L’année 2019 a été désignée “année Erotokritos” par le Ministère Hellénique de la Culture et des Sports, en hommage à Vincenzos Kornaros (1553-1613 /14), poète et figure marquante de la Renaissance Crétoise et à son magnum opus, Erotokritos, racontant l’histoire du jeune noble Erotokritos et son amour interdit pour la princesse Aretoussa. Ce poème épique et romantique, consistant de 10.012 vers de 15 syllabes rimés, en dialecte crétois vernaculaire, a exercé pour longtemps une influence majeure sur les lettres et les arts grecs; cette influence, en particulier sur les peintres de la “Génération des années ’30” est analysée ici par l’historienne d’art Alexandra Kouroutaki.
Dr. Alexandra Kouroutaki est membre du Personnel Enseignant Spécialisé à l’école d’Architecture de l’Université Technique de Crète. Elle est titulaire d’un doctorat en histoire de l’art de l’Université Bordeaux Montaigne et d’un diplôme de troisième cycle en Littérature Française de l’École des Humanités, Faculté des lettres de l’Université Ouverte de Grèce. Elle est également diplômée du Département de Langue et Littérature françaises de l’Université Nationale et Capodistrienne d’Athènes.
“Erotokritos”, le poème narratif magistral composé par Vitsentzos Kornaros au début du XVIIe siècle, est de nos jours internationalement reconnu comme une œuvre classique de la Renaissance européenne. Cette œuvre lyrique de la littérature crétoise a été lue dans toute la Grèce et aimée comme aucune autre. Les plus de dix mille vers d’ Erotokritos évoquent de manière unique les couleurs et les saveurs de la société crétoise du XVIe siècle sous domination vénitienne. L’histoire et la figure du héros sont inévitablement devenues une source d’inspiration pour des artistes majeurs de l’entre-deux-guerres: Engonopoulos, Tsarouchis, Theophilos, Kontoglou et d’autres ont créé des compositions s’inspirant évidemment de la tradition visuelle grecque, de l’art de l’antiquité classique, de l’art hellénistique, des portraits du Fayoum, de la peinture religieuse byzantine, de l’art populaire, de l’histoire et des coutumes crétoises et de la culture grecque en général (Kouroutaki 2018, 243-271).
À noter que le poème d’allure dramatique de Kornaros est étroitement lié, non pas seulement à la culture de Crète, mais également aux valeurs humaines de portée universelle, telles que la vertu et la dignité, la persévérance et l’altruisme, la loyauté et la passion sincère, profonde et fidèle. En particulier dans les compositions picturales de Giorgos Kounalis, la figure héroïque d’Erotokritos est inextricablement liée à l’archétype de la chevalerie, dérivé des influences culturelles sur la Crète à travers ses interactions avec l’Occident.
Sans aucun doute, l’histoire d’ Erotokritos ne définit pas un temps, une culture ou un territoire précis. En fait, de nombreux éléments du poème, tels que l’ambiance médiévale, les influences de la Renaissance et les allusions à la Grèce antique, sont transférés dans les œuvres des artistes de la “Génération des années ’30“, qui mettent en scène un monde atopique et achronique, exceptionnellement captivant dans son ambiguïté. Bien qu’Erotokritos de V. Kornaros fasse partie de notre patrimoine culturel, sa substance est interculturelle et sa portée intemporelle.
Des versions visuelles d’Erotokritos
Le voyage dans les versions visuelles d’Erotocritos commence par un portrait emblématique du héros, créé par le peintre Yannis Tsarouchis. La composition allégorique Erotokritos (1955, huile sur bois) est représentative du style et de la thématique du peintre. Tsarouchis crée une figure masculine impressionnante, incarnant l’idéal de la “Grécité”. De plus, la stricte position de face, la représentation naturaliste de la figure aux contours clairs et précis et la spiritualité profonde émise par le modèle de Tsarouchis sont des éléments évoquant les portraits du Fayoum.
