La Peste d’Athènes (430-426 av.J.C.) constitue une séquence majeure dans le développement de l’historiographie mondiale; bien loin d’être le premier cas connu d’une épidémie généralisée ou même documentée, son attrait diachronique découle plutôt de sa description majestueuse offerte par l’historien, homme politique et militaire athénien Thucydide (ca 465 av.J.C. – 400/395 av.J.C.) dans le cadre de son Histoire de la Guerre du Péloponnèse entre Athènes et Sparte (431-404 av.J.C.). En effet, c’est le récit détaillé de l’éclatement de l’épidémie, de ses manifestations physiques sur les corps des Athéniens et de ses effets sociaux sur le tissu social de la ville d’Athènes qui a rendu la Peste d’Athènes un point de référence incontournable dans les siècles à venir pour la documentation historiographique de tels événements, mais aussi pour des disciplines spécialisées telles qu’histoire médicale et épidémiologie. D’un point de vue rhétorique et analytique, Thucydide s’est servi de la Peste d’Athènes comme un point de réflexion sur la guerre et la désintégration sociale – l’anomie. La peste est ainsi créditée avec la défaite d’Athènes dans la Guerre du Péloponnèse et son déclin géopolitique dans les siècles à venir. Il n’est alors guère étonnant que le registre sémantique de la peste tienne une place particulière dans l’imagination créative de plusieurs penseurs et écrivains, notamment dans le cas d’Albert Camus et son œuvre, La Peste.
La peste sous l’angle de l’histoire médicale
Le récit de Thucydide se distingue tout d’abord par la description minutieuse de la symptomatologie clinique de l’épidémie qui toucha les Athéniens, encerclés par les Spartiates et barricadés à l’intérieur des murs de la ville. Thucydide, lui même tombé malade à un moment donné, relate la fièvre, les rougeurs pustuleuses et la diarrhée en tant que principaux symptômes de la maladie, qui très souvent entraînait la mort du patient (Littman 2009). Selon lui, la maladie était en provenance de l’Éthiopie, s’était propagée à travers l’Égypte et la Libye et a fait sa première apparition par le port du Pirée, atteignant très vite la ville d’Athènes. Contrairement à la métropole Attique, Sparte et le Péloponnèse, aux populations clairsemées, n’ont pas été touchés par la peste. La maladie était hautement contagieuse sur Athènes et sévissait parmi des médecins et ceux qui s’occupaient des malades. Les effets de la peste furent particulièrement dévastateurs; entre 75.000 et 100.000 habitants ont péri (sur une population estimée entre 300.000 et 400.000 à l’époque, étant aussi donné la réception de réfugiés ruraux à cause du siège spartiate); divers éclatements de l’épidémie sont documentés par Thucydide ayant eu lieu jusqu’en 426 av.J.C. (Littman 2009).
Le récit de Thucydide laisse entrevoir les influences hippocratiques de l’auteur. L’observation empirique et détachée du déroulement de la maladie offerte par Thucydide a été attribuée par grand nombre de chercheurs —classicistes, philologues et médecins— à l’école hippocratique et à l’influence de l’œuvre d’Hippocrate, tant du point de vue méthodologique que terminologique (Morgan 1994). Il serait même séduisant de conjecturer que les deux hommes puissent s’être rencontrés auparavant en Grèce du Nord (Gervais 1972) ou même tenir compte de la légende selon laquelle Hippocrate lui même aurait tenter de guérir la peste sur place à Athènes brièvement (Littman 2009). En même temps, sur un plan plus général, l’influence hippocratique pourrait aussi être liée au choix méthodologique et narratif employé par Thucydide dans l’ensemble de son œuvre, un choix qui faisait l’écho de l’empirisme de l’école hippocratique; après tout, le siècle de Péricles était bel et bien aussi le siècle d’Hippocrate comme remarquait Alice Gervais, soulignant ainsi le rayonnement intellectuel de celui-ci (1972). Mais Thucydide ne se limitera pas à la reproduction des préceptes hippocratiques sur les épidémies; par contre, il dépassera les limitations théologiques de la pensée hippocratique en introduisant une rationalité radicalement empirique et de fait séculaire (Jouanna 2001). Son manque d’éducation purement médicale et ses distances par rapport aux dogmes dominants sur les épidémies (qui mettaient le ton sur l’influence de l’environnement et de l’emplacement géographique ou les causes métaphysiques d’une épidémie) lui permirent de saisir la notion de contagion, qui échappait jusqu’alors aux adeptes de la médecine hippocratique et Hippocrate lui-même (Jouanna 2001, Poole et Holladay 1979), une découverte innovante qui malheureusement n’a pas été reprise en tant que telle par des spécialistes dans les siècles qui suivirent (Poole et Holladay 1979); Thucydide a aussi établi concrètement l’acquisition d’immunité pour ceux qui avaient survécu à la maladie (Poole et Holladay 1979). Comme noté par David Morens, Gregory Folkers, et Anthony Fauci, le compte rendu de Thucydide constitue la première description clinique-épidémiologique complète d’une maladie infectieuse, tandis que ce dernier a pris soin de distinguer entre signes, symptômes, complications, et trajectoires cliniques variés, tout en tenant compte de l’effondrement des services de santé de l’époque, le surpeuplement, et la guerre. Son récit sera une œuvre de référence pour les étudiants de médecine en occident et au moyen-orient et influencera profondément la pratique médicale sur les maladies infectieuses jusqu’au 19ème siècle (Morens, Folkers et Fauci 2008).
