Nostos (2018) le nouveau film du metteur en scène Cyril Lafon, raconte l’odyssée contemporaine de trois jeunes Grecs qui  suite à la crise de 2008, sont partis tenter leur chance à l’étranger.

Nostos, en grec ancien signifie le pays, la patrie d’enfance, et algos, la douleur. « La nostalgie est un état d’âme abstrait qui touche mes personnages au plus profond de leur être, et questionne leur identité. Il fallait donc la figurer de manière sensible, artistique, en utilisant les pouvoirs du cinéma: cadrage, lumière, son… Se détourner de l’enquête sociale pour composer un “poème visuel” », explique Cyril Lafon dans le dossier de Presse du film qui a fait son avant première en France le 5 octobre.

GreceHebdo* a eu l’occasion de regarder le film,  et a cherché par la suite à parler avec son réalisateur, Cyril Lafon.

Né à Bayonne, celui-ci a étudié le grec ancien avant de l’enseigner en région parisienne puis à Bordeaux. Désireux de faire le lien entre cette culture antique et le présent, il part vivre en Grèce en 2002 et apprend le grec moderne. A son retour, il décide de se tourner vers le cinéma documentaire et suit la formation du Master Image et Société de l’Université d’Evry. Son film de fin d’études, Euskaldun, questionne déjà la puissance évocatrice d’une langue et d’une culture ancestrale, le basque, face au risque de sa disparition. En 2009, au moment des émeutes qui embrassent la Grèce, il repart filmer le pays qu’il considère comme sa seconde patrie, réalisant alors un premier film autoproduit, Les Braises de la révolte (2010). Des années plus tard, il continue d’interroger la Grèce et son héritage chez la génération des émeutes, ce qui nourrit l’écriture de son dernier film, Nostos (2018).

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Le réalisateur du film “Nostos”, Cyril Lafon.

Pourquoi la Grèce représente pour vous le pays perdu de votre enfance, comme vous l’affirmez dans votre narration ?

J’ai découvert la Grèce à travers le prisme de l’Antiquité et la mythologie, lorsque, enfant, mon père me racontait les récits fabuleux du Minotaure, de Persée ou d’Achille. Comme Anna, le personnage féminin de Nostos, et son père qui lui lisait un passage de l’Odyssée chaque matin avant d’aller à l’école. Plus tard, mon père m’a donné son énorme dictionnaire de grec ancien, et je m’émerveillais devant ces signes étranges. Ainsi, dès mon enfance, la Grèce représentait un monde imaginaire, merveilleux, dans lequel je pouvais m’échapper, m’évader… Exactement comme le cinéma, que j’ai découvert très jeune. Ce sont des espaces de projection où se révèlent la puissance de l’imaginaire, et ils sont liés à mon enfance. Une enfance désormais perdue, puisque j’ai vieilli, et dont j’essaie malgré tout de retrouver des fragments, des ruines. Si la nostalgie est un besoin pour l’homme de retrouver l’image de son enfance, ce film est la quête de cette image. Une image idéalisée que je ne retrouverai bien entendu jamais mais que j’essaie de recomposer grâce aux pouvoirs poétiques de la caméra.

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 «  Nous ne sommes ni les Grecs anciens, ni leurs ombres ». Dimitris, l’un de trois protagonistes,  parle de la « bipolarité » grecque, qui oscille  entre la gloire du passé et la médiocrité du présent, en disant qu’en réalité, la Grèce est comme n’importe quel autre pays. Vous partagez son point de vue ?

