Musicien, joueur de lyra, chanteur, auteur-compositeur et physicien ‘Chainis’ Dimitris Apostolakis est un membre fondateur des Chainides, un groupe de musique crétoise formé en 1990 par une bande d’amis, qui faisaient leurs études à l’époque auprès de l’Université de Crète. Le nom du groupe vient du mot « χαϊνης» (originaire du turc hain) mot par lequel on se réfère au rebelle fugitif dans le dialecte crétois. Le groupe est inspiré par le vaste héritage de la musique traditionnelle crétoise. Leur première parution discographique, intitulée «Chainides», en 1991, a été chaleureusement accueillie par le public.
Au fil des années, Chainides ont collaboré avec plusieurs musiciens et chanteurs bien connus à travers le monde et ont enregistré 11 albums. Le dernier album de ceux-ci “Pera apo ta Synora” (Au delà des frontières), a été lancé en 2014 avec la participation du légendaire joueur de lyra Psarantonis et du groupe de la musique traditionnelle Mode Plagal en mélangeant des motifs musicaux crétois avec des motifs chers au flamenco et à la musique rock et jazz.
Chainis D. Apostolakis, avec Psarantonis, Chainides et le groupe de danse moderne “Et pourtant elle tourne”, ont présenté en 2015 une performance  de  Erotokritos (poème crétois du 17ème siècle) comme un spectacle mixte. A mentionner aussi la publication d’un recueil de récits intitulé « Ftou xeleutheria gia Olous! » (« Que tout le monde soit libéré! »), parue aux  éditions Kastaniotis, 2015).
Chainis a parlé à Greek News Agenda* de la façon dont la musique crétoise a évolué au fil des années, le du caractère anthropologique et géographique de la Crète, de la tradition musicale du village Anogia, du rôle oublié du joueur de lyra en tant que maître de cérémonie et comment Erotokritos a été la dernière épopée européenneà être chantée par les gens. GrèceHebdo**a traduit une grande partie de cette interview.
 
 
Pourquoi pensez-vous que la musique traditionnelle crétoise a survécu pendant des siècles et continue à évoluer ?
Je considère que des étiquettes comme  par exemple «musique  traditionnelle » peuvent relever des sujets épineux. Commençons toutefois  par le début. Dans l’antiquité, les gens jouaient d’instruments et chantaient sans pour autant  réaliser si ce qu’ils jouaient était de la musique crétoise. Dans chaque village, il y avait des musiciens et des amateurs qui chantaient et dansaient toute sorte de musique: rizitika des montagnes Lefka Ori  à l’ouest de la Crète, syrta de La Canée, kontylies de la Crète orientale, rembetokritika ou tampachaniotika -comme on appelle les chansons issues du côté urbain dans le nord de la Crète, des chansons de Kalamata et Smyrne et psaumes religieux, sans savoir précisèment de quel genre de musique s’agissait-il.  
De plus, en raison du terrain montagneux et difficilement accessible de la Crète, chaque petite région avait ses propres instruments de musique. Pour donner un exemplejuste avant et après la seconde guerre mondiale en Crète orientale, quelqu’ un pouvait  trouver des groupes (zygiés) qui utilisaient un violon et une guitare, ou un lyra joué avec un arc aux cloches et le tambour dit daouli. Dans l’ouest de la Crète on avait le luth et le violon, qu’onjouait d’une manière différente  par rapport aux parties orientales de l’île […]
Suite aux années ‘70 –‘80, une stylisation de la musique crétoise devient visible  à tel point que les enregistrements d’avant-guerre ne sont pas de nos jours reconnaissables en tant que musique crétoise. En témoigne la première femme qui a chanté des chansons crétoises, Lavrentia Bernidaki (1915-2012), sœur du grand luthiste Giannis Bernidakis ou Baxevanis (1910-1972), qui m’a raconté que dans son groupe, Andreas Rodinos (1912-1934) jouait de la viololyra (un instrument qui est un croisement entre le violon et le lyra), son frère Giannis jouait du luth, et ils avaient aussi un accordéoniste et un joueur de clarinette. Cette combinaison d’instruments serait considérée comme impensable dans la musique crétoise d’aujourd’hui.
Au cours des deux dernières décennies, il y a un nombre toujours croissant de jeunes qui jouent des instruments comme lyra, luth, mandoline etc. et c’est vraiment  incroyable! Toutefois, en particulier au cours de la dernière décennie, et peut-être parce que les Crétois se sentent culturellement assiégés par des modes de vie fondamentalement différents, la musique crétoise est devenue autoréférentielle. Au moment où des milliers de jeunes jouent et chantent, la musique crétoise devient très extravertie, très masculine, et perd son  côté féminine, sa diversité et son caractère introspectif. 
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Vous affirmez donc que la musique traditionnelle crétoise au fur et à mesure a été homogénéisée.
Oui, elle a été homogénéisée voire normalisée. Ce « retour à la tradition » que tout le monde accueille avec joie n’est pas un retour à l’autoréflexion. Il s’agit d’un retour de type chauvin et narcissique. Personnellement, je suis  d’accord avec ce que disait la poétesse Katerina Gogou : « Nos racines ne sont pas là pour que nous puissions y revenir, ils sont là pour que nous puissions les faire fructifier».  J’ajouterais que la tradition a des racines profondes dans un espace-temps spécifique, de sorte que ses branches peuvent potentiellement se propager à travers de multiples lieux et temps. La version stérile, obsolète de la tradition qui apparaît comme une exposition sur l’étagère d’un musée du folklore est condamnée à périr. […]
 
