Michel Briand est professeur de langue et littérature grecques à l’université de Poitiers, ancien directeur du laboratoire  « Formes et représentation en linguistique et littérature » (FoRell) et membre de l’équipe « Poétique de la représentation ». Ses domaines de recherche et d’enseignement portent sur la langue et littérature grecques anciennes et la théorie littéraire, ainsi que sur  ses  représentations esthétiques  et anthropologiques (mythologie, dialogue des arts, vision et regard, danse, corps, genre) et sur les références à l’antiquité dans l’art moderne et contemporain  (notamment,  danse,  poésie,  peinture).  Ses publications incluent des articles sur Homère, Pindare, Bacchylide, Sappho, Callimaque, Longus, Lucien, Tatius, Philostrate, Paul Valéry, Cy Twombly. Le livre Roman grec et Poésie (édité par Michèle Biraud et Michel Briand, éd. MOM, 2017), vient d’être publié.
Michel Briand a parlé à GrèceHebdo* de l’influence que le roman grec ancien a pu exercer sur la littérature européenne moderne et aussi sur les relations entre les arts contemporains et la mythologie et l’art grec classique.
Qu’est ce qu’on entend par le terme roman grec ancien ?
Le roman grec ancien est un genre de fiction narrative en prose qui s’est développé surtout du Ier au IVe siècle. Outre de nombreux fragments, on a conservé cinq romans dans leur intégralité: les Éphésiaques (Xénophon d’Éphèse), Chéréas et Callirrhoê (Chariton) Daphnis et Chloé (ou les Pastorales, Longus),  Théagène et Chariclée (Éthiopiques, Héliodore). On y ajoute parfois d’autres textes comme les Histoires vraies de Lucien de Samosate, fantastique, et le Roman d’Alexandre, et les romans latins de Pétrole (Satyricon) et d’Apulée (Les métamorphoses ou l’Âne d’or) partagent plusieurs de leurs caractéristiques. [1]
Ce genre, typique de la culture gréco-romaine d’époque impériale, n’a pas de dénomination ancienne, même si on parle parfois d’erotika (histoires d’amour) ou de plasmata (fictions): la désignation « roman » est l’application anachronique d’un terme moderne relatif au genre de fiction narrative le plus proche du genre ancien. L’intrigue de ces récits d’amour et d’aventures reposent sur une base commune, soumise à de multiples variations, pathétiques ou ironiques, en tout cas romanesques: la longue séparation d’un couple de jeunes gens amoureux qui, à travers des péripéties très théâtrales, voire pré-cinématographiques (attaques de pirates, combats guerriers, intrigues de cour, empoisonnements, enlèvements, fausses morts, enfants abandonnés retrouvant leurs parents, nobles devenus esclaves…), doivent sauvegarder chasteté et virginité jusqu’au dénouement heureux, leurs retrouvailles, voire leur mariage.
Daphnis and Chloe 1824 Baron François GérardDaphnis et Chloé, 1824, Baron François Gérard.
Michel Foucault, dans son Histoire de la sexualité, prend ces textes comme exemple majeur de l’évolution en cours, à cette époque, sur les questions de genre, sexualité, subjectivation, relation aux normes et dispositifs de savoir et pouvoir (en particulier l’invention du nouveau paradigme de la conjugalité hétérosexuelle qui a joué un rôle fondamental dans l’histoire et l’anthropologie occidentales). Cette littérature, qui connut un grand succès en son temps, à la fois relève d’une culture populaire large, typique de la première globalisation transculturelle qu’est l’Empire romain, en particulier dans sa partie orientale hellénisée, autour d’Alexandrie ou Antioche; développe un haut degré de sophistication rhétorique, stylistique, artistique; synthétise de riches influences (de l’Odyssée au théâtre d’Euripide, en passant par la poésie amoureuse de Sappho ou la comédie nouvelle ou « néa » de Ménandre, voire les grands historiens classiques): ces questions d’intersexualité sont à la base des réflexions présentées dans le volumeRoman grec et poésie.
De ce fait le roman grec ancien interroge la relation des Grecs d’époque impériale avec l’hellénisme, intégré dans une culture post-classique en constante évolution et tension. Un point de comparaison possible pourrait être les romans à la fois populaires et savants d’Umberto Eco ou certaines séries télévisées, à la fois populaires et savantes, que le spectateur peut à la fois recevoir de manière immersive, intense, et distanciée, critique.
