
Manolis Anagnostakis (1925-2005), né à Thessalonique le 9 mars 1925, fut l’un des plus grands poètes de la première génération d’après-guerre. Il a étudié la médecine dans sa ville natale et s’est spécialisé en radiologie à Vienne avant d’exercer sa profession à Thessalonique et Athènes. Anagnostakis écrit ses premiers poèmes en octobre 1940, à l’âge de quinze ans, suite au déclenchement de la guerre, alors qu’il lit passionnément les symbolistes français.
Au cours de l’été 1940, il découvre la poésie de Seferis, Ritsos, Vrettakos, Vafopoulos, Engonopoulos, ainsi que celle d’Oikonomos, pour lequel il nourrira toujours une estime particulière. Mais au-dessus de tous plane Karyotakis, le mythe des seize ans, qui captive l’imagination de l’adolescent Anagnostakis par son lyrisme dramatique et son destin tragique.

Début 1943 il prend part à la Résistance en tant que membre de l’organisation antifasciste EPON (Organisation de la Jeunesse Panhellénique) à l’Université de Thessalonique et un peu plus tard il adhère au Parti communiste grec. De février à octobre 1944, il collabore à la revue littéraire résistante “Xékinima” et publie son premier recueil de poèmes, Époques, en 1945, à Thessalonique.

Durant la guerre civile (1946-1949), le poète est arrêté le 23 octobre 1948 pour son action politique dans le mouvement étudiant après la publication de son poème Époques 2. Condamné à mort l’année suivante, il n’est pas exécuté, grâce à la mobilisation du monde littéraire, et sera finalement libéré en 1951. A noter que peu avant son procès, en 1949, il avait été exclu du parti communiste, accusé d’élitisme et de trotskisme sans jamais évoquer son exclusion au cours du procès.

Anagnostakis échange avec ses poètes préférés, se nourrissant de leurs préoccupations et assimilant leurs innovations. Sous leur influence, il abandonne rapidement la poésie traditionnelle, même si celle-ci continue d’exercer un charme particulier sur son âme, et se consacre à la recherche de la nouveauté. Sa rupture avec la tradition est également motivée par sa découverte progressive de la poésie européenne contemporaine, en particulier la poésie française, de Baudelaire aux symbolistes.
Pourtant, la poésie d’Anagnostakis est une poésie politique. C’est-à-dire une poésie dont les composantes, thématiques et émotionnelles, proviennent principalement -mais pas exclusivement- de la conscience politique du poète. Tous les éléments constitutifs de cette poésie et leur combinaison sont régis plus ou moins par les données de cette conscience politique. Quant à la conscience politique, elle se forme et se définit à partir des événements politico-sociaux de la période historique concernée et du degré de participation d’Anagnostakis à ces événements.

En 1954, il publie le poème Époques 3. Le recueil Époques 1-2-3 sera édité à Athènes en 1956. De 1959 à 1961, il collabore à la revue Thessalonicienne “Kritiki”. En 1962, il publie La Suite et en 1970 un recueil intitulé La Cible. Dans les années 70, il a été membre du groupe éditorial des “Dix-huit textes” (1970), des “Nouveaux textes” (1971) et du magazine à court durée de vie “La Continuité” (1973).
Anagnostakis en tant que critique et éditeur dans ces revues littéraires a tenté de renouveler le discours critique en donnant une place importante aux poètes et aux critiques de la première génération d’après-guerre, mais aussi à des auteurs plus jeunes, sans barrières idéologiques, tels que Nora Anagnostaki, Eleni Vakalo, Panos K. Thasitis, Mikis Theodorakis, Manolis Lambridis, Pan. Moullas, Pavlos Papasiopis, Takis Sinopoulos, Vasilis Fragos et Th. D. Fragopoulos.

Le contenu de la revue “Kritiki” était exclusivement essayiste et critique, avec des collaborations originales mais aussi des traductions de 15 auteurs étrangers (parmi lesquels Roland Barthes, Michel Butor, Doris Lessing, Georg Lukács). A noter que cette revue a joué un rôle clé dans l’accueil d’œuvres du modernisme poétique telles que Axion Esti d’Elytis.
La poésie de Manolis Anagnostakis n’est pas pessimiste même si parfois elle atteint le désespoir, au fond du tunnel on entrevoit une lueur d’espérance. La force de son œuvre poétique dépasse largement les idéologies politiques car il a su exprimer avec brio le mal de vivre et l’espoir de toute une époque. Les poèmes que Manolis Anagnostakis a laissés derrière lui sont au nombre de 88 et ont été écrits entre 1941 et 1971. Ses poèmes sont rassemblés dans un seul volume en 1976, réédité en 1985 puis en 2000, sous le titre Les Poèmes.