Y-a-t-il pourtant, quelque chose de particulier en Crète qui explique les raisons pour lesquelles cette ancienne musique continue à exister jusqu’à aujourd’hui ?
Oui, bien sûr. Crète reste l’une des dernières sociétés quasi-fermées qui survivent encore aujourd’hui en tant que telles. Ceci est expliqué principalement par le fait que c’est une île, mais aussi par ses caractéristiques géographiques : Crète est divisée en trois grandes chaînes de montagnes avec des centaines de sommets de plus de deux mille mètres de hauteur. A mentionner aussi sa biodiversité impressionnante, allant de châtaigniers aux palmiers, ce qui offre à la Crète une autosuffisance alimentaire, mais en même temps, un terrain très difficile à y accéder. En raison de la robustesse de sa terre, toujours interrompue par des montagnes, il y a peu de grandes terres agricoles, ce qui explique le manque de seigneurs féodaux remplacés par une société de petits propriétaires, dépourvue de grandes divisions de classes. Cette singularité anthropologique et géographique fait de Crète l’un des derniers endroits en Grèce où la continuité de l’expression musicale n’a jamais été interrompue.
Il faut aussi ajouter qu’en Crète, habitent des gens singuliers Il est à noter que les crétois constituent une tribu de guerriers en déclin. Ainsi, lorsque la guerre n’est pas à l’ordre du jour, ils se livrent à la démonstration de leur virilité, à l’étalage de leur richesse et à des activités illégales. Mais néanmoins, il y a des minorités de Crétois qui sont de véritables guerriers poétiques. Il y a des gens qui disposent de l’âme, en restant réfractaires, des guerriers et citoyens extraordinaires, toujours prêts à (assumer la responsabilité) prendre des risques  au nom de tous. L’hospitalité chaleureuse, l’ouverture à la diversité, l’enthousiasme éternel, le refus du soi, tous ces excès vont de soi en Crète et  cela  est une situation unique. Mais il faut préciser que je parle des minorités, de petites minorités.
 
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Anogia constitue un cas à part entière dans la mesure où il s’agit d’un village qui ne cesse de produire des générations de musiciens talentueux.
J’ai travaillé avec de nombreux musiciens originaires d’Anogia. Quand j’ai abordé la musique crétoise, il y a plusieurs années, j’ai joué lors des mariages et des fêtes à ce village, où j’ai rencontré  Psarogiannis Xylouris, frère de Nikos Xylouris, le meilleur joueur de luth en Crète aujourd’hui- avec Markogiannis. J’ai aussi travaillé avec le fameux musicien Psarantonis (issu d’Anogia aussi) pendant 15 ans. Psarantonis est le plus grand joueur de lyra aujourd’hui et lui-même constitue ce que je considère comme « centre de gravité de la narration ». Psarantonis vit comme un vrai joueur de lyra devrait vivre et de ce point de vue il constitue une personne tout à fait extraordinaire.
Anogia  est un très beau village, les gens ont un sens de l’humour très particulier, et disposent de l’esprit vif. Dans le village il y a des liens sociaux très forts, ce qui veut dire que les habitants se soutiennent mutuellement, tout en disposant d’un fort sentiment de solidarité. Citons par exemple, à titre indicatif que lorsq’  un nouveau joueur de lyra fait sa première apparition, la moitié du village sera présent à son concert pour le soutenir. Cependant, Anogia, comme la Crète elle-même, n’est pas épargnée de la crise  nationale voire mondiale. […] Il ne fait guère doute que le monde se trouve dans une impasse existentielle. Ni la Crète ni la Grèce n’échappent à cette règle.
 