Les portraits de momies du Fayoum, créés par des artistes grecs en Égypte, entre le Ier et le IIIe siècle ap. J.-C., étaient destinés à l’inhumation. Ces portraits ont servi de prototype aux icônes byzantines subséquentes. “Plusieurs traits du portrait d’Erotokritos suggèrent que Tsarouchis s’est inspiré des portraits du Fayoum, notamment la profondeur de l’expression du regard du modèle, ses grands yeux noirs en forme d’amande, les petites paupières, les sourcils arrondis qui se croisent au-dessus du nez, ainsi que les cheveux courts et noirs, contrastant avec les vêtements blancs et les éléments décoratifs en or” (Kouroutaki 2018, 253).
Plus particulièrement, dans la composition en question, Tsarouchis adopte une technique utilisée non seulement dans l’iconographie byzantine mais également dans les portraits du Fayoum: il applique des tons plus clairs sur une tonalité de base sombre, créant ainsi des gradations de tons; il utilise des couleurs de terre et une palette de couleurs de base (le blanc, le noir, le jaune et le rouge : les quatre couleurs qui composent la palette de base du Fayoum et de l’iconographie byzantine) créant une variété de nuances et des harmonies de couleurs.
Comme le souligne A. Delivorrias, les portraits de Fayoum ont été une source d’inspiration importante pour les grands peintres grecs de la “Génération des années ’30” qui ont tenté d’ “interpréter” la longue tradition de l’art gréco-romain et byzantin à travers des objectifs contemporains (Delivorrias 1998, 21). D’autre part, la composition de Tsarouchis est effectivement imprégnée d’une ambiance profondément grecque. Selon D. Kapetanakis, le peintre parvient à transformer un modèle masculin en un symbole de l’esprit grec moderne. (Kapetanakis, 1937, 783).
Le poème narratif de Kornaros a également inspiré la composition de Yannis Tsarouchis, Aretoussa et Erotokritos (1980). Les figures expressives des personnages illustrent les rôles sociaux et les relations de genre durant la Renaissance Crétoise (Kouroutaki 2018, 254). Comme le fait remarquer G. Panagiotakis, le chef d’œuvre de Kornaros a mis en scène un nouvel archétype féminin, incarnant les vertus de la noblesse, de la maturité, du courage, de la tendresse, de la modestie et de l’amour discret (Panagiotakis, 2003, 165). Respectivement, le portrait d’Erotokritos incarne l’archétype masculin de la jeunesse vertueuse, de la beauté, de l’honneur, de la prudence, de la sagesse et de la fiabilité.
Tsarouchis dépeint de manière méticuleuse les habits des personnages. “Les vêtements d’Erotokritos dans cette composition démontrent que le costume européen a été adopté par le peuple crétois, à la fin du XVe siècle” (Kouroutaki 2018, 254). À remarquer, dans l’ensemble de cette composition, la balance exquise et les harmonies de couleurs qui contribuent à créer une ambiance sensible et romantique. De plus, le contraste avec le fond noir donne un résultat particulièrement impressionnant.
Fotis Kontoglou est considéré comme une des figures marquantes de la “Génération des années 1930”. Peintre, iconographe et défenseur passionné du retour de l’art grec moderne à ses sources, il a illustré, en 1936-1938, l’édition originale d’Erotokritos, publié par l’érudit Stefanos Xanthoudidis, en 1915. Dans sa quête de la “Grécité” dans l’art, Kontoglou a adopté un langage visuel enraciné dans l’iconographie et la tradition populaire grecque.
Dans cette illustration de Kontoglou, Erotokritos apparaît comme un brave guerrier à cheval, armé d’une épée et d’une lance. Il porte un casque et une armure. “Sa figure rappelle les Saints militaires de l’art byzantin” (Kouroutaki 2018, 255). Le héros de Kornaros est présenté chevauchant un grand cheval blanc, aux yeux distinctement humains, avec ses pattes de devant soulevées (Kontoglou, 1996). L’art séculaire de Kontoglou était sans doute influencé par l’esthétique et les techniques de la peinture religieuse byzantine.
