Afin de marquer le 160e anniversaire de l’ouverture de l’usine de Gazi, la Technopolis de la municipalité d’Athènes et le Musée industriel de Gaz présentent une exposition consacrée au développement industriel de la Grèce sous le titre: « 160 ans ‘Made in Greece’ : l’industrie, l’innovation et la nouveauté ». Cette exposition se déroule du 18 janvier au 25 mars 2018.

La conseillère scientifique de l’exposition, Christina Agriantoni est professeur émérite au Département d’histoire, d’archéologie et d’anthropologie sociale de l’Université de Thessalie (Volos, Grèce). Ses domaines de recherche incluent l’histoire industrielle, l’histoire urbaine, l’histoire des affaires et l’archéologie industrielle de la Grèce et de l’Europe aux 19ème et 20ème  siècles. Ses publications comprennent: Les débuts de l’industrialisation en Grèce (Paris, 1984); Syros et Ermoupoli, 15ème-20èmesiècle, (Fondation nationale de recherche hellénique, Athènes, 2008) et Portrait collectif des industriels grecs (dans: Entreprises et Histoire: la Grèce et l’histoire des entreprises, 2011).

Dans un entretien accordé à Greek News Agenda, Christina Agriantoni parle des vagues d’industrialisation en Grèce, du boom industriel des années ’50 et ’60, du processus de désindustrialisation après le milieu des années ’70 et enfin des perspectives industrielles de la Grèce aujourd’hui en fonction de ses propres avantages comparatifs.

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Selon les stéréotypes dominants, le développement industriel grec est anémique et sa contribution à l’économie négligeable. Aimeriez-vous commenter ?

Il y a une part de vérité dans ces stéréotypes, mais comme tous les stéréotypes, ils occultent la réalité historique. La part de vérité consiste au fait que la Grèce est demeurée jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale un pays à dominante agricole, avec 60% de la population occupée dans l’agriculture (mais ce pourcentage était de 80% au XIXe siècle) et où la part de l’industrie au PIB est estimée à environ 10% en 1939. Il est vrai aussi que l’industrie grecque a toujours été à la traîne du changement technique permanent, initié par les pays industrialisés. Tout cela ne signifie pas que l’industrie était anémique ou sans importance pour l’économie. Elle s’est tout simplement développée selon un modèle original. Les stéréotypes sont dus à une habitude longtemps tenace et qui consistait à évaluer l’industrialisation de chaque pays par comparaison au modèle du first comer, à savoir le modèle britannique. Cette mentalité n’est plus de mise. Aujourd’hui l’on sait que chaque pays a connu son propre type d’industrialisation ; celui de la Grèce est caractérisé par deux éléments principaux. Premièrement, il s’agit d’une industrialisation labour intensive (comme ce fut récemment le cas des pays asiatiques), modèle opposé à l’industrialisation capital intensive britannique ou américaine.

Deuxièmement, l’industrie s’est développée en Grèce presqu’exclusivement dans certaines villes – de préférence des villes portuaires – qui étaient une sorte d’enclaves, des ilots de modernité entourés d’une campagne qui demeurait traditionnelle. En Grèce les différences entre villes et campagnes (voire entre différentes régions rattachées successivement au pays) étaient très marquées et les statistiques en termes de moyennes nationales, que l’on emploie de nos jours pour étudier des économies homogénéisées et entièrement urbanisées, n’ont pas de sens pour les époques antérieures. Il faut rappeler par ailleurs que dans chaque région annexée (Thessalie en 1881, Macédoine et Thrace en 1912), le poids de l’agriculture était encore plus important que dans le territoire des frontières antérieures, ce qui re-ruralisait, en quelque sorte, le pays en termes de moyennes nationales. Enfin il faut noter aussi que l’Etat grec a systématiquement mené une politique favorable à l’agriculture, notamment au cours de l’entre-deux-guerres, lorsque l’on a fait installer le plus grand nombre des réfugiés dans les campagnes, afin d’homogénéiser les nouveaux territoires annexés. Cela a contribué au maintien d’un secteur agricole surpeuplé, faiblement productif et avec des taux de sous-occupation élevés.

La contribution de l’industrie à l’économie devient autrement plus importante après la seconde Guerre Mondiale. C’est en fait le secteur industriel qui mène alors le développement économique du pays, avec des taux annuels de croissance de 8,6% en 1953-62 et de 11,5% en 1963-73, alors que la croissance moyenne du PIB pour l’ensemble de la période 1953-73 a été de 6,9%. C’est ainsi que la part du secteur industriel au sens large (BTP compris) au PIB a augmenté de 20% en 1950 à 34,5% en 1973, et que celle de l’industrie de transformation au sens strict est passé de 11,6% à 21% entre 1953 et 1973. À l’inverse, la part du secteur agricole au PIB a baissé de 28% à 15,5%;  la Grèce n’était plus un pays agricole.

