Fabien Perrier est journaliste indépendant, correspondant pour Libération en Grèce.

Il travaille aussi pour Le Temps, Regards, Alternatives économiques et AlterEco+, Télérama.

Il a contribué à l’ouvrage Les Grecs contre l’austérité -Il était une fois la crise de la dette sous la direction de Marie-Laure Coulmin Koutsaftis, Editions Le Temps des Cerises (Paris, 2015 – parution le 23 novembre).

GrèceHebdo* s’est adressé à Fabien Perrier pour témoigner de l’ambiance parisienne après l’attaque meurtrière et partager avec nous ses points de vue sur l’actualité chaude de nos jours.

 
Quelle était l’ambiance dans Paris le week-end dernier?
 
J’étais dans les locaux de Libération lorsque le premier attentat a été annoncé. Au fur et à mesure que les nouvelles ont été divulguées, l’ambiance, grave et inquiète, a viré à la sidération. Comment de tels actes coordonnés ont-ils pu être commis ? L’inquiétude a redoublé. Chacun cherchait à avoir des nouvelles de ses proches. Dans ces instants, le temps paraît lourd, et long. Le moindre ami qui ne répond, et tout de suite, le pire vient en tête. Les regards étaient tournés vers les écrans de télévision ou les ordinateurs. Nombre de journalistes se sont remis à la tâche. Très vite, il est devenu évident qu’une série d’attentats était commise.
 
Il était 2h.30 quand nous avons eu la permission de quitter les lieux. Entre temps, nous avions vu sur les écrans de télévision que tout l’est parisien était frappé. Dans les rues, la réalité était celle d’un paysage urbain apocalyptique, dont les images ressemblent à celles des films de science fiction américains : un ballet infernal d’ambulances, de véhicules de pompiers, de voitures de police, des policiers à tous les croisements, des rubans rouge et blanc indiquant les périmètres de sécurité… Le quartier était quadrillé. Les arrières du Cirque d’hiver, à quelques centaines de mètres du Bataclan, semblaient transformés en hôpital d’urgence. Le plus choquant était sans doute la vue à laquelle il était impossible d’échapper : à l’intérieur des ambulances, des survivants du drame attendaient dans des couvertures de survie. Tout le monde savait que les fusillades avaient fait de nombreux morts. Ce sont ces corps que les voitures mortuaires ont enlevé le lendemain, samedi, de chaque lieu où un attenat a été commis.
 
Le vendredi, dans la nuit, il était quasiment impossible de trouver un taxi. Or, la préfecture recommandait de ne pas se déplacer seul, à pied. C’est donc la peur au ventre que nombre de passants rentraient, certains cherchant des hôtels pour ne pas rester dehors.
Le lendemain, le réveil a été difficile. «C’est une gueule de bois sans avoir bu, et sans savoir que faire pour s’en défaire», m’a dit une amie. Dans la ville, les visages sont figés, les regards hagards. Les passants ressemblent à des fantômes déambulants. Les lieux des attentats sont transformés en lieux de mémoire : dépôts de fleurs, bougies… Dans les cafés, les écrans de télévision diffusent en boucle les informations de la veille, des vidéos amateurs…
 
L’ambiance est la même le dimanche. Le silence est lourd, l’inquiétude palpable. Paris semble devenir une ville-fantôme où nul ne sait comment réagir, si ce n’est en se terrant chez lui. Mais où mène la peur? Dix mois après les attentats de Charlie Hebdo, la France est attaquée en son cœur, celui qui bat pour la liberté, l’égalité, la fraternité, le respect des différences, les luttes sociales, l’émancipation : autant de combats que des fanatiques ne peuvent que rejeter.

Suite aux attaques du 13 novembre, quels sont les défis et les risques de la politique à mener par la France?
 
Le samedi après-midi, j’ai été le témoin, sur le boulevard Richard Lenoir, d’une scène marquante. Des jeunes d’origine maghrébine – ce sont eux qui l’ont exprimé ainsi – sont venus se recueillir. Et dire qu’ils ne voulaient pas être assimilés aux terroristes. Qu’ils ne voulaient pas, le lundi matin, être pris pour des djihadistes. Ils déroulent leurs arguments, quand d’autres passants leur demandent de se taire prétextant qu’ils sont devant un lieu de recueillement. Mais que signifie se recueillir sans réflexion ? L’émotion est-elle la seule bonne conductrice? Ces jeunes ont voulu débattre. Argument contre argument. Ils ont parlé des ventes d’armes, de l’intégration, du respect des religions, de la sphère publique et de la sphère privée, de laïcité. Ils ont voulu dénoncer le racisme ambiant qui risque de devenir un réflexe facile dans un pays où l’extrême-droite fait ses choux gras du malheur social, de l’augmentation du clivage entre les plus riches et les plus pauvres (la « fracture sociale » ne fait que se creuser), du mensonge politique (combien de promesses du candidat Hollande ont-elles été réellement tenues par le Président Hollande?) et de la xénophobie.
 
Même s’il est encore trop tôt pour tirer des conclusions définitives sur les causes de ce drame, il faut constater qu’à force de coupes budgétaires masquées et de désengagement de l’Etat, les services publics (de l’école à la poste) sont délaissés, laissant le champ libre à la propagation de discours faciles et fanatisants, religieux ou racistes. Ils peuvent fleurir grâce à une structure étatique déstructurée, où les réponses concernent le plus souvent les symptômes du mal plutôt que ses causes) et de l’absence de réflexion sur la nation et son corollaire: l’intégration. Mais ces attentats révèlent apparemment que ce fanatisme a pénétré d’autres catégories sociales. Même si l’enquête ne fait que commencer, il apparaît que les jeunes terroristes impliqués étaient d’origine française essentiellement. Ils disposaient apparemment de passeports français pour la plupart. Il est donc nécessaire de s’interroger sur les politiques d’éducation, d’intégration avant de rechercher un ennemi extérieur.
 