Erotokritos et Aretoussa (1933) est une composition largement connue de Théophilos. Cette peinture fait référence à l’art et à l’architecture de la Grèce antique tout en mettant en lumière plusieurs éléments de la société vénétocrétoise du XVIe siècle. Théophilos y dépeint la scène de la rencontre secrète des jeunes protagonistes, placés au centre du tableau, en pose de face. Leurs regards vibrant de tendresse et leurs gestes expressifs sont d’un intérêt particulier. De même, la posture d’Erotokritos, qui recouvre partiellement la silhouette d’Aretoussa, évoque ses sentiments forts, en faisant allusion à leur union.
D’un point de vue stylistique, il s’agit d’une composition d’art naïf. Les faiblesses techniques du dessin y sont évidentes. Cependant, force est de souligner la luminosité impressionnante des couleurs naturelles de Théophilos, la richesse de tons et les contrastes harmonieux de couleurs. À souligner également l’effort de l’ artiste autodidacte de dépeindre en détail les costumes d’époque des personnages, en velours et en soie, étant donné que la somptuosité des habits était indicative du statut social. L’espace environnant dans cette composition met en valeur la “Grecité” du paysage. Les chapiteaux des colonnes constituent une référence directe à l’art et à l’architecture de la Grèce ancienne, tandis que le jardin avec les plantes et les pots de fleurs ornementales font allusion au paysage grec et aux coutumes de Grèce.
Un autre peintre et poète très connu de la fameuse “Génération des années ’30”, Nikos Engonopoulos, dans sa peinture à l’huile Erotokritos et Aretoussa (1969) présente la rencontre des personnages et la scène d’adieux. Il s’agit d’une composition éminemment surréaliste et énigmatique. Il semble que la frontière entre le rêve et la réalité soit très faible. Les protagonistes sont des mannequins doués d’un charme exceptionnel, d’allure impressionnante, sans traits du visage, vêtus de costumes somptueux d’époque, aux couleurs vives et claires, donnant même l’impression de jouer dans une pièce de théâtre.
Engonopoulos introduit dans sa composition des éléments intéressants de la société de Crète au XVIe siècle. Il est bien connu que la Crète a connu une période de fort essor culturel et économique durant la Renaissance Crétoise, au cours des deux derniers siècles de la domination vénitienne. Le héros de Kornaros y apparaît comme un jeune noble. Sa présence est imposante. Ses vêtements somptueux et son épée fonctionnent comme des signes de pouvoir. Aretoussa, une jolie figure blonde, est impressionnante dans ses habits en soie et ses bijoux en or indicatifs de sa lignée royale. L’espace environnant, avec le rideau d’avant-scène, fait allusion au théâtre. Au fond, le paysage avec les montagnes, les arbres et la mer évoquent le territoire de Crète.
Le chef d’œuvre de Kornaros a également inspiré le peintre, décorateur de théâtre et iconographe Giorgos Kounalis, collaborateur de Fotis Kontoglou. Dans la série d’œuvres intitulées Erotokritos(La joute) G. Kounalis présente des scènes du sport équestre de la joute, devant un public enthousiaste. Les démonstrations des techniques du jeu de lance de la chevalerie- une ancienne coutume médiévale – ont fasciné les Crétois qui les ont intégrées à leurs propres traditions.
Les œuvres picturales de Kounalis portant sur le thème de la joute, sont de forte tendance narrative. Elles présentent la scène de la joute décrite dans le poème de Kornaros. Erotokritos apparaît à cheval, luttant avec sa lance contre d’autres jeunes nobles. Dans le cas du poème narratif de Kornaros et dans les compositions de Kounalis, le héros incarne l’archétype de la galanterie chevaleresque. Il s’agit en effet d’un mélange culturel associant la morale médiévale à la Renaissance Crétoise.