Kyknos Nauplio

Quelles sont  les vagues principales de l’industrialisation en Grèce? Quand l’industrie a-t-elle atteint son plus haut niveau de développement et quelles ont été les conditions historiques qui ont rendu cela possible ?

Toutes les vagues de l’industrialisation en Grèce se manifestent au cours de périodes d’élargissement du marché intérieur, qui se produit soit grâce à une urbanisation accélérée, soit à cause de l’annexion de nouveaux territoires ; ce qui démontre à contrario que l’étroitesse du marché intérieur a bien été un frein important au mouvement industriel (interdisant, entre autres, la production en série), dans la mesure où le pari des exportations avait été perdu très tôt. Elles s’inscrivent aussi dans des phases d’expansion de l’économie internationale : l’économie grecque est sensible aux fluctuations des marchés internationaux, auxquels elle était précocement liée grâce à ses exportations agricoles, et le commerce extérieur joue dans l’économie de ce petit pays un rôle autrement plus important que dans le cas des pays à économie de marché mûre, et dont les échanges internes suffisent à stimuler l’activité économique.

1860-1875: Démarrage industriel 

Le démarrage industriel se manifeste donc au cours des années 1860-1875, lorsque culmine la forte croissance de l’économie européenne du milieu du siècle et que fleurissent les villes portuaires vouées au commerce extérieur. La seconde vague, entre 1890 et la veille des guerres (balkaniques et mondiale), beaucoup plus importante, suit la forte reprise généralisée de la Belle Epoque, mais aussi le premier exode rural en Grèce. Suivent les phases d’expansion de 1918-1921, 1924-1927 et 1933-1939. Tous ces élans sont freinés le plus souvent par des « accidents » externes, à savoir les guerres, les crises régionales, la crise économique internationale (1929-32).

Les conditions qui ont prévalu à partir de la fin du XIXe siècle, à savoir, la relative abondance du facteur travail (déclin du secteur agricole, et puis, arrivée des réfugiés de l’Asie Mineure après 1922) et un marché intérieur relativement protégé, d’abord par la dévaluation de la drachme (1890-1905) et ensuite par les tarifs douaniers, ont façonné de manière durable la physionomie de l’industrie : labour intensive, de petite taille, peu compétitive, pratiquant les bas salaires et s’adressant au marché de consommation intérieur. Cependant les plus grandes entreprises, mieux organisées et technologiquement au pointe, ne manquent pas, mais elles sont minoritaires. La particularité de cette structure dualiste de l’industrie grecque –une structure que l’on rencontre par ailleurs dans d’autres pays- était qu’elle penchait fortement vers le côté de la « petite » industrie (échoppes d’artisans ou petites manufactures) tout au long de l’entre-deux-guerres.

Athenians on Thiseio bridge 1869 railway
 Le premier chemin de fer en Grèce fut la ligne privée Athènes-Le Pirée de 9 km réalisée en 1869. Photo: Des Athéniens sur le nouveau pont de chemins de fer (Thissio, 1869).

1950-1975: La vague la plus importante de l’industrialisation en Grèce

La vague la plus importante et la plus soutenue de l’industrialisation en Grèce survient sans doute au cours des années 1950-1975. Il s’agit tout d’abord, d’une longue période de paix et de stabilité, qui succède à une période de guerres, encore une fois prolongée en Grèce (guerre civile, 1946-49). Il s’agit aussi d’une période de croissance mondiale très marquée (les « trente glorieuses »). La reconstruction et l’urbanisation très accélérée (les campagnes se vident pour la première fois) ont sans doute favorisé le développement industriel, de même que la construction des infrastructures (notamment du réseau électrique national) financées en partie par le Plan Marshall. La réforme de la monnaie en 1953 a assuré la stabilisation monétaire, facteur bénéfique pour l’ensemble de l’économie. C’était enfin, et peut-être surtout, la première fois qu’une politique industrielle cohérente a été appliquée, dans le cadre d’une économie mixte, avec un interventionnisme étatique marqué, comme ce fut le cas d’ailleurs dans tous les pays industriels à cette époque. Cette politique comprenait (1) une série de mesures visant la motivation des investissements et surtout l’attraction des capitaux étrangers, (2) la création d’organismes publics voués au soutien de l’industrie et la participation directe de l’Etat dans certaines entreprises, (3) l’obligation imposée aux banques de consacrer une partie de leurs ressources au financement de l’industrie, et finalement la création d’une banque spécialisée au crédit industriel à long terme, et enfin (4) l’indexation des salaires sur l’évolution de la productivité.

