sont impliqués d’une manière plus organisée dans des pratiques de diplomatie douce, ont été transformés de simples usagers de l’internet et de médias sociaux à des producteurs et médiateurs d’informations « construites » ou pas, qui concernent leurs intérêts politico-économiques et culturels sur un niveau national et international.

Ce soi-disant « renforcement » des simples citoyens, organisés ou pas, par la voie de leur compétence numérique, n’a pas seulement ébranlé – comme il est couramment dit- les limites traditionnelles entre « États-nationaux », mais a aussi menacé leur sécurité et a bouleversé les processus traditionnels de diplomatie internationale sur tous les niveaux, et particulièrement celui de la diplomatie publique.

En tenant compte du développement fulgurant des TIC, la bibliographie récente recommande impérativement aux gouvernements nationaux de prendre « conscience » que l’internet et les plateformes utilisés par eux et leurs compagnies nationales n’est pas un espace national ou un simple espace international, mais en fait il s’agit d’un espace transnational. Alors, hormis la diplomatie et l’économie numérique, les diplomates devraient aussi préparer une nouvelle génération qui « penserait d’une façon transnationale ».  Il est estimé que ceci suppose le développement d’un nouveau paradigme de diplomatie numérique qui comprendrait une coopération numérique sans précédent, à coordination horizontale, entre gouvernements, compagnies-entreprises et société civile, de manière à ce que les outils numériques actuels et futurs soient utilisés si possible pour le bien de l’humanité.

Il est opportun de souligner que les grandes multinationales aujourd’hui ne se contentent plus aux collaborations avec des lobbyistes et des professionnels des politiques publiques au niveau interétatique, mais embauchent de nouveaux conseillers-ambassadeurs, les soi-disant « diplomates d’entreprise » (corporate diplomats), qui possèdent des aptitudes à exercer une diplomatie horizontale partout dans le monde en même temps, au-delà des murs clos des capitales nationales, du siège de l’ONU et d’autres centres de décision hiérarchiques. 

En même temps, en 2018, le Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres a mis en place le « Groupe de haut niveau sur la coopération numérique » pour établir un plan sur l’implémentation de cette coopération numérique entre gouvernements, compagnies et citoyens. En tenant compte de tout cela, la question sur l’importance de l’acquisition de compétences numériques dans des pratiques de «diplomatie douce » tant au niveau de citoyens que dans le cadre de la « diplomatie publique » des États-nations, est déjà décidée et répondue d’« en haut » ; et ceci est principalement fait par les compagnies-entreprises transnationales (pas seulement internationales ou multinationales),  qui ne sont du tout étrangères tant à la diplomatie douce qu’à la diplomatie publique des États-nationaux.

*Entretien accordé à Dimitris Gkintidis | Grecehebdo.gr

Traduit du grec par Dimitris Gkintidis.

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