Thucydide s’est abstenu explicitement de chercher la cause médicale de l’épidémie; les motivations de son récit étaient plutôt d’un autre ordre. Néanmoins, la clarté de ses observations n’a pas laissé indifférents les spécialistes médicaux contemporains, qui se sont acharnés, initialement en guise d’exercice intellectuel mais plus récemment en tant qu’objet de recherche épidémiologique et paléopathologique comparée, de produire un corpus d’études et de publications innombrables. Bien que J. C. F. Poole et A. J. Holladay aient remarqué les limitations heuristiques d’approches qui visent à classifier des épidémies passées sous des catégories de maladies contemporaines, étant donné l’évolution des microbes et des virus, nous pouvons toutefois énumérer les diverses thèses fournies pour expliquer l’éclatement et la nature médicale spécifique de la soi-disant «peste» d’Athènes —en fait, épidémie— , sur la base des descriptions de Thucydide ainsi que d’autres connaissances historiques sur l’époque: variole, peste bubonique, scarlatine, rougeole, fièvre de typhus, fièvre typhoïde, ou même ergotisme (Poole et Holladay 1979). J. C. F. Poole et A. J. Holladay considèrent qu’il est plus probable que la maladie soit disparue de nos jours ou du moins transformée à tel point qu’elle ne puisse être reconnue (Poole et Holladay 1979). Robert Littman a aussi résumé plus récemment les différentes thèses qui ont dominé la littérature médicale du 20ème siècle; en fin de compte, on en vient à trois thèses différentes, chacune plus ou moins valide: variole, typhus, ou une maladie s’apparentant au typhus (Littman 2009). Force est de constater qu’à ces arguments, établis sur la base des descriptions de Thucydide et d’autres sources historiques sur l’époque, vint s’ajouter dans les années 2000 une nouvelle perspective méthodologique innovante: l’analyse d’ADN microbien (Littman 2009). En effet, la découverte en 1994-1995 d’une fosse commune au Kerameikos datant de l’époque de l’épidémie a permis à une équipe de chercheurs grecs sous la direction du Professeur Manolis Papagrigorakis d’appliquer quelques années plus tard l’analyse d’ADN microbien sur les restes (précisément, la pulpe dentale) de trois personnes enterrées, apparemment hâtivement, c’est à dire dans des conditions s’apparentant à celles qui prévalaient lors de la peste; l’analyse a permis de déduire que les trois personnes étaient porteuses de fièvre typhoïde, qui pourrait en effet être la cause de l’épidémie (Papagrigorakis et al 2006). Il faut noter toutefois que cette maladie pourrait bel et bien avoir été endémique et très répandue sur Athènes bien avant et indépendamment de l’épidémie, tandis que l’échantillon de trois squelettes est assez limité; à ceci fut ajouté un débat technique encore d’actualité au sein de la communauté épidémiologique et paléopathologique, qui néanmoins, considère dans son ensemble cette avancée d’une importance méthodologique décisive (Littman 2009, Anastasiou et Mitchell 2013, Bos et al 2019). La cause médicale de la Peste d’Athènes est aujourd’hui encore un sujet de débat académique.
