Odysseas Elytis (1911-1996) est l’un des poètes les plus importants de la Grèce et deuxième prix Nobel du pays en 1979 (la première étant Seferis en 1963). Peintre et traducteur en plus, il est l’un des personnages distingués de la soi-disant « génération des années trente » profondément influencé par la poésie française et le mouvement surréaliste. GreceHebdo revisite sa vie en mettant l’accent sur ses influences françaises au bout de 80 ans depuis l’apparition de son premier recueil de poésie sous le titre ‘Orientations’ en 1940.
1911-1928 : L’enfance du poète
Odysseas Elytis, nom de plume d’Odysseas Alepoudellis, est né le 2 novembre 1911 à Héraklion (Crète), le dernier des 6 enfants de Panayotis Alepoudellis et Maria Vranas, tous deux originaires de l’île de Lesbos.
La famille du poète prit la décision de transférer le siège de l’entreprise familiale (fabrique de savonnerie), et s’installer à Athènes en 1914, où Elytis commença ses études.
L’année 1929 est considérée comme un jalon dans la vie d’Elytis : il entre alors en contact avec le surréalisme (à travers la poésie d’Eluard) mais aussi avec la poésie de Lorca, et écrit ses premiers poèmes. D’après ses propres écrits, les premiers poètes français qu’il a découverts (à la librairie Kauffman d’Athènes), étaient Paul Eluard et Pierre-Jean Jouve [Y.Ioannou, 2008]. En 1930, il s’inscrit à la faculté de Droit de l’Université d’Athènes.
Elytis fait partie de ladite Génération des années trente, un ensemble d’intellectuels et d’ artistes grecs qui cherchait à formuler – ou à reformuler – l’identité de la Grèce moderne par rapport, notamment, à deux perceptions dominantes depuis la création de l’État grec moderne en 1830. La première consistait en une imitation à tous les niveaux de la Grèce antique, afin que la Grèce moderne retrouve sa splendeur perdue. La seconde touchait à l’image que les Européens se faisaient du caractère grec, à travers ce regard archéologique notoire qui ne pouvait percevoir comme grec que ce qui ressortissait de la Grèce antique. [Y.Ioannou, 2008].
Comme l’écrit le poète en 1974 :
“Ma génération et moi-même avons essayé de découvrir le vrai visage de la Grèce. Cela était essentiel car jusqu’alors, comme vrai visage de la Grèce apparaissait ce que les Européens voyaient de la Grèce.”
Pour cette génération, selon Ioannou, il était impératif de donner forme à une Grèce qui jusqu’alors échappait aux vécus réels de son peuple. Or l’un des aspects de cette nouvelle image était justement celui de la Grèce maritime, de la mer Egée, des îles, autrement dit, d’une Grèce qui jusqu’alors avait été presque totalement absente non seulement dans la littérature grecque mais aussi et surtout, dans la carte mentale de la définition politique de la Grèce moderne.
En 1935, Elytis se rend à Mytilène avec Andreas Embirikos, où il se familiarise avec la peinture de Theophilos. C’est à cette époque également qui fait la connaissance de Georges Seferis, Georges Theotokas et Andreas Karantonis, fondateurs de la revue Ta Nea Grammata (Lettres Nouvelles), où il allait publier ses premiers poèmes sous le nom de plume Elytis. En mars 1936, la revue organise la Première Exposition Surréaliste Internationale d’Athènes. A cote des œuvres de Max Ernst, Oscar Dominguez et Victor Brauner Elytis y présente quelques-uns de ses collages photographiques, ainsi que sa traduction des poèmes d’Εluard.
Selon le philologue Daniil Iakov, le titre du premier recueil de poèmes, Orientations (1940) indique indirectement la réorientation des intérêts qu’il aspire à apporter aux choses poétiques grecques : Elytis embrasse plusieurs des doctrines subversives du surréalisme qui exerceent sur lui un effet bénéfique et libérateur. D’autre part, avec ce mouvement, il entretient une relation libre et particulière ; dans ce sens il n’appartient pas à ses représentants orthodoxes, comme c’est été le cas son ami proche Andreas Embirikos ou Nikos Engonopoulos. Ce qui a d’abord fasciné Elytis dans les propositions du surréalisme, c’est la suggestion d’affronter la réalité avec des yeux différents, d’entrer dans une nouvelle situation, où la logique cartésienne ou toute autre logique cesse de s’appliquer. [D.Iakov, 2000].
