A la suite de notre article rendant compte des Journées d’Athènes organisées par l’Obs et Kathimerini, les 8 et 9 février 2018, nous retranscrivons ici une série de trois entretiens des principaux protagonistes de cette rencontre. Nous souhaitons remercier la ministre des Affaires européennes Nathalie Loiseau, le rédacteur en chef de l’Obs Mathieu Croissandeau (co-initiateur de l’organisation de ces journées de débats) et l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine (auteur notamment de l’ouvrage “Sauver l’Europe”) pour avoir pris le temps de répondre à nos questions. A travers ces discussions, nous reviendrons notamment sur les rapports entre la Grèce et la France, les enjeus politiques du futur commun ainsi que sur le rôle particulier de l’Union européenne.
I. Entretien avec Mathieu Croissandeau : rédacteur en chef de l’Obs
Pourquoi une telle conférence organisée par l’Obs aujourd’hui à Athènes au cœur de la Grèce ?
L’Obs possède une histoire particulière avec la Grèce et Athènes. C’est la deuxième fois que nous organisons un pareil événement après celui il y a cinq ans. Nous sommes attachés à la Grèce car nous partageons un nombre incroyable de valeurs en commun et elle est à l’origine de beaucoup de notre culture. Il y aussi une situation particulière. Le pays a beaucoup souffert depuis dix ans puisque nous savons qu’on lui a imposé un programme d’austérité qui lui a été dicté et qu’il l’a mis en place avec des efforts colossaux portés par la population et les gouvernements. Il a semblé important pour nous, dix ans après le début de la crise économique, de revenir en Grèce pour faire un bilan sur l’état de son économie mais aussi de sa société. Au plus fort de la crise, à l’été 2015, L’Obs s’était engagé avec une couverture très percutante avec pour titre : « jamais sans la Grèce ». Nous n’avons jamais considéré que les grecs étaient des tricheurs ou des paresseux et nous avons toujours défendu la place de la Grèce au sein de l’Union Européenne.
Même si le peuple grec a eu l’occasion de s’exprimer lors du référendum de juillet 2015 contre les mesures d’austérité imposées par les institutions européennes ?
J’entends bien mais la place de la Grèce est, absolument et sans aucun débat pour nous, dans l’Europe. Après, comment ces mesures ont été appliquées, dictées ou imposées, ce sont des questions que nous souhaitons soulever pendant ces deux jours de débats. L’agenda des réformes qui a été mené permet d’un point de vue macro-économique d’enregistrer des premiers résultats : la croissance revient, certes pas au même niveau qu’avant la crise mais les indicateurs sont plutôt bons comme sur les déficits publics. Après est-ce que le peuple grec ressent toutes ces avancées ? La réponse est non. Ces enjeux macro-économique rassurent avant tout les investisseurs, les marchés financiers et les partenaires européens. Il existe toujours une forme de décalage entre les premiers indicateurs positifs et la réalité pour la population. Nous connaissons aussi cela en France même si nous n’avons pas du tout consenti aux mêmes efforts que les Grecs.
Il était important pour nous de revenir avec une perspective qui était de montrer que ce n’est pas qu’un débat sur la Grèce. Le cas grec nous interroge sur notre relation à l’Europe et sur le fonctionnement des institutions européennes. Un célèbre footballeur anglais Gary Lineker a un dit jour : « le football est un sport qui se joue à onze contre onze et qu’au final c’est l’Allemagne qui gagnait », nous pouvons nous demander si le rôle de l’Allemagne dans la gestion de la crise grecque n’est pas en quelque sorte une parabole de cela. C’est-à-dire qu’à la fin c’est le plus fort qui tape sur la table qui a raison. Globalement l’agenda des réformes mises en place par Alexis Tsipras a été dicté par un conciliabule et des discussions qui ont eu lieu entre les partenaires européens.
Mitrakas Yiannis (1936-). “L’Europe entre le ciel et la mer”.
Alors qu’il avait été élu sur un programme anti-austérité par le peuple grec, que cela soulève-t-il selon vous ?