En outre, la volonté de s’assurer des exportations avec des pays pas forcément fréquentables, une « realpolitik » dictée par des intérêts économiques, privent de nouveau d’un vaste champ de réflexion : celui sur les principes fondamentaux à défendre. Il faut lire les analyses éclairantes et justes de Sophie Bessis, Jean-François Bayart ou Bertrand Badie. «Nous payons les inconséquences de la politique française au Moyen-Orient»  expliquent Sophie Bessis et Mohamed HarbiJan-François Bayart dénonce, pour sa part, la démission de l’Europe sur la question palestinienne, l’occasion manquée avec la Turquie que l’on aurait pu si facilement arrimer à l’UE, l’alliance de la France avec les pétromonarchies … Et le politiste Bertrand Badie rappelle que la France ne peut pas être en guerre contre une organisation qui se dit Etat mais n’en est pas un, et que la réponse par le conflit est sans doute le pire.
 
C’est pourtant sur le plan militaire et des libertés que la première réponse a été apportée. Les libertés ont été limitées, notamment en déclarant l’état d’urgence et en revendiquant un changement constitutionnel. Quant aux décisions militaires, elles ont pris la forme d’attaques en Syrie. Or, il apparaît que des filières existent sur le territoire européen. De nouveau, certains jeunes impliqués étaient nés en Europe. Il faut lire l’article du Hufftington Post. Il donne à voir la plongée de certains jeunes en perte de repères. La violence peut aussi être générée sur le terrain national – ou européen – à partir du moment où ne sont pas combattus les discours extrémistes et fanatiques, où le citoyen se mue en consommateur. Il est à craindre, selon différents experts, que cet attentat ne soit que le premier d’autres à venir. La réponse à la stratégie de la peur ne peut être ni le recul des libertés, ni la guerre qui engendrent violence et rejet de l’autre.
 
Vous êtes très souvent en Grèce depuis plusieurs années. Comment vous jugez la politique de la Grèce face aux immigrés?
 
Il faut distinguer entre la question du terrorisme et celle de l’immigration. Des terroristes étaient des Français. Le véritable problème est donc bien celui de l’état de déshérence dans lequel certains jeunes sont laissés, le sentiment d’abandon qu’ils ont et l’absence de réponse collective. Il faut noter que le chômage ne fait qu’augmenter depuis des décennies, que les jeunes en sont les principales victimes. La confiance en l’avenir diminue dans toutes les études d’opinion. Le sentiment qu’il n’y a pas d’alternative, l’acceptation de l’austérité comme seule voie ne contribuent qu’à une chose : faire monter les fanatismes (religieux ou d’extrême-droite). Pourquoi se battre pour une autre société, si aucun changement n’est possible ?
Les immigrés qui viennent en Europe sont en quête d’une vie meilleure.  Ils ne doivent pas être des «victimes collatérales» des attentats. Ils placent dans l’Europe tous leurs espoirs… alors que les pays d’Europe ont parfois contribué à détruire leurs pays, voire ont joué la carte des extrémistes dans la lutte contre des régimes qui ne servaient pas, ou plus, leurs intérêts. Il ne s’agit pas, bien évidemment, de cautionner les régimes dictatoriaux. Mais de comprendre la question des migrations dans sa globalité. Pourquoi privilégier le recours à la force militaire quand les voies du dialogue n’ont pas été tentées? Pourquoi déployer les forces armées, comme en Libye, quand Khadafi était reçu, quelques mois avant, en grande pompe à l’Elysée par Nicolas Sarkozy… qui a ostensiblement changé d’opinion en un laps de temps court ? Il faut reconnaître que la fin de la Libye a entrainé des violences en chaine, la destabilisation de toute une région. Et un afflux massif de migrants qui passent par la Méditerranée. La proximité géographique entre la Grèce et la Turquie fait donc de ce pays un point de passage essentiel. Dans son programme, Syriza revendiquait l’ouverture des frontières et la création de voies légales afin d’éviter aux migrants de risquer leur vie en mer.
 
La Grèce, dans le cadre de l’UE, est la garante des frontières européennes. Elle vit une crise économique et sociale profonde. Tous les gouvernements du pays, depuis 2010, appliquent l’austérité comme seule recette. A-t-elle les moyens de faire face à l’afflux massif de migrants ? Martin Schulz, lors de sa visite à Lesbos, en novembre, a expliqué que « les pays européens n’ont versé à la Grèce que la moitié de ce qu’ils lui doivent » dans le cadre du soutien à la gestion de l’immigration. La question n’est donc pas celle de la Grèce, mais de la volonté des pays de l’UE à recevoir des populations fuyant la guerre, les crises sociales, les fanatismes. Je constate, d’ailleurs, que la population grecque, que ce soit à Lesbos, à Athènes, à Kos… se mobilise majoritairement pour aider les migrants. Plutôt que d’incriminer la Grèce, il convient plutôt de s’interroger sur les politiques européennes dans leur ensemble. La question de l’immigration n’est qu’une infime partie d’une tendance plus générale où se conjuguent rejet de l’autre, profit pour une minorité, dégradation des conditions de vie pour une majorité, et perte de repères et d’espoirs politiques. C’est un changement de paradigme fondamental dans la politique européenne, dont les conséquences sur la «civilisation européenne» ne sont que difficilement mesurables.
 
 

* Entretien accordé à Costas Mavroidis et Magdalini Varoucha

 
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