Si l’on se place exclusivement d’un point de vue économique et social, la Grèce est effectivement un pays comme un autre, touché par la crise, comme le Portugal, l’Espagne…  J’ai été souvent étonné par la violence des réactions de certains Grecs, surtout des jeunes, vis-à-vis de l’Antiquité. Et je la comprends. L’Europe a projeté un fantasme sur la Grèce depuis le 18ème siècle (et mon histoire personnelle le montre). Mais, la Grèce s’en est également servie pour se projeter dans la modernité. Et elle continue encore de nos jours, en multipliant les références à l’Antiquité. Bien sûr que je comprends cette “bipolarité”, ce mélange de fierté et de honte, ce décalage qui vient de la comparaison avec les Grecs anciens. Bien sûr que le lien entre Antiquité et Grèce contemporaine n’est pas univoque. La Grèce a connu d’autres influences, orientales. Et pourtant ce pays, ce peuple, a gardé la même langue, même si celle-ci a évolué.

Quand je suis arrivé la première fois à Athènes, en 2001, j’habitais à Nea Smyrni à côté du boulevard Syngrou.  Je me souviens être sorti acheter des cigarettes et avoir eu un choc. Devant moi, un contraste saisissant : en arrière-plan le chaos sonore de Syngrou, avec les “papaki” qui fonçaient à toute allure, tandis que devant moi des panneaux de signalisation que j’arrivais à lire et comprendre… grâce au grec ancien. Je pouvais me repérer, m’orienter, grâce au grec ancien. Plus tard, lorsque j’ai appris le grec moderne, la syntaxe du grec ancien, l’étymologie m’ont énormément aidé. Alors, bien sûr que malgré les différentes influences étrangères, la France reste l’héritière des Gallo-Romains. De même, pour les Grecs et d’une manière encore plus évidente. Ils foulent la même terre, et à chaque fois qu’ils creusent, l’Antiquité réapparaît. Elle est partout : métro, musée ou simple jardin de particulier. Il est donc pour moi tout aussi absurde d’affirmer qu’il n’existe aucun lien que de dire que ce lien est clair, direct.

Le film est bâti autour de cette confrontation entre mon fantasme et la vision très réaliste de Dimitris. Ce personnage est très important car il est ancré dans la terre, dans le présent et me force à regarder la réalité en face. Je ne voulais surtout pas faire un film « hors sol », qui oublie la catastrophe sociale actuelle. Mais je ne pense pas non plus qu’il faille réduire la Grèce au présent de la crise : elle mérite mieux que l’image qu’on en donne. En fait, j’ai une dette envers ce pays, pour tout ce qu’il m’a offert et parce qu’il m’a aidé à me construire. Je voulais avec ma caméra faire ressortir l’humanité, la beauté de la Grèce. Une richesse enfouie, qu’il faut déterrer, comme un archéologue. D’ailleurs, au cours du film, Dimitris évolue sur la question de l’Antiquité, à Exarchia lorsqu’il évoque Diogène, puis devant l’Acropole, lorsqu’il évoque les strates qui composent le “mur de son histoire”. Son rapport à l’Antiquité devient plus pacifié. Il finit par accepter cette présence du passé, sans pour autant rejeter les enjeux sociaux et économiques de la société contemporaine.

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« Je pense que la nostalgie n’a pas forcement à voir avec le lieu, mais avec le temps », précise votre protagoniste Giorgos. Qu’en pensez-vous ?

