La formulation de discours utopiques, portant sur des mondes fictionnels qui incarnent des modèles sociétaux idéaux, relève d’une longue tradition intellectuelle qui peut-être rapportée, entre autres, à l’influence d’œuvres écrites en grec durant l’Antiquité ; c’est le cas notamment de la République de Platon, ainsi que d’œuvres de la période Hellénistique d’Evhémère et d’Iambule, partiellement relayées à travers les textes de l’historien Diodore de Sicile (Giangrande 1976). Bien que le terme utopie (associant « ou », signifiant non, et « topos », signifiant lieu) soit une invention lexique construite à partir du grec par l’hellénisant Thomas More au 16ème siècle, on en est venu aujourd’hui à utiliser ce terme pour désigner et classifier d’une manière rétrospective ces productions intellectuelles antiques. En effet, à part leur importance dans leur propre contexte historique, celles-ci ont bel et bien offert des référents majeurs – tant expressifs que conceptuels – pour la pensée utopique dans les siècles à venir.

Synthèse, par Yannis Spyropoulos (Source: nikias.gr)

Étapes majeures du genre utopique dans l’Antiquité

En retraçant les premiers jalons du genre utopique en Grèce antique, Christine Dumas-Reungoat (2008) met en relief les trois groupements plus souvent offerts pour l’étude historique du genre : utopies politiques et philosophiques (« sérieuses »), utopies exotiques, et utopies satiriques. Dumas-Reungoat ne manque pas aussi de souligner des motifs de genres apparentés à l’utopie, présents dans divers textes (tels que l’Odyssée ou l’Iliade) (2008). De même, Michelle Lacore (2008) note les thèmes utopiques dans les textes homériques et ceux d’Hésiode. En tout cas, il semble que le genre utopique au sens propre émerge dans l’Antiquité grecque vers le 5ème siècle Av. J.C., surtout autour du thème de la cité et de son organisation politique optimale (Giangrande 1976, voir aussi Dumas-Reungoat 2008).

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Un Mythe, par Yannis Spyropoulos (Source: nikias.gr)

Comme souligné par Lawrence Giangrande (1976), Platon apparaît en tant que figure principale de ce genre de roman politique, d’abord avec sa République et ses Lois. La relation des citoyens avec la collectivité politique, la recherche et l’accomplissement du bonheur collectif et individuel, ainsi que les sujets de la liberté et de la justice parcourent sa pensée comme celle-ci est développée par la voie d’une narration d’une cité idéale. Dans ses œuvres Timée et Critias il s’inspirera d’Hérodote et situera sa communauté idéalisée, nommée Atlantide, dans le passé, et non pas dans l’avenir comme dans ses œuvres précédentes. L’œuvre de Platon eut un impact incontournable sur la production intellectuelle ultérieure. En ce qui concerne les utopies romancées de la période Hellénistique, Lawrence Giangrande souligne leur détachement des thèmes de la cité et de l’atemporalité (passé/futur) en faveur de contrées – et surtout d’îles – mythiques supposément contemporaines, peuplées de barbares détenteurs du bonheur et de la sagesse ; ces récits d’altérité mystifiée pourraient en effet refléter le contexte historique des conquêtes alexandrines et les nouveaux défis politiques et philosophiques subséquents. Les thèmes de l’égalitarisme, de la participation politique, et les enjeux de la propriété privée et collective demeurent et s’intensifient, reflétant tant l’influence grecque et surtout Platonicienne, mais aussi les influences égyptiennes et indiennes, comme dans le cas de la Panchaïe d’Évhémère, ce dernier étant en même temps rattaché au mouvement néo-stoïque du « Cercle de Cassandre ». De même, l’Héliopolis insulaire d’Iambule fait figure d’une société radicalement égalitariste qui, entre autres, encapsule diverses préoccupations de la philosophie politique de l’époque (discours eugéniques, abondance matérielle) (Giangrande 1976).