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Vous avez parlé d’un mode de vie particulier d’un joueur de lyra. Quel est le rôle du joueur de lyra dans la musique crétoise? Comment le concept de « parea » (bande d’amis)  et de divertissement s’inscrivent dans ce mode de vie ?
Il existe un grand nombre de joueurs de lyra, mais personne ne réussit à vivre comme il convient à un jouer de lyra. […] Par cela j’entends quelque chose de semblable à ce que les bardes-narrateurs des épopées homériques ont vécu. Dans la Grèce antique, il y avait des milliers d’entre eux, errant d’un endroit à l’autre afin de raconter les épopées tout en jouant leur instrument. Plus tard, le barde-narrateur est devenu un joueur de lyra en Crète, et plus tard peut-être un rappeur à New York.
L’authentique joueur de lyra dispose de  ce que j’appelle « centre narratif de gravité » et ceci  est de nos jours essentiellement perdu […] Dans le passé, en Crète, le joueur de lyra était assis au milieu d’une fête et les gens autour de lui dansaient. Les paroles des chansons (mantinades) étaient le fuit d’une improvisation et d’un rapport entre musiciens et danseurs, une sorte de production théâtrale, ayant un côté fortement cérémonial. Aujourd’hui, le joueur de lyra est assis sur scène, séparé des gens qui dansent ci-dessous. […]
Ce qu’il me manque aujourd’hui dans les fêtes, c’est surtout le  poids sacré du deuil. Jusque  récemment, la célébration a été étroitement liée au deuil, et aussi la naissance à la mort, la création à la destruction. La vraie joie dans une fête, n’est ni le fruit de la prospérité ni de l’abondance de la viande et des gâteaux. La vraie joie, comme cela fut le cas dans les anciennes cérémonies et célébrations,  va avec une certaine frugalité et avec le fait que tout le monde est présent à la célébration : tous les vivants, tous les morts et tous les enfants à naître y sont regroupés […] Et les gens participant à ces célébrations étaient comme des danseurs sacrés s’oscillant entre le tragique et le ridicule – entre le primitif et le divin. Je trouve que cette dimension de la fête est aujourd’hui perdue. L’amusement a perdu sa gravité, et par conséquent le joueur de lyra a perdu son rôle d’Hiérophante […]
 
Est-ce que vous pensez qu’Erotokritos, le poème romantique composé par Vitsentzos Kornaros au début du 17ème siècle en Crète, a influencé la musique et les paroles des chansons crétoises ?
Erotokritos, jusqu’à récemment, jouait un rôle similaire à celui des épopées homériques dans l’antiquité. Cela signifie que les gens connaissaient Erotokritos par cœur et le chantaient dans leurs réunions, tout en faisant des travaux agricoles ou quand ils étaient seuls. Tous les gens avaient un passage particulier qui aimaientt le plus. Les vers d’Erotokritos ont également été utilisés comme des proverbes et généralement le poème a servi de miroir des valeurs sociales existantes. Tout comme les épopées homériques valorisent la beauté, l’héroïsme et l’honneur, Erotokritos valorise la beauté, le courage et la sagesse. De plus, Erotokritos a contribué à la préservation de la langue parlée. Erotokritos fut le manuel de vie de base de tous les crétois, chaque berger dans son bercail disposant d’une copie de ce poème épique. Tant Psarantonis que moi, nous avons appris Erotokritos   grâce à la tradition orale […] Ce dermier donc  incorpore toute la sagesse populaire crétoise.
 
* Interview accordée à Ioulia Livaditi/ Greek News Agenda
** Traduction de l’anglais: Magdalini Varoucha/Grèce Hebdo
 
Nikos Xylouris chante « Erotokritos »
 
M.V.