Cela pose, effectivement, une vraie question démocratique à savoir quel est le contrôle démocratique des peuples sur la façon dont se déroule ces négociations au sein de l’Europe. Par exemple comme avec l’Eurogroupe, nous voyons bien qu’il existe une part démocratique qui nous échappe. Nous n’assistons pas à ces réunions, nous ne connaissons pas toujours tous les enjeux et le peuple, surtout, ne se prononce qu’une fois tous les cinq ans pour le Parlement Européen ou à travers des scrutins nationaux. Cette question du contrôle démocratique est vraiment au cœur de nos préoccupations.
L’autre question qui se pose est sur l’efficacité de cette politique économique des institutions européennes. Est-ce que les politiques d’austérité imposées à la Grèce sont efficaces ? On l’a dit, cela remplit des baromètres macroéconomiques parfois cela permet de faire baisser le chômage, il faut le dire aussi, comme en Espagne et au Portugal mais la question est de savoir s’il n’y a pas d’autres façons de faire. Est ce qu’il fallait faire payer la Grèce ? N’y avait-il pas un côté un peu punitif dans les mesure prises ? Ce sont des questions qu’il faut poser.
Enfin, le troisième enjeu est relié à la question du contrôle démocratique et porte sur la transparence. Le système européen est mal connu par les peuples, certaines décisions sont faîtes en privé entre chefs de gouvernement et d’Etat soit sous le poids des lobbys à la Commission Européenne. Il y a une question de transparence qui se pose. Tous ces enjeux, démocratie, efficacité et transparence sont des enjeux que nous voulions portés, au delà du cas grec, au centre du débat avec cette conférence.
Outre le berceau de la démocratie ou les philosophes grecques, quelle est, pour vous, la relation particulière qu’entretienne la Grèce, la France et l’Europe ?
La Grèce et l’Europe c’est très clair. Rien que le nom déjà d’Europe dont nous savons que cela provient de la mythologie grecque. L’Europe est évidemment gréco-latine parce que, comme vous avez dit, les philosophes grecques, la démocratie ; tout cela est nait en Grèce et fait florès autour du pourtour méditerranéen et sur le continent européen. Les romains ayant repris ces principes font que les bases civilisationnelles de l’Europe sont inspirées à la fois philosophiquement et politiquement inspirées de Rome et de la Grèce. Et puis aussi spirituellement inspirées du judéo-christianisme. Tout cela s’entrecroise évidemment et forme un élément central de notre civilisation.
Au delà de ça, la France et la Grèce, c’est une vieille histoire d’amour comme l’Histoire peut nous nous l’apprendre. Nous pouvons voir des places fortes établies par les Francs sur la route des croisades comme à Monemvasia ou à Mistra. Il y a évidemment une empreinte liée encore une fois à l’Histoire. Si vous prenez le XIXème siècle, avec ce qu’on a appelé le philhellénisme, l’engagement intellectuel des écrivains comme Victor Hugo ou des peintres comme Delacroix lors de l’indépendance du pays face à l’Empire Ottoman. La France était portée par ce que la Grèce inspire bien au delà de ses frontières et par ce qu’elle représente. A la sortie de la dictature des colonels en 1973, la France a été partisane de l’entrée de la Grèce dans l’Union Européenne. Ce qui n’était pas évidemment au départ mais qui constituait un geste politique fort pour affirmer que la Grèce faisait bien partie de l’Europe.
En terme de business aussi, il y beaucoup d’entreprises françaises qui investissent dans le pays. Nous voyons bien aussi par rapport au tourisme, ça va dans les deux sens, mais beaucoup de Français viennent visiter la Grèce, heureusement pour son économie pendant ces années de crise. Les échanges entre la France et la Grèce sont nombreux, à la fois culturels, politiques ou touristiques.
Ne pensez-vous que, parfois, nous avons tendance à occulter les plusieurs siècles d’occupation ottomane et de son influence en gardant seulement l’esprit philhellène ?