En dehors de la croissance spectaculaire dont il a été question, un autre résultat important de ces conditions a été la restructuration de la production industrielle : entre 1953 et 1973, la part des produits intermédiaires et des biens d’équipement (l’industrie dite lourde) dans le produit industriel total a passé de 26% à 45%, alors que la part des biens de consommation a baissé de 62% à 42%.

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Après 1975 et tout au long des années ’80, l’industrie grecque commence à décliner. La désindustrialisation était un phénomène paneuropéen, voire international, mais y avait-il des caractéristiques particulières dans le processus de désindustrialisation grecque ?

Le dynamisme de la période 1950-1975 n’a pas réussi à éliminer toutes les faiblesses de l’industrie grecque. Si plusieurs grandes firmes étaient devenues exportatrices, la compétitivité du plus grand nombre en demeurait faible. Dans l’ensemble, la productivité du secteur industriel avait progressé au taux annuel de 9% au cours des années 1960, ce qui témoigne de l’effort de modernisation technologique entrepris, mais elle était encore insuffisante, même si elle se rapprochait du niveau des concurrents étrangers. L’accord d’association à la Communauté Economique Européenne, signé en 1961, prévoyait une longue période de transition qui avait permis le maintien d’un environnement protecteur, et l’adaptation de l’industrie aux nouvelles conditions était insuffisante lorsque le traité d’adhésion (1979) est entré en vigueur en 1981. L’écrasante majorité des firmes étaient de petite taille et de caractère familial, ce qui n’est pas en soi un désavantage, mais en devient un lorsque les pratiques de gestion demeurent archaïques. Très peu ont été les firmes qui avaient adopté le management moderne. L’étatisme a eu comme effet secondaire de faire persister les mentalités et les pratiques clientélistes. Enfin l’accès facile au financement bancaire avait conduit à un endettement excessif, davantage alourdi au début des années 1970, lorsque plusieurs firmes, notamment parmi les plus grandes, s’étaient engagées dans des nouveaux plans d’investissement. En somme, la transformation de l’industrie n’était pas achevée lorsque les premières perturbations de l’environnement international en 1971-73, avec la crise du dollar et la première crise pétrolière, ont donné le premier signal d’alarme. La conjoncture favorable a définitivement pris fin avec la seconde crise pétrolière de 1979.

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Mais les spécificités du cas grec, qui ont aggravé l’impact négatif des bouleversements de l’économie internationale, sont plutôt à chercher du côté des circonstances socio-politiques. La « Métapolitefsi » (à savoir la chute de la dictature des colonels en 1974 et la transition à la démocratie) a vu l’explosion des revendications de larges couches sociales, réclamant un partage plus juste des fruits de la croissance. La hausse brutale de l’inflation (24% en 1974) a aussi alimenté la protestation. Mais au fond, cette explosion tient au fait que toute protestation sociale était pratiquement opprimée jusque là, non seulement au temps de la dictature mais aussi pendant la période antérieure, quand les suites de la guerre civile avaient engendré un Etat autoritaire qui contrôlait le syndicalisme et s’adonnait à la répression anticommuniste.

Confrontés à cette situation les gouvernements de droite des années 1970, et plus systématiquement encore ceux du centre-gauche après 1981, se sont mis à satisfaire presque toutes les revendications. À une époque où il fallait travailler pour améliorer la compétitivité des entreprises et pour l’ouverture du marché, les salaires ont commencé à augmenter plus vite que la productivité et le secteur public a été constamment élargi (nationalisations des années 1970, embauches massives de la décennie suivante). L’une après l’autre plusieurs grandes entreprises ont commencé à tomber sous le contrôle des banques et de l’Etat au cours des années 1980, mais leur gestion, pas toujours confiée à des personnes compétentes, n’était pas immune au climat anti-entreprises qui gagnait les esprits, cultivé par la presse jaune populiste. Tout effort de restructuration par ailleurs aurait signifié des licenciements, et cela était hors de question pour les pouvoirs publics de l’époque (et pourtant, c’est à cette époque que des pans entiers de l’industrie ont disparu, mais comme il s’agissait le plus souvent d’industries des provinces, elles étaient moins visibles). La résistance aux privatisations, entamées au début des années 1990, est d’ailleurs très vivace encore de nos jours.