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Cleopatra, par Yannis Spyropoulos (1957) (Source: nikias.gr)

Sans omettre de mentionner l’importance des textes aux références utopiques de la tradition judéo-chrétienne (voir Dumas-Reungoat 2008, bien que des récits sur la vie après la mort comme celui de Saint Augustin s’inscrivent plutôt dans la catégorie d’alotopia, voir Vieira 2010) – la référence au corpus des textes de l’antiquité grecque fait partie intégrante de la discussion actuelle sur le genre utopique. Force est de noter que, loin de réduire l’étude diachronique de la production intellectuelle utopique à une simple généalogie d’idées, il importe  de mettre toujours en relief les usages (ou détournements) sémantiques, idéologiques et mêmes lexiques dont les référents antiques ont fait l’objet  à chaque époque ; ceci ne concerne pas seulement le cas grec – les textes en latin offrant aussi un important corpus de traités politiques ou philosophiques dont on ne pourrait pas ignorer les allures occasionnellement utopistes. Cependant, en évitant toujours de réifier une quelconque particularité grecque transhistorique, il est intéressant de noter que la référence philosophique et lexique grecque semble avoir eu une fonction particulière dans la réintroduction du roman utopique au 16ème siècle ; comme souligné par Christine Dumas-Reungoat (2008), la pensée utopique et la forme narrative du voyage en pays mythique des époques classique et hellénistique ont fourni un substrat important au genre utopique à l’époque.

L’Utopie de Thomas More

La publication de l’Utopie de Thomas More en 1516 représente un jalon majeur de la pensée utopique tout au long du passage vers l’ère de la modernité. More reprit l’imagerie d’une île éloignée pour construire une société politique idéale, en s’appuyant tant du point de vue narratif qu’idéologique sur des thèmes déjà présents dans les textes utopiques de l’antiquité grecque, ainsi que sur des thèmes chrétiens ou des mythes du Moyen-âge tels que le pays de Cocagne (une présumée contrée d’abondance). Comme souligné par Fàtima Vieira, l’entreprise intellectuelle de More constituait une synthèse mais aussi une avancée par rapport aux traditions utopiques classique (surtout platonicienne) et chrétienne, du fait qu’elle concrétisait la problématique de l’organisation sociétale optimale (2010, voir aussi Lacore-Martin 2008), en des termes qui s’apparentaient à une problématique politique saisissable. L’organisation politique et la participation citoyenne, la source des maux sociétaux, ainsi que la question de la propriété privée furent entre autres des thèmes abordés dans l’œuvre de More, dont l’impact fut déterminant pour ce qui est de l’imaginaire utopique et politique moderne.

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Écritures, par Yannis Spyropoulos (1984) (Source: nikias.gr)

En même temps, la production de cette œuvre peut être placée dans son contexte historique et social ; comme remarque J.C. Davis (2010), l’Utopie de More avait été précédée d’un processus de collaborations entre intellectuels européens (avec comme figure centrale Erasme), qui prônaient l’héritage classique grec dans le cadre de débats philosophiques, politiques et théologiques à l’époque (voir aussi Nelson 2001, Lacore-Martin 2008). C’est ainsi que nous pouvons saisir le poids particulier que revêtirent la tradition classique et les référents grecs pour Thomas More (comme ceci est aussi fréquemment prôné dans l’œuvre même, à travers, entre autres, le personnage du narrateur-voyageur Raphaël Hythlodée, platonicien et connaisseur avide de philosophie grecque classique, Lacore-Martin 2008). Bien qu’il s’agissait d’une œuvre écrite en latin, le choix lexique du néologisme « outopia » au lieu du latin « nusquama » semblait tout d’abord répondre au besoin d’une rupture symbolique – un nouveau mot dans un monde qui semblait nouveau lui-même – il s’agissait d’ailleurs de l’époque de la découverte de nouveaux territoires pour les Européens (Vieira 2010). À noter aussi le jeu de mots dont Utopia fait l’objet dans l’œuvre même (« utopia » pouvant aussi donner lieu à « eutopia ») (Vieira 2010). Le terme utopie sera alors repris maintes fois dans des contextes sociaux, politiques et géographiques divers. La première attestation du mot utopie en français sera incluse dans l’œuvre de Rabelais Pantagruel en 1532 (Lacore-Martin 2008).