Depuis quelques décennies, le roman grec ancien est à nouveau un champ d’investigation scientifique pour les hellénistes: en France, parmi d’autres exemples, outre les travaux animés par Alain Billault, professeur à la Sorbonne, on peut signaler la parution d’une nouvelle traduction intégrale aux Belles Lettres (Romain Brethes et Jean-Philippe Guez (dir.), Romans grecs et latins, 2017). La parution du volume Roman grec et poésie (dans la même collection, à Lyon, que plusieurs Actes de colloques tenus à Tours, depuis 1999) participe du même mouvement d’ensemble.
Byzantinischer Mosaizist des 5. Jahrhunderts 002
L’Âne d’or, mosaïque byzantine, Ve siècle.
Quelle est l’influence que le roman grec ancien a pu exercer sur la littérature européenne moderne ? 
L’influence de ce genre antique est primordiale pour l’apparition du genre moderne du roman, à partir de la Renaissance. Le nom même de « roman », d’origine médiévale, désigne des fictions narratives, d’abord en vers, puis en prose, composées en langue vernaculaire et non en latin, mais des romanciers comme Rabelais et Cervantes, tout en se référant au roman médiéval, souvent pour le parodier, sont de vrais connaisseurs du roman grec ainsi, en particulier d’Héliodore, de Longus (en littérature, mais aussi en danse ou en peinture) ou encore de Lucien, dont l’influence est cruciale. De même ensuite pour le roman baroque (p. ex. L’Astrée d’Honoré d’Urfé, l’un des plus grands succès littéraires en Europe, au XVIIe siècle) et le roman comique ou picaresque. Le genre moderne du roman poursuit, à partir du XVIIIe siècle, sa diversification en sous-genres dont plusieurs continuent de rappeler leurs sources anciennes, tout en s’en différenciant de plus en plus, en particulier sur le plan du réalisme et de la psychologie des personnages. Voir, au sujet de cette histoire littéraire longue, les travaux de M. Bakhtine ou Th. Pavel. Certains enjeux de la littérature dite post-moderne peuvent aussi rappeler ce qu’on trouve dans les romans antiques: intérêt pour la méta-fiction, l’ironie, le hasard (plutôt que le destin), le rapport entre texte et image artistique, multiculturalité, …
Quelles sont les principales orientations des études relatives aux lettres et langue grecques en France aujourd’hui ? 
Question trop complexe et vaste pour une réponse précise et complète. Ce qui suit est donc très partiel et général. Sans parler de ce qui se passe dans l’enseignement secondaire (où il y aurait beaucoup à dire sur domaine d’études toujours menacé, et d’autant plus crucial culturellement, socialement, politiquement, qu’il s’agit des études grecques mais dans le cadre général des humanités), on peut dire que, dans le domaine de l’enseignement supérieur et la recherche, la situation est très contrastée et toujours précaire, là aussi comme pour les humanités en général, avec de réels succès et de non moins réelles menaces et difficultés:
– la recherche sur la langue, la littérature, l’art ou la culture grecque ancienne, est florissante dans les établissements et institutions où elle est soutenue fermement. Mais au niveau général, la situation est très variable. Il est impossible de détailler ici mais il y a de multiples groupes et réseaux scientifiques très actifs et de grande qualité, non seulement à Paris et à Lyon (universités, ENS, EHESS), mais dans tous les grands centres universitaires de France. C’est plus difficile dans des universités de taille moindre, comme la mienne, en particulier à cause du financement, soumis à l’engagement (ou au désengagement) des responsables politiques, comme ailleurs. Les projets scientifiques qui semblent le mieux fonctionner en tout cas à la fois regroupent les compétences relatives à l’Antiquité (linguistique, littérature, philologie, archéologie, histoire …) et les outils d’investigation les plus contemporains (théorie littéraire, études culturelles, de genre, arts du spectacle, psychologie cognitive, philosophie pratique …).
– au niveau de l’enseignement, c’est encore plus contrasté: les cours de culture et civilisation sur la pensée politique ancienne, la mythologie, l’Antiquité au cinéma, etc., font salle comble mais les effectifs d’étudiants engagés dans des études spécialisées (notamment de lettres classiques) sont fragiles. Une solution efficace est souvent, en complément aux formations les plus classiques, la constitution de cursus d’études croisant, de façon pluridisciplinaire, les humanités classiques et modernes (y compris numériques) et prenant en compte à la fois les compétences liées à la connaissance des cultures anciennes (dont les textes anciens dans leur langue) et les enjeux les plus contemporains (rhétorique et argumentation, pensée critique, traduction, histoire des représentations culturelles européennes et méditerranéennes, histoire des religions et des idées, pratique de l’écart et du comparatisme, parmi d’autres). 