En 1971, il a pratiquement cessé d’écrire de la poésie mais il a continué cependant à s’investir intensément dans la sphère intellectuelle à travers des essais, des articles, des études critiques, et de son action politique. En 1969, il publie La Marge 1968-69, sur la période du début de la dictature des colonels s’agissant de textes entre poésie et prose, elliptiques et épigrammatiques, qui complètent en tant que marginalia son œuvre poétique jusqu’alors. En 1975 il commence à écrire régulièrement dans le journal Avgi, une collaboration qui durera 15 ans. Il écrit également dans des publications politiques.
Concernant son œuvre poétique il affirmait que « Dans le paysage altéré de notre époque, je n’écrirai plus car j’ai achevé mon œuvre. Je choisis le silence ». Peut-être parce que, comme il l’avait dit dans l’une de ses rares interviews, « la poésie est l’œuvre de la jeunesse. Elle a besoin d’enthousiasme, d’illusions, de faux-semblants. Ce sont des qualités propres aux jeunes. En vieillissant, on maîtrise mieux ses moyens. On devient artisan, mais un poème n’a pas besoin d’être parfait pour être bon ».

Ses poèmes constituent un journal de bord de la Grèce de gauche, pendant les années terribles de l’occupation allemande, puis de la guerre civile qui la suivit, et enfin de la dictature des Colonels. Il dit la souffrance et l’amertume des vaincus, puis la chute des idéaux. Maniant l’ironie et le sarcasme en virtuose, il devient la mauvaise conscience de sa génération, avant de se taire bien trop tôt.
Βien qu’il soit qualifié par certains critiques de « poète de la défaite », comme ses vers exprimaient la contradiction et l’utopie de nombreuses conceptions fondamentales de l’idéologie résistante, Anagnostakis n’acceptait pas cette étiquette. « Ce n’est pas de la poésie de la défaite, c’est une angoisse pour l’époque, une anxiété pour l’époque. Lorsque l’époque s’achève, la poésie s’achève également » expliquait Anagnostakis dans une de ses interviews soulignant que sa poésie est issue d’une expérience vécue, et qu’elle ne découle pas d’un engagement militant.

D’ailleurs Anagnostakis rejetait l’idée qu’il était un poète clairement politique affirmant qu’il était à la fois érotique et politique. « Ces deux aspects sont combinés. C’est l’époque qui combinait ces deux aspects. En d’autres termes, on ne pouvait pas être un poète érotique en oubliant le contexte politique de l’époque, où les passions politiques étaient vives. Il y avait une dimension politique, l’expression de la politique, mais à travers une situation érotique » expliquait Anagnostakis dans son interview.
A noter que quand il dialogue avec l’Histoire, il le fait concrètement. Profondément moraliste, il introduit dans son œuvre une vision pessimiste, tranchante et critique, aux tonalités parfois satiriques. La critique et l’intervention politique d’Anagnostakis se sont poursuivies au cours des années 1980. En 1980, l’alter ego poétique d’Anagnostakis, le personnage satirique de Manousos Fassis, fait son apparition avec le recueil Paidiki Mousa (Muse enfantine), composé de poèmes prétendument enfantins, publié sans aucune autre information sur le pseudonyme du poète.

En 1987, Anagnostakis publie Le poète Manousos Fassis, sa vie et son œuvre – Esquisse expérimentale, une biographie entre hétérographie et autographie, satire et autoparodie, où il active les conventions du discours critique expérimental pour présenter le parcours poétique de son prétendu ami d’enfance et camarade de classe.
Il reçut le Prix d’État de la Poésie (1986) et le Grand Prix de la littérature (2002). Il a été également nommé Docteur Honoraire à l’Université de Thessalonique. Son poème le plus célèbre est “Μιλώ” (“Je parle” en grec) mis en musique par Mikis Théodorakis. Nombre de ses poèmes ont été traduits en anglais, allemand, français, italien. Il est décédé en 2005 à Athènes suite à des problèmes cardio-respiratoires.

Sources principales du texte
–Akritidou Maria, Centre pour la langue grecque – “Personnages et thèmes de la littérature grecque moderne : Manolis Anagnostakis” (2013-2015)
-Leontaris Vyron “ La poésie de la défaite”, dans Epitheorisi Technis, Vol,106-7, 1963
-Anagnostakis Manolis, Je suis gaucher essentiellement : monologue de Manolis Anagnostakis, Éditions Patakis
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