Pendant la deuxième guerre mondiale et l’occupation de la Grèce par les nazis il servira comme lieutenant dans la guerre contre l’Albanie de 1940-1941.
En novembre 1943, les premières pages du livre Soleil premier sont publiées en six cents exemplaires, ainsi que les Variations sur un rayon. Comme l’écrit Mario Vitti : « Nous sommes au cœur de l’Occupation. Le livre présente un contraste saisissant avec tout le climat d’oppression étrangère et de difficultés générales. […] Elytis, refuse de se soumettre à la machine à mort […] Il compense le mal en contrastant avec l’imaginaire un univers fantastique, fruit du pouvoir fictif du poète. Pour ceux qui verront cela comme une « évasion de la réalité », Elytis défend le surréalisme en 1944 […] et il insiste : “Le rêve est une réalité.” » [M. Vitti, 1991].
Suite à la libération de la Grèce, Elytis s’occupe de la radio nationale (en tant que directeur, 1945-1946), après la proposition de Georges Seferis. Au cours de ces temps difficiles, Elytis ne publie qu’un seul recueil, inspiré par ses souvenirs de guerre sur le front, Chant héroïque et funèbre pour le sous-lieutenant tombé en Albanie (1945) traduit de la poésie de Lorca et s’occupe de la peinture. Puis ce sera un silence de plusieurs années, jusqu’à la parution, en 1959, de son œuvre majeure, Axion Esti.
1948-1952: Les années françaises : du surréalisme à la recherche d’un “humanisme grec”
Durant la guerre civile (1946-1949), Elytis prend la décision de quitter la Grèce ; il arrive en Suisse au début de février 1948 avant de s’installer à Paris.
La poésie française était déjà présente dans sa formation poétique et lui-même souvent y faisait référence, en termes généraux, comme « l’influence du surréalisme » [C.Robinson, 1975].
Selon Ioannou, savoir si la découverte de l’Egée par Elytis était le résultat de ses voyages et de son expérience ou l’aboutissement d’une quête plus spirituelle, est difficile – sinon impossible – à départager. Par exemple, le littéraire Tassos Lignadis considère comme étant plus important la médiation de la poésie française qui connaît « de telles ouvertures vers des mers exotiques », par exemple chez Paul Valéry. [Y.Ioannou, 2008]
Elytis, bien sûr, connaît bien la poésie non seulement de Valéry mais aussi celles de Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Char, des surréalistes et d’autres poètes de « mers exotiques ». Et lorsqu’en 1935 Elytis publie ses premiers poèmes dans la revue Nea Grammata, des poèmes écrits pendant la période 1930-1935, il était plongé dans le surréalisme français. Dans ces premiers poèmes, plus tard inclus dans le recueil Prosanatolismoi (Orientations) (1940), la mer Egée constitue déjà la source d’inspiration d’Elytis. [ Y.Ioannou, 2008]
Dans ce contexte, en France de 1948, Elytis cherche la source d’inspiration pour une nouvelle poétique. Il parcourt les librairies de Saint-Germain-des-Prés et fréquente les cafés Deux Magots et Mabillon avec des poètes de l’époque, notamment les surréalistes tels queTristan Tzara, Benjamin Péret, Philippe Soupault, André Breton et Paul Éluard. Pourtant Elytis considère que la poésie de ses amis ne lui offre pas de perspectives dans sa quête de renouveau. A l’exception peut-être de deux écrivains français admirant profondément l’esprit grec à savoir René Char, qui à cette époque a déjà composé son Hymne à voix basse en faveur des insurgés grecs, et Albert Camus.
C’est à cette époque–là qu’Elytis fait aussi la connaissance de deux éditeurs d’art d’origine grecque, Christian Zervos, qui publie les Cahiers d’Art, et Tériade, son compatriote de Mytilène, qui édite la revue Verve et devient membre de l’Association Internationale des Critiques d’Art. Durant l’été 1949, il séjourne dans la propriété de Tériade, la célèbre “Villa Natacha” à Saint-Jean-Cap-Ferrat, et grâce à lui, se lie d’amitié avec de grands peintres, tels que Picasso, Léger, Matisse, Giacometti et Chagall.