Si, souvent, c’est vrai, nous avons souvent tendance à faire une parenthèse en considérant que les Ottomans étaient des occupants. Bien sur ils l’étaient pour les Grecs, mais ils ont aussi laissé une empreinte et une marque énorme sur l’histoire de la Grèce. Nous en entendons moins parler, effectivement, car nous avons un point de vue qui est, quand même, très européo-centré et que les relations avec la Turquie ne sont pas évidentes en ce moment.
Peinture de Yiannis Gaitis.
II. Entretien avec Nathalie Loiseau, ministre des Affaires européennes rattachée au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères
Pourquoi teniez-vous à assister à cette conférence aujourd’hui à Athènes sur les « chemins de l’espoir organisé par l’Obs et Kathimerini ?
C’est important d’être en Grèce aujourd’hui à un moment où la situation du pays est meilleure et où la croissance revient. La question migratoire reste aussi très présente avec des flux mieux maitrisés. C’est un moment pour se dire que nous avons connu deux crises dans ce pays très importantes et que nous pouvons nous tourner vers l’avenir avec une Europe qui pense à son futur. Il faut que l’Union Européenne regarde ce qu’il s’est passé en Grèce pour en tirer des leçons.
Quels sont les liens entretenus entre la France et la Grèce en matière culturelle mais aussi politique ?
Nous avons une relation très forte avec la Grèce. Cela a été particulièrement vrai pendant toute la crise économique où la France a vraiment été aux côtés d’Athènes sur les négociations de la dette. Nous le sommes toujours d’ailleurs. Nous tenons à garder ce rôle en Europe de pays qui comprend et accompagne la Grèce. C’est aussi vrai pour la gestion des migrations. De plus, nous sommes le quatrième investisseur étranger en Grèce et la plupart des entreprises françaises sont restées en Grèce pendant la crise. Et puis nous avons des liens culturels très forts, effectivement, entre nos deux pays. Cela se voyait tout à l’heure pendant la conférence puisque nos interlocuteurs grecs parlaient un français parfait. J’ai accompagné Emmanuel Macron lors de sa visite d’Etat à Athènes en septembre dernier, ce qui montre que la Grèce est un pays avec lequel nous avons un dialogue très étroit. Sur les questions européennes, notamment, nous avons beaucoup de positions communes.
Selon vous, quelles sont les perspectives d’avenir pour la Grèce au sein de l’Union Européenne ?
D’une part, la Grèce s’achemine vers une sortie du plan de sauvetage de son économie cet été si tout se passe bien. Il y a toutes les raisons de penser qu’elle va y parvenir. La Grèce à toute sa place dans ce débat qui est en cours sur l’avenir de l’Union Européenne et sur les priorités européennes. Athènes a beaucoup à dire et sera écouté.
Auriez-vous un message à transmettre aux français et francophones présents en Grèce ?
Je pense qu’il n’y a jamais assez de francophone à l’étranger. Ils sont des ponts entre les cultures et nous avons lancé l’idée pour les jeunes européens de pouvoir suivre leurs études systématiquement en deux langues européennes. Etre européen, c’est avant tout être capable de travailler, de vivre et d’étudier dans son pays mais aussi dans un autre pays d’Europe. Les français de l’étranger et les francophones sont en quelque sorte nos ambassadeurs, ici, en Grèce.
Yiannis Gaitis, “Profiles” (collage).
III. Entretien avec Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères
De quelle manière réussir à raviver en Grèce et dans l’ensemble de l’Europe la flamme européenne afin de rendre de nouveau attractif l’idée de construction européenne ?
C’est un très vaste sujet, cela ne concerne pas que la Grèce. Il faut se rappeler que quoi qu’il soit raconté maintenant, la construction européenne n’a jamais été le fruit d’une demande populaire. Donc la flamme est entretenue dans des petits groupes. Ce qu’on raconte maintenant sur la construction européenne est largement réinventé, une sorte de conte de fées, où l’Europe a fait la paix – au sortir de la seconde guerre mondiale – alors que ce sont les Soviétiques et les Américains qui ont fait la paix en Europe. C’est l’Alliance atlantique qui protégeait la moitié de l’Europe et les pères fondateurs de l’Europe étaient atlantistes, protégés par les Etats-Unis face à la menace soviétique, c’est une évidence. C’est pour cela que la communauté européenne était en premier lieu économique, protégée par l’OTAN et organisée en tant que marché commun.