Giorgos est un exilé, comme Anna, au contraire de Dimitris, qui vit sur sa terre natale. Or, l’exilé vit dans l’angoisse de ne plus reconnaître le pays de son enfance. Exactement comme Ulysse chez Homère. Alors, si la nostalgie est la conscience du temps qui s’écoule et de notre finitude, effectivement ce n’est pas le lieu que l’on retrouve, mais le lieu transformé par notre expérience du temps. Nous recréons une image de ce lieu, une image artificielle, qui n’a sans doute pas existé telle quelle. Mais ce qui compte, c’est de compenser notre angoisse, de nous rassurer en trouvant en nous les traces d’un bonheur vécu. La nostalgie n’est pas la tristesse. Au contraire, elle est la certitude d’avoir « vécu ». C’est donc un acte de création poétique, « poiein : fabriquer ». Et ce n’est pas un hasard si j’ai fait de ce sujet un film. Le cinéma est un art très nostalgique, puisqu’il a précisément le pouvoir de faire revivre, à travers le prisme déformé du regard d’un cinéaste, ce qui n’est plus. C’est d’ailleurs le sens du dernier plan du film : la jeune fille qui joue avec son chien sur la plage. J’ai voulu traiter cette image pour lui donner une portée universelle. Bien sûr, c’est une projection de mon enfance, de mon nostos, mais c’est aussi une image iconique de l’enfance. « La distance disparaît » dit la voix off. Cette plage devient n’importe quelle plage. J’ai remplacé le son des vagues de l’océan atlantique par un son de galets, plus grec, pour déréaliser ce plan et en faire une image universelle. Comme une photo-souvenir dans un cadre. Pour moi, le documentaire est ce mouvement du particulier qui s’ouvre vers le général. La Grèce est un point de départ, mais le nostos est universel.

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De nos jours, le genre du documentaire  tant en Grèce que dans un grand nombre de pays connaît un essor considérable. Pourquoi avez-vous choisi cette langue cinématographique ?

Le documentaire connaît effectivement un essor considérable, sans doute en réaction à la pauvreté de sa sœur jumelle : la fiction. Le cinéma de fiction, en France en tout cas, ne crée plus de narration intéressante. Il n’utilise plus la lumière, le cadrage, ne connaît plus les mouvements de caméra. Bien sûr, il y a Claire Denis, Bruno Dumont… Mais en règle générale, la fiction est devenue paresseuse, conformiste, se reposant sur le dialogue, le discours. Alors que le documentaire, parce qu’il est moins onéreux, est plus libre, plus inventif. Il a pris le relais de la Nouvelle Vague des années 60. Il permet à de jeunes cinéastes d’innover, de chercher de nouvelles formes. Pour ma part, j’adore filmer. J’aime être seul, avec ma caméra, à la recherche de mon film. Or, le documentaire est la forme même du voyage initiatique, et il me donne cette liberté : rester pendant des heures en pleine nature, me fondre dans le paysage et attendre la bonne lumière. Filmer est pour moi un besoin presque primitif. Parce que je n’ai pas de cadreur, la caméra devient le prolongement direct de mon œil. Elle traduit de façon immédiate ce que je ressens et transforme le réel en une vision poétique personnelle.

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En regardant le film,  j’ai eu la forte impression qu’à travers les histoires de jeunes Grecs et leur mal du pays, vous menez une recherche très personnelle. Quel est votre Nostos ?

Je suis né au Pays basque, à Biarritz, à quelques minutes de la mer. Comme pour les Grecs, le mot « thalassa » est fondamental pour moi. Biarritz est une ville qui se jette littéralement dans la mer. Si bien que, depuis l’enfance, j’ai constamment devant mes yeux le spectacle de l’immensité de l’océan atlantique. Comme les Grecs, je connais donc l’appel de la mer, du large. Dans les ports grecs, je retrouve l’atmosphère des villages de pêcheurs basques. Cependant, j’ai toujours regretté de ne pas vivre en Grèce, même si j’adore mon pays. En revenant en France, j’ai eu peur d’oublier mon grec, et, à travers cette langue, une partie de moi-même. Mais j’ai compris, comme Dimitris à la fin du film, que mon Nostos ne se terminera jamais, et que je garde, au fond de moi, cette image nostalgique qui me lie à jamais à la Grèce. Dimitris retourne l’idée de Nostos : le retour n’est pas une fin en soi. L’homme rêve toujours d’autre chose, d’un nouveau voyage. Une nouvelle odyssée. Le mouvement ne s’arrête jamais, et cela me réconforte. Parce que cela signifie que je reviendrai sûrement filmer en Grèce, un jour.

 * Entretien accordé à Magdalini Varoucha | Photos de l’article: Instantanés du film “Nostos” (2018).

M.V.

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