« Quand nous sommes arrivés à Golfe-Juan, j’ai aperçu de loin dans la mer non seulement Picasso mais aussi son neveu Xavier Vilato, que j’avais connu à Paris. C’était l’ami de Matsi Hatzilazarou, la poétesse et première femme d’Embirikos. Dès qu’il nous aperçut, il se mit à nous faire des signaux. Je me déshabillai en vitesse et plongeai. Tériade, lui, ne se baignait pas. Je m’approchai, et Xavier Vilato me présenta à son oncle qui cria à Tériade : “Tu vois, les Méditerranéens, le destin veut qu’ils se rencontrent dans l’eau, dans la mer ».
Impressionné par le peintre espagnol, il écrit une Ode à Picasso et en 1950 fait un voyage en Espagne. De décembre 1950 à mai 1951, il séjourne en Angleterre et en Italie où il fait la connaissance du peintre Giorgio de Chirico. Elytis passe de nouveau l’été 1951 dans la “Villa Natacha”, rédige l’article Équivalences chez Picasso et quelques jours plus tard, il s’embarque à Marseille pour rentrer en Grèce.
1952-1996 : les années matures et le prix Nobel
De retour à Athènes en septembre 1952, Elytis devient membre d’un groupe littéraire, le « Groupe des Douze » (1952-1953) et du Conseil d’administration du Théâtre d’Art (1953) et retrouve ses fonctions en tant que Directeur des programmes à la Radiodiffusion Nationale (ERT), de 1953 (jusqu’à sa nouvelle démission en 1954).
Il collabore avec le Théâtre national et le Théâtre d’Art en tant que traducteur de pièces d’ auteurs tels que Brecht, Giraudoux etc. Parallèlement, il poursuit la rédaction de deux importants poèmes : Six plus et un remords pour le ciel (1958), et surtout Axion Esti (1959), une œuvre majeure qui l’occupe depuis plus de sept ans et pour laquelle il reçoit le premier prix de poésie d’État en 1960.
À partir de 1961, il effectue une série de voyages en Amérique, en Union soviétique, en Italie, en Bulgarie. L’année 1965 marque le début de sa carrière dans la peinture et le collage. Après le coup d’État le 21 avril 1967, Elytis s’enfuit de nouveau à Paris (mai 1969) avant de se rendre à Chypre. En 1974, après la chute de la junte, il devient président du conseil d’administration de la radiotélévision grecque (ERT).
Le 18 octobre 1979, le prix Nobel de littérature est attribué à Elytis « pour sa poésie qui, sur le fond de la tradition grecque, dépeint avec une force sensuelle et une clarté intellectuelle, le combat de l’homme moderne pour la liberté et la créativité. ». Dans son discours de réception du prix Nobel (prononcé en français le 8 décembre 1979) Elytis s’émerveille de la langue grecque :
« Il m’a été donné, chers amis, d’écrire dans une langue qui n’est parlée que par quelques millions de personnes. Mais une langue parlée sans interruption, avec fort peu de différences, tout au cours de plus de deux mille cinq cents ans. Cet écart spatio-temporel, apparemment surprenant, se retrouve dans les dimensions culturelles de mon pays […]. Si la langue n’était qu’un simple moyen de communication, il n’y aurait pas de problème. Mais il arrive, parfois, qu’elle soit aussi un instrument de ‘ magie’ » [Odysseas Elytis, Conférence du Prix Nobel, 8 décembre 1979]
Ses poèmes ont été mis en musique par deux des compositeurs grecs les plus célèbres du XXe siècle, Míkis Theodorakis et Manos Hadjidákis. D’autres ont été popularisés en France par Angélique Ionatos.
Les dernières années de la vie d’Elytis sont marquées par un retrait progressif de la vie publique, dû à une maladie. Cependant, il continue à publier ses œuvres. Il s’éteint d’un arrêt cardiaque à son domicile de la rue Skoufa à Athènes, le 18 mars 1996.
Magdalini Varoucha | GreceHebdo.gr
* Photo de couverture: Odysseas Elytis, Source: ERT.
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