Le choix des mots grecs

Plus généralement, les choix lexiques grecs de More semblent illustrer un certain positionnement philosophique. En premier lieu, comme souligné par James Romm (1991), il serait plutôt vain de chercher à établir une logique interne dans la nomenclature fictive de More et de plus ceci irait à l’encontre même de l’ambigüité ludique que celui-ci a probablement volontairement entretenue dans ses écrits. Cependant, dans une perspective plus étendue, l’usage du grec dans son œuvre pourrait bel et bien refléter non pas seulement un choix stylistique, mais aussi une proposition quasiment politique ; c’est l’argument avancé par Eric Nelson (2001), pour qui l’entreprise intellectuelle de More s’inscrivait dans le mouvement du Renouveau Grec en Angleterre. More fut d’ailleurs un des premiers Anglais à apprendre le grec (ancien) à l’époque. Selon Nelson, l’Utopie encapsule un positionnement de More en faveur de la lecture « grecque » de la justice et de la liberté (mettant l’accent sur une approche collective et holistique de l’accomplissement du bonheur de tout citoyen) par rapport aux approches dominantes « néo-romaines » de l’époque (qui mettaient l’accent sur la recherche de l’excellence et de la gloire individuelle, plus ou moins par la voie de la propriété privée). C’est dans ce contexte que, Nelson suggère, le choix de la nomenclature grecque par More n’était pas dénuée de sens politique et que même ses références ludiques aux «absurdités», souvent nommées en grec (telles que, par exemple, le nom de Hythlodée provenant de ὕθλος et δαίων, signifiant celui qui distribue des absurdités), peuvent être analysées en tant que provocations humoristiques voilées à l’encontre du conservatisme de l’époque. J.C. Davis prend ses distances par rapport à cette analyse, en suggérant qu’il est inopportun de dresser des dichotomies rigides entre tradition romaine et grecque, ainsi que de réduire le cercle Erasmien à un seul courant philosophique (2010). Il n’en reste pas moins que la nomenclature de l’Utopie a bel et bien institué une rupture du moins stylistique par la voie des termes lexiques grecs. Cette tension créative dans l’usage de référents grecs pour penser utopie et altérité dans des espaces linguistiques romans peut nous aider peut être à saisir le motif grec dans divers autres cas.

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Strophe No 3, par Yannis Spyropoulos (1969) (Source: nikias.gr)

Les référents à l’antiquité grecque seront présents à des degrés divers tout au long de la production utopique dans les siècles à venir – en commençant bien-sûr par le thème arcadien déjà introduit par Virgile et repris dans un cadre colonial par Bernandin de Saint-Pierre au tournant du 18ème siècle (Racault 2008) ou l’Icarie, initialement conçue par Nicoló Zeno au 16ème siècle comme lieu mythique aux confins de l’Atlantique, puis transposé en Méditerranée par Johannes Bisselius au 17ème siècle et par la suite théorisée politiquement en tant qu’utopie égalitaire par Étienne Cabet en 1840 (Braga 2008).

Plus généralement, la production utopique de l’époque des Lumières s’est différenciée par rapport aux œuvres de la Renaissance en introduisant la perspective du futur (au lieu de la recherche de contrées mythiques synchroniques) et reflétant ainsi l’optimisme dans le progrès humain et scientifique, comme souligné par Fátima Vieira (2010). Vieira note aussi des différences entre des cas nationaux, par exemple la production utopique à l’époque des Lumières en France et en Grande-Bretagne – cette dernière beaucoup plus tardive et pessimiste. De même, c’est le contexte anglo-saxon qui donnera plus ou moins lieu au genre dystopique (voir Vieira 2010).

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Episode No 37, par Yannis Spyropoulos (1961) (Source: nikias.gr)

Certes, l’Utopie de Thomas More, ainsi que l’œuvre de Platon, font encore figure d’œuvres magistrales en ce qui concerne la pensée utopique – dans des systèmes politiques divers (Davis 2010) ; et les origines ou les référents grecs de ces textes s’inscrivent en fin de compte dans un long processus de production intellectuelle à l’attrait universel qui dépasse particularités et revendications géographiques.

Dimitris Gkintidis

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