Paul Éluard est un poète emblématique du 20ème siècle qui a suivi un parcours de vie mouvementé, aux choix artistiques hors-normes et aux engagements politiques explicites.
Né Eugène-Émile-Paul Grindel en 1895 dans la banlieue parisienne de Saint-Denis, il choisira le nom de plume Paul Éluard, d’après le nom de famille de sa grand-mère maternelle, en 1916. Fils d’un comptable et d’une couturière, il fut instruit dans la tradition laïque du système d’éducation français. Après la fin de ses études secondaires, il tomba malade et fut envoyé en 1912 à un sanatorium en Suisse pour un peu plus d’un an, où il eut l’occasion de lire et de se familiariser avec des écrivains tels que Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont, Apollinaire, Novalis, et Walt Whitman. C’est aussi plus tard en Suisse où il a connu et marié en 1917 sa première épouse, Elena Diakonova ou Gala (future épouse de Salvador Dali), et mère de sa fille, Cécile, née en 1918. Sa relation romantique avec Gala (qui se termina définitivement en 1930) ainsi qu’avec ses deux autres futures épouses, Nusch (de 1934 jusqu’à la mort de celle-ci en 1946) et Dominique Lemor (de 1949 jusqu’à la mort du poète) semblent avoir marqué indélébilement les différentes phases de l’œuvre d’Éluard, qui n’a jamais manqué d’associer ses convictions artistiques et engagements politiques avec un fort investissement personnel et émotionnel dans toute relation humaine, amoureuse ou amicale.
L’expérience de la guerre, la position pacifiste et le dadaïsme
L’expérience de la Première Guerre Mondiale, dans laquelle Éluard combattu dans les rangs de l’Armée Française, fut marquante et peut aussi nous aider à comprendre son premier engagement pacifiste, typique parmi grand nombre d’artistes et d’intellectuels européens de sa génération. Après avoir publié les recueils Le Devoir et l’inquiétude (1917) et Poèmes pour la paix (1918), Éluard s’associa au mouvement Dada et ses préceptes de radicalisme hors-norme et hors-conventions. C’est dans ce contexte qu’il collabora dans des publications avec Tristan Tzara mais aussi André Breton et Louis Aragon. Éluard publia en 1921 Les nécessités de la vie et la conséquence des rêves, dans un style inspiré de la méthode d’écriture automatique initiée par André Breton. Éluard se distinguait déjà par l’usage d’un vocabulaire simple et direct, en référence à des thématiques et des images naturelles (par exemple, le feu et le ciel).
Le passage au surréalisme
Très tôt, le dadaïsme donna graduellement place au surréalisme pour Éluard ainsi que pour d’ autres poètes, avec comme figure dominante dans cette nouvelle tendance artistique celle d’André Breton. Néanmoins, comme le souligne Max Adereth (1987), bien que souvent classé comme surréaliste, Paul Éluard a toujours été considéré un dissident de la mouvance, tant à cause de ses choix expressifs moins extravagants, mais aussi sa relation de “disciple réticent” par rapport à André Breton. Toutefois, c’est dans le cadre du surréalisme que Paul Éluard a pu se libérer de ses propres conventions et employer dans toute son étendue sa spontanéité expressive. Les années 1920 ont aussi signalé des périples personnels pour Éluard, surtout quant à sa relation avec Gala, ainsi qu’un long voyage en Asie, en Amérique et en Océanie en 1924. De son retour, Éluard publia en tant que surréaliste Mourir de ne pas mourir en 1924, la Capitale de la douleur en 1926 et L’amour la poésie en 1929. Comme le note Heike Grundmann (2008), la Capitale de la Douleur fut un effort éblouissant de négocier la perte personnelle, le traumatisme de la guerre et la violence. En effet, avec des poèmes tels que “L’Amoureuse” et “La Courbe dans tes Yeux” la Capitale de la Douleur fut plus tard une source d’inspiration pour Jean-Luc Goddard et son film Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution (1965). Éluard et Breton publierons en 1930 l’Immaculée Conception, œuvre expérimentale et innovante. L’influence du surréalisme sera encore retenue dans les recueils La vie immédiate en 1932 et La rose publique en 1934. Mais les années 1930 signalent graduellement la dissociation d’Éluard de la mouvance surréaliste, dissociation due à l’évolution expressive, personnelle et politique du poète.
L’engagement politique et la participation dans la Résistance
L’engagement politique de Paul Éluard est une condition incontournable qu’on doit tenir en compte pour pouvoir saisir sa production artistique. Comme le souligne Max Adereth (1987), dans la seconde moitié des années 1930 les recueils Les yeux fertiles (1936), Cours naturel (1938), Donner à voir (1939) et Chanson complète (1939) reflètent les préoccupations grandissantes du poète au sujet de la guerre et la menace fasciste. Paul Éluard avait dès 1927 joint les rangs du Parti Communiste Français (PCF) avec d’autres amis surréalistes. Éluard avait été exclu du Parti en 1933 à cause de frictions impliquant Breton et autres surréalistes, mais a retenu des relations de solidarité avec le mouvement communiste tout au long de cette période animée (avec des événements marquants comme la tentative de coup d’État fasciste à Paris en 1934, la Guerre Civile en Espagne de 1936 à 1939 et le gouvernement du Front Populaire en France de 1936 à 1938). Paul Éluard affirma ouvertement son soutien au PCF en 1938 ce qui lui valut une rixe définitive avec André Breton.