Dans ces compositions, les couleurs chaudes et intenses sont prédominantes. Au milieu de ces tons chauds, de marron et de rouge, des blancs impressionnants se détachent, créant un contraste de couleur inattendu et donnant un résultat général plus lumineux. Kounalis utilise la couleur dans ses œuvres comme un moyen d’expression primordial qui sert de clé à leur compréhension. La victoire d’Erotokritos sur ses adversaires est de forte signification symbolique.
Il est à souligner que Kounalis introduit souvent dans ses œuvres picturales des éléments issus de diverses tendances du Modernisme Européen. Dans la composition Erotokritos (La Joute) 1966, pastel sur papier (image d’introduction)- il utilise notamment des techniques impressionnistes et expressionnistes. En effet, dans certaines parties de la composition, les contours sont bien définis, alors que dans d’autres, le dessin devient plus libre, presque abstrait, les formes sont simplement suggérées. Les différentes parties de la composition sont mises en valeur grâce à l’usage des couleurs vives. Le paysage à droite, est rendu de manière cézannienne, tandis que le contraste d’ombre et de lumière acquiert une valeur esthétique importante.
Dans d’autres compositions, Kounalis présente la scène de la sérénade. Les influences de l’art byzantin, que l’artiste avait étudié en profondeur, y sont visibles. La figure du héros rappelle les Saints militaires. De plus, Erotokritos apparaît comme l’incarnation de l’Eros, le dieu ailé de l’amour, sa cape se transformant symboliquement en ailes d’ange. En conclusion, les versions visuelles d’Erotokritos créées par Kounalis sont marquées par son style personnel, s’inspirant parfois par la riche et vivante tradition artistique de son pays natal et parfois par les tendances artistiques du Modernisme Européen.
À partir des notes manuscrites de Kounalis, nous tirons des informations importantes sur l’impact du poème de Kornaros, ses premiers portraits d’Erotokritos, et ses sources d’inspiration. Je tiens à remercier chaleureusement la famille de G. Kounalis, et en particulier son fils, l’artiste Konstantinos Kounalis, de m’avoir confiée matériel photographique des œuvres et les notes manuscrites de l’artiste, en vue de la publication de l’article.
“Les premiers croquis pour Erotokritos datent de 1955. Jusque-là, je connaissais très peu sur ce chef-d’œuvre de la littérature crétoise, l’Erotokritos de V. Kornaros […] J’avais entendu la musique et les paroles d’Erotokritos par ma grand-mère. Un an plus tard, à Athènes, dans un sous-sol de Monastiraki, en feuilletant de vieux livres, je suis tombé sur une édition sans date de M. I. Saliveros, comprenant 17 gravures sur bois réalisées par un artiste inconnu. En 1961, je suis allé à Mystras. Dans le monastère de Peribleptos, en voyant les saints militaires magnifiquement peints avec des matériaux si simples, j’ai été motivé à faire des croquis pour Erotokritos”.
En conclusion, plusieurs artistes importants de la Génération de l’entre-deux guerres grec ont créé des portraits emblématiques d’Erotokritos. Le héros de Kornaros y apparaît comme l’archétype de l’esprit grec car les allusions aux traditions visuelles grecques de longue date y sont nombreuses. Cependant, ces œuvres font preuve d’un mélange culturel, associant plusieurs éléments artistiques issus du Modernisme européen. Ce style de peinture, entre modernité et tradition (Kotidis, 1993, 15) s’inscrit dans un contexte plus large, dans une vision culturelle où l’identité grecque et les “archétypes” grecs pourraient coexister à titre égal avec l’Occident et même y être incorporés de manière créative (Kouroutakis 2018, 269).
De plus, les versions visuelles d’Érotokritos dans des compositions qui mettent en évidence un mélange culturel intéressant depuis l’antiquité classique jusqu’au Moyen Âge et à la Renaissance, font sans doute partie du patrimoine artistique crétois et grec mais leur portée est indubitablement universelle. Dans ce contexte, cette étude a cherché à mettre en lumière la “substance” culturelle et interculturelle d’Erotokritos et l’attrait de ses valeurs intemporelles.
* Article rédigé et traduit en français par Alexandra Kouroutaki
M.V.