Ce n’est que depuis l’époque maintenant mythique Mitterrand/Kohl/Delors que de nouvelles conceptions apparaissent. Là aussi, pas par des mouvements populaires. Rappelons-nous le référendum du traité de Maastricht alors que toutes les grandes autorités étaient pour, au final il y a eu un point d’écart. Donc nous n’allons pas retrouver l’élan qui n’a pas existé. Il faut reconvaincre l’opinion sans inventer.
Quels sont les enjeux auxquels fait face l’Europe et quelles seraient les solutions à apporter pour redonner « espoir » ?
Il existe des anti-européens partout. Je ne parle pas des eurosceptiques. Les médias ne devraient jamais dire eurosceptiques pour parler des anti-européens. Ce ne sont pas les mêmes. Les eurosceptiques peuvent de nouveau changer d’avis alors que les vrais anti-européens d’extrême-droite ou d’extrême-gauche ne changeront pas d’avis. Les sceptiques, les gens découragés à qui on a fait trop de promesses non tenues comme l’Europe sociale ou ceux qui réagissent à ce que Jean-Claude Junker appelle lui même « la réglementation à outrance » ne sont pas anti-européens mais sont énervés par ce que l’Europe est devenue.
L’avenir, c’est de réussir à convaincre cette frange de la société de rebasculer du côté pro-européen. Si nous y arrivons, le projet européen retrouvera toute sa force. Si nous n’y arrivons pas, dans le meilleur des cas cela sera la stagnation. Pour y arriver, il ne suffit pas de présenter des arguments pro-européens classiques. Déjà en 1992 en France, dire l’Europe c’est là paix, la jeunesse et l’avenir ne faisait pas gagner une voix. Il faut répondre aux demandes des gens qui veulent garder une certaine identité, une certaine souveraineté et qui souhaitent de la sécurité. Or, depuis une trentaine d’années, les élites balayent cela en trouvant ça dégoutant, affreux, extrémiste alors que ce sont des demandes normales et banales. S’il n’y a pas une réponse raisonnable de la part des pro-européens, les anti-européens risquent d’être de plus en plus nombreux.
Comment imaginez vous l’Union Européenne dans dix années et quand pourrait-on envisager un achèvement définitif de la construction européenne ?
Je ne crois pas au scénario de la dislocation. Personne ne veut suivre l’exemple britannique. Il y a le risque des régionalismes qui affaiblirait beaucoup l’Europe mais ce n’est pas général. Je ne crois pas au scénario du pire.
Je ne crois pas non plus au scénario du « sursaut », comme l’imagine les fédéralistes. Je ne crois pas du tout à ce grand « sursaut » qui va tout changer car aucun pays n’acceptera d’abandonner sa souveraineté au profit de la Commission ou du Parlement Européen.
Je crois à des scénarios intermédiaires, plus ou moins bons. Le gouvernement allemand peut répondre positivement à Emmanuel Macron sur un certain nombre de points comme le perfectionnement de la zone euro, sur l’Europe qui protège dans une certaine mesure, la vigilance par rapport aux investissements étrangers ou encore sur moins de dumping social. Pas de révolution complète mais des améliorations.
Nous pouvons être raisonnablement optimiste sur cette base. Mais il faudrait aussi repenser notre attitude par rapport au reste du monde. Je vais me montrer très Français pour le coup mais cela me paraît évident que l’Europe devienne une sorte de puissance. Qu’elle puisse exister face aux Etats-Unis, à la Chine et à la Russie ou du moins que tous les autres ne décident pas à notre place.
* Entretiens accordés à Hugo Tortel | GreceHebdo.gr
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M.V.