Langues sifflées dans le monde
« Imaginez-vous en train de travailler votre potager ou de surveiller des animaux : des activités de subsistance que l’humanité pratique depuis des siècles, à la campagne comme à la montagne. Mais voilà qu’il vous faut communiquer avec votre ami, là-haut, sur la colline d’en face. Oubliez le téléphone portable : en montagne, les réseaux ne fonctionnent pas toujours bien. Le rejoindre pour lui parler de vive voix ? Trop fastidieux : une perte d’énergie et surtout de temps. Crier alors ? Cela suffirait juste à attirer son attention : lorsqu’elle se propage, la voix est rapidement dégradée. Sans compter que vos cordes vocales vont rapidement fatiguer. Et pourquoi pas… en sifflant ? Un bon sifflement pourrait l’atteindre facilement. Il porte beaucoup plus loin que le cri, jusqu’à plusieurs kilomètres en montagne si le terrain et le temps sont dégagés. C’est un concentré d’énergie sonore dans une bande étroite de fréquences situées au-dessus des bruits de fond les plus communs de la nature. » (Julien Meyer, Libération, 7.12.2017)
Le langage sifflé est un mode de communication articulé permettant de dire des mots en sifflant, répandu dans le monde entier mais limité à des environnements où les sifflements sont plus efficaces que la parole ordinaire (montagnes et forêts denses, principalement). En 2009, l’UNESCO a inscrit le Silbo Gomero, langage sifflé de l’île de la Gomera (îles Canaries), sur la liste représentative dupatrimoine culturel immatérielde l’humanité. Selon UNESCO, Silbo Gomero est le seul langage sifflé au monde pleinement développé et pratiqué par une communauté importante (plus de 22 000 habitants). En 2017, le langage de Kuşköy (Turquie) a été aussi inscrit sur la liste du patrimoine immatériel nécessitant une sauvegarde urgente.
En 2017, environ 70 langues sifflées sont répertoriées partout dans le monde, notamment le mazatèque ou le chinantèque au Mexique, le wayãpi ou le gavião en Amazonie, le banen ou le ari en Afrique, le turc ou le grec autour de la Méditerranée, le akha et le hmong en Asie du Sud-Est, le béarnais dans les Pyrénées ou même le yupik de Sibérie dans le détroit de Béring. Il convient de noter que chacun de ces langages n’est pas une langue indépendante mais une extension de la langue locale. Quoi qu’il en soit, des recherches sont en cours (Meyer 2004, 2005, Carreiras 2005, Lopez 2005) pour mieux comprendre les mécanismes intimes de cette parole sifflée tandis que des linguistes tels que Meyer, ont crée des réseaux de collaboration interculturelle sur le sujet.
Selon les conclusions de recherches déjà menées, la parole sifflée s’appuie sur des éléments phonétiques de la voix parlée d’origine pour communiquer à distance ou dans le bruit ambiant, tout en permettant une intelligibilité élevée des phrases dans des conditions d’écoute contraignantes.
Une étude comparée de la voix parlée, de la voix criée et de la parole sifflée a montré que le sifflement permet de prolonger la stratégie acoustique de lutte contre le bruit à mesure que la distance de communication s’allonge. Il permet donc à la parole humaine de développer naturellement des propriétés qui élaborent un véritable système de télécommunication. (Meyer, 2005)
De l’Antiquité à nos jours
Déjà au Ve siècle av. J.C, Hérodote dans Melpomène (le livre IV de sesHistoires), mentionne l’existence d’Éthiopiens troglodytes qui « parlent comme des chauves-souris ».
Plusieurs navigateurs de l’Antiquité rapportent aussi que les Guanches, anciens habitants des îles Canaries, pratiquaient, outre leur parler habituel, un langage sifflé (connu actuellement sous le nom de silbo) qui leur permettait de