Cet engagement politique prit une nouvelle dimension durant la Seconde Guerre Mondiale et l’Occupation. Après avoir servi pendant la courte guerre Franco-allemande de 1939-40, Éluard prit part dans la Résistance dans la zone nord occupée de France. Les poèmes qu’il a écrits et clandestinement publiés durant cette période faisaient partie de l’effort collectif d’intellectuels et artistes résistants et non-collaborationnistes, regroupés autour du Comité National des Ecrivains (CNE), associé à la résistance organisée antinazie et anti-vichyste. Le recueil Poésie et vérité parut en 1942, contenant le fameux poème “Liberté”, allégorie politique et émotionnelle, qui, comme le souligne Max Adereth (1987), peut être lu tant comme une ode à la liberté que comme une ode à un amour personnel. Un second recueil de poèmes parut en 1944 sous le titre Au rendez-vous allemand. Ces œuvres, ainsi que son action durant l’Occupation, ont consacré Éluard, avec d’autres artistes, tels qu’Aragon, comme une figure emblématique de la Résistance (intellectuelle et pratique) contre les occupants. C’est aussi durant l’Occupation qu’Éluard renoua définitivement ses liens avec le PCF, dont il devint de nouveau membre en 1942.
Après la guerre, engagement continu et les liens avec la Grèce
La renommé internationale de Paul Éluard dans la période de l’après-guerre le rendirent en effet un ambassadeur idéal de la culture française, mais aussi de la France, vainqueur ambigu de la Seconde Guerre Mondiale, aux traumatismes et contradictions politiques. Il publia nombre de recueils, dont on retient surtout Poésie ininterrompue (1946) et Le dur désir de durer (1946). Son militantisme en faveur de la cause communiste le conduisirent à voyager autour du monde de nouveau. C’est dans ce contexte que Paul Éluard a visité Athènes et Thessaloniki en 1946 (Tsatsakou 2000, voir aussi Petropoulos 2006), prenant part, entre autres, dans une cérémonie à l’Institut Français d’Athènes le 27 mai 1946 avec son ami Angelos Sikelianos, qu’il a traité dans son allocution d’homme “d’une civilisation absolue” (Tsatsakou 2000). Dans cette même allocution, Éluard avouera avoir lui même découvert les textes du grand poète grec Georges Séféris par la voie de l’activité de traduction et de publications des “grands textes de l’hellénisme contemporain” entrepris par l’Institut (Tsatsakou 2000). À noter que la relation de Paul Éluard avec la Grèce et le mouvement partisan avait déjà été mise en relief, entre autres, avec le poème “Athèna”, écrit le 9 décembre 1944, suivant l’éclatement des événements sanglants d’Athènes. Cette perspective politique a été beaucoup plus évidente lors de sa visite de 1949. Éluard est arrivé en Grèce du Nord en 1949 par la voie de l’Albanie, durant la Guerre Civile grecque (voir aussi Petropoulos 2006).
Le poète visita les rangs de l’Armée Démocratique de Grèce (DSE) à Vitsi et Grammos et rencontra nombre de combattants, intellectuels et officiels pendant une semaine. Le 10 juin 1949, Éluard adressa à Grammos par l’aide de traduction et de portevoix un appel vers les troupes ennemies. Suivant son expérience sur le front grec, celui-ci écrivit une série de poèmes qui, illustrés de gravures de l’artiste grecque Zizi Makri, furent publiés et distribués main à main à Paris dans le recueil Grèce, ma rose de raison en 1949, qui, dans sa deuxième édition (Tsatsakou 2000), contenait aussi des poèmes de deux poètes grecs, K. Yannopoulos et F. Asteris. De ce recueil, on distingue le poème “Mont Grammos” par Éluard, aux expressions directes, dures mais aussi affectueuses. Premiers deux vers:
En reprenant l’analyse d’Athanasia Tsatsakou (2000), on retient que, hormis l’importance politique contemporaine que relevait la Grèce pour Éluard, il semble que du point de vue expressif et symbolique, la Grèce offrait le canevas idéal pour la délinéation de l’univers éluardien, avec des références aux éléments naturels et leur entrelacement avec l’action des hommes à travers le temps. Aussi, on retient une différenciation qualitative de la représentation de la Grèce et de ses enjeux politiques par rapport à d’autres pays et conflits sociaux représentés dans l’œuvre d’Éluard – représentation qui pourrait toutefois aussi prêter à une certaine imagerie transcendentale d’une Grèce vouée à l’ harmonie (surtout étant données références mythologiques ou antiques).
La dernière phase de la vie et de l’œuvre du poète resta engagée à tout prix, réflexive, revenant en effet sur sa relation au mouvement surréaliste et la figure d’André Breton, et contemplative sur le renouveau de la vie. Il publia Le Temps déborde en 1947, Poèmes Politiques en 1948, Une leçon de morale en 1949, Le Phénix et Pouvoir tout dire en 1951. Il mourra d’une crise cardiaque en 1952 et sera enterré à Paris, au cimetière du Père Lachaise.
Dimitris Gkintidis | GrèceHebdo.gr
Première photo: Eugène-Émile-Paul Grindel vers 1911 (Source: Wikimedia Commons)
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