Fragment du roman grec non identifie
Papyrus, fragment d’un roman grec non identifié (Ier et IIe siècles). Bibliothèque nationale de France, Paris.

J’en oublie, malheureusement, et ma perspective de littéraire et linguiste est forcément réduite. Mais une idée reste à défendre surtout: l’importance des études dites classiques, en particulier grecques, pour la construction d’une société et de citoyen-ne-s / humain-e-s lucides, doté-e-s à la fois d’une mémoire active et d’esprit critique, capables de résister à tous les intégrismes et extrémismes en même temps qu’à l’utilitarisme néo-libéral, et conscients du fait que le monde est complexe, les mœurs relatives, les langues diverses. Ces dernières remarques sont directement inspirées de l’appel lancé en 2015 par Barbara Cassin, philosophe, et Florence Dupont, latiniste et helléniste, « pour une refondation de l’enseignement des humanités ». Je peux renvoyer aussi au travail réalisé par l’association Antiquité territoire des écarts, “qui a pour objet de promouvoir un nouveau rapport à l’Antiquité grecque et romaine et travaille, par une critique anthropologique et historique des relations entre l’Antiquité et la modernité, à repenser des catégories modernes prétendument enracinées dans les cultures grecque ou romaine» [2].

Qu’est ce que l’Antiquité et l’imaginaire qui en résulte nous enseignent sur la société et les arts contemporains ? 

Ma réponse précédente concerne déjà en partie cette question. Mais pour en rester au domaine artistique, je renverrai, à titre d’exemple, à la passionnante et belle exposition en cours au Musée d’art cycladique d’Athènes, Dialogues divins / Divine Dialogues / Theïkoi dialogoi, sur la relation entre l’artiste contemporain Cy Twombly, et la mythologie et l’art grecs classiques. Il s’agit bien là non d’une référence univoque mais de dialogue (comme plus haut d’écart): l’inspiration antique informe les créations les plus contemporaines qui, elles-mêmes, en retour enrichissent, détournent, renouvellent notre perception de l’Antiquité.
venus and adonis 1978 towmbly
Venus et Adonis, Cy Towmbly, 1978.
Chaque époque a construit et construira son Antiquité classique, plus ou moins ou diversement actuelle et inactuelle, et à chaque époque de nombreux artistes se projettent dans leur époque en passant au moins un temps par l’antique, voire l’archaïque. La référence à l’Antiquité grecque est alors non pas une nouvelle variation sur un matériau archivé, mais une attitude, un geste, une relation vive, complexe, précaire, qui en dit autant à la fois sur notre époque singulière et sur notre humanité constitutive (un peu comme dans l’Odyssée homérique ou les Suppliantes d’Eschyle, on trouve un peu de quoi mieux comprendre ce que peut-être l’hospitalité, y compris face si nombreux réfugiés que les Grecs de nos jours essaient, pour la plupart, d’accueillir le moins mal possible). Un autre exemple: j’ai pu assister, au centre Pireus 260, à la pièce intense de la chorégraphe portugaise Marlene Monteiros Freitas, intitulée Bacchae – Prelude to a Purge (« purge » étant une traduction du grec katharsis): il s’agit en particulier, en simplifiant beaucoup, d’y interroger la complexité des Bacchantes d’Euripide, en l’associant au couple dionysiaque / apollinien chez Nietzsche ainsi qu’à L’origine du monde de Courbet. Cette pièce, dans le même mouvement, célèbre et critique l’esthétique occidentale, et ce dans le cadre du festival d’Athènes et d’Épidaure 2017. Par ailleurs, dans les multiples expositions et activités liées à la Documenta 14, la dialectique de l’antique et du contemporain, sur le plan à la fois esthétique et politique, était très présente. C’est ainsi que la culture grecque antique peut être des plus vivantes et engagées, et c’est aussi pour cela que je peux, d’un point de vue plus personnel, me passionner à la fois pour la littérature et l’art grecs anciens et pour la danse et les arts plastiques contemporains. Ce qu’on retrouve aussi bien chez des écrivains grecs actuels comme Christos Chryssopoulos ou Rhéa Ganalaki.
[1] Cf. Tim Whitmarsh (ed.),The Cambridge Companion to the Greek and Roman Novel, Cambridge, 2008.
[2] Extrait du site: http://labantique.hypotheses.org
* Entretien accordé à Magdalini Varoucha 
MarleneMonteiroFreitas BacantesCFilipe Ferreira 1
Bacchae – Prelude to a Purge de Marlene Monteiros Freitas, Festival d’Athènes et d’Épidaure 2017
 M.V.

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