Au delà des hypothèses médicales: le récit de la peste en tant qu’analyse sociale
Force est de constater que la description de la Peste d’Athènes par Thucydide reste avant tout un chef d’œuvre narratif, destiné à remplir à un certain degrés des fonctions dramatiques (Morgan 1994, Horstmanshoff 1993) et servir d’argumentation politique au delà d’une simple observation empirique d’une épidémie; Thomas Morgan suggère que le but de Thucydide consistait à démontrer par la voie de ses descriptions crues les résultats néfastes de la guerre, surtout en juxtaposant la description de la peste au discours cérémoniel de Périclès qui précéda l’ épidémie de quelques mois et qui nous livra l’image d’une ville idéalisée, au pic de son pouvoir, qui prenait soin de ses morts et des ses lois morales (contrairement à ce qui surviendrait plus tard); vraisemblablement, l’effet dramatique de la Peste ne peut être dissocié de l’oraison funèbre prononcée par Péricles, lui même victime de la Peste en 429 av.J.C. (Morgan 1994). De même, Herman Horstmanshoff remarque que Thucydide a voulu établir le lien entre la peste et la désintégration morale qui ensuivit en dressant une esquisse dramatique des réactions des masses athéniennes. Ce portrait désastreux et l’identification de l’épidémie à un désordre social total servira de thème pour grand nombre de descriptions d’épidémies ultérieures; en même temps, il pourrait refléter le positionnement social d’ élite de Thucydide et son propre biais narratif par rapport à la populace athénienne et ses faiblesses inhérentes supposées (1993). Il n’en reste que Thucydide a bel et bien usité le terme d’anomie (anomia) pour décrire ce qu’il entrevoyait en tant que désintégration sociale au sein de la population athénienne, précédant en effet la terminologie d’Émile Durkheim de quelques 24 siècles. Donald Nielsen appliquera rétrospectivement la problématique sociologique durkheimienne sur l’œuvre de Thucydide en soulignant que Thucydide pourrait éventuellement s’être servi de l’oraison funèbre de Péricles et de la description horrifiante de la peste pour démontrer qu’Athènes était en effet déjà une ville en déséquilibre latent et en excès de force et d’individualisme, ce qui l’empêcha de faire face au défi de la peste avec succès (Nielsen 1996).
Nul ne doute que l’épidémie en elle même eut un impact déterminant sur les Athéniens qui survécurent et sur la production culturelle dans les années suivantes; c’est le cas dans des tragédies datant de cette époque —Œdipe roi, Hippolyte, ou même Les Trachiniennes, où la maladie est un thème recourant au symbolisme fort, comme remarqué par Robin Mitchell-Boyask; de plus, il est suggéré, le théâtre a graduellement assumé un rôle civique thérapeutique au sein du tissu social athénien abimé, comme ceci est attesté dans des pièces telles que La Folie d’Héraclès ou Philoctète (2009).
Néanmoins, le récit de Thucydide se distinguera et laissera son empreinte universelle à travers le temps; notamment, le thème de la peste sera repris par des poètes tels que Lucrèce, Virgile, Ovide, et plus tard, des historiens tels que Lucien et Procope (Morgan 1994). Le style narratif de Thucydide —cru, détaché— semble même s’être imposé à travers le temps comme l’exemple à suivre dans tout cas d’épidémie généralisée, comme le note Herman Horstmanshoff dans le cas de l’empereur et historiographe byzantin Cantacuzène qui décrivit la peste de 1347/8 à Byzance; bien que celui-ci fut atteint par la maladie et que son fils y succombât, il retint un style flegmatique (1993). De plus, comme souligné par Alice Gervais, Thucydide aura créé un archétype, c’est à dire l’épidémie en tant qu’épreuve de l’humanité et de la cohésion sociale (1972). Ces deux éléments —technique narrative particulière et un questionnement universel— sont bien-sûr omniprésents dans le chef d’œuvre d’Albert Camus, La Peste, une allégorie politique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Le portrait d’une société proie à la peste dressée par un narrateur détaché est directement attribuable aux influences antiques d’Albert Camus, qui lors de la première préparation de son roman, avait surement connaissance de la Peste d’Athènes et Thucydide par la voie des écrits de Lucrèce, tandis que plus tard il lira directement Thucydide. Comme Paul Demont souligne, Albert Camus songeait à inclure dans La Peste un professeur de grec-latin, Phillipe Stephan, un personnage qui mettrait de fait en relief les antécédents littéraires et historiques de l’épidémie imaginaire camusienne. La disparition de Philippe Stephan et des références antiques de la version finale sembleraient démontrer une démarche de rupture avec le fatalisme des récits antiques, en faveur d’une vision déterminée de lutte consciente contre les pestes modernes (Demont 1996, 2009).
Dimitris Gkintidis | Grecehebdo.gr
* Peinture intro: Peste dans une ville ancienne (ca 1652) par Michael Sweerts (1618-1664) (Source: Wikimedia Commons/ Los Angeles County Museum of Art).
D.G.
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