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À l’heure actuelle, l’activité industrielle représente 11% du PIB de la Grèce. Est-ce que ce pourcentage pourrait-il augmenter ?  Dans quels secteurs croyez-vous que la Grèce a un avantage ?

La reprise de l’industrie a commencé au cours des années 1990 ; d’un point de vue macroscopique on peut affirmer que la désindustrialisation faisait partie d’un processus de restructuration, très long et pénible certes, mais dont les résultats sont évidents : il s’agit du déclin des industries traditionnelles et intensives en main d’oeuvre (textile par ex.), naturellement attirées vers les pays à bas salaires, et de l’émergence d’une nouvelle structure industrielle concentrée autour de certains avantages que pourrait offrir notre pays. L’agroalimentaire a maintenu ses effectifs ; le travail de certains métaux (aluminium), l’énergie, l’industrie chimique (pétrole), mais aussi le numérique et ses applications, sont des branches encore performantes et qui me semblent indiquer les orientations du futur. Sans doute la crise de la dette récente (et aussi la chute brutale du secteur du bâtiment), combinée à la dépression des marchés, a-t-elle freiné en partie ces développements. Mais parmi les éléments qui pourraient nourrir l’espoir, on doit noter l’émergence d’une nouvelle génération d’entrepreneurs, tout à fait conscients des contraintes de notre époque, compétents en matière de technologie et de gestion, qui emploient des scientifiques de haut niveau et qui sont prêts à s’ouvrir vers les marchés mondiaux et à abandonner les pratiques traditionnelles. Les entreprises qui ont passé avec succès le test des bouleversements récents, sont celles qui ont su se tourner à temps vers les exportations, assurer des partenariats et enfin s’inscrire dans des chaînes de production transnationales. La Grèce compte actuellement un certain nombre de groupes industriels internationalisés. Je ne peux pas prédire si la part de l’industrie dans le PIB va augmenter ; de toute façon, la « quatrième révolution industrielle » étant en cours, le terme « industrie » est à redéfinir.

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L’usine de Gazi (circa 1980).

Quels sont les critères de sélection pour les industries présentées dans l’exposition “160 ans Made in Greece” ? Quel est le principal message que vous aimeriez communiquer aux visiteurs ?

L’espace et le temps disponibles nous imposaient des limites. Nous étions donc obligés de procéder à des sélections. Nous avons d’abord admis une limite temporelle : ne sont présentées que des entreprises qui avaient été fondées avant 1970 (mais nous suivons leur évolution jusqu’au bout, si elles ont continué à fonctionner après cette date). A partir des années 1970, un autre chapitre de l’histoire de l’industrie s’est ouvert. Ensuite nous avons sélectionné les entreprises à présenter (au nombre de 120 environ), en fonction de trois critères : le premier, c’est l’innovation, qui peut concerner les produits, les procédés de production, l’organisation du travail, la gestion ou les rapports avec le personnel. Inutile de dire que l’écrasante majorité des entreprises choisies en fonction de ce critère ont innové en introduisant de nouveaux produits, la diversification de la production ayant été une nécessité incontournable pour les firmes grecques en voie d’expansion. Le second critère vise les entreprises pionnières, dans le sens qu’elles ont été les premières à introduire dans le pays une branche industrielle nouvelle, ce qui représente quand-même un risque important. Enfin le troisième critère est la longévité, que nous considérons comme un exploit, vu les difficultés qu’a rencontrées trop souvent le mouvement industriel dans notre pays.

Quant au message que nous voulions transmettre, il faut tout d’abord préciser que l’histoire de l’industrie grecque est très mal connue. Nous avons donc voulu faire connaître cette histoire, montrer qu’elle a connu des hauts et des bas comme partout, et que les entreprises ont su prendre des risques et trouver les moyens pour affronter les difficultés. L’exposition veut transmettre un autre message aussi, qui n’était pas prémédité mais qui fut le résultat de nos recherches et de la composition finale de notre échantillon: à peu près 45% des entreprises présentées fonctionnent encore ; donc l’histoire de l’industrie en Grèce n’est pas terminée, elle n’appartient pas uniquement au passé, mais aussi au présent et au futur.

* Propos recueillis par Ioulia Livaditi et Nikolas Nenedakis. La version anglaise de l’entretien est disponible ici : Rethinking Greece: Christina Agriantoni on Greece’s industrial development and its future prospects

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 M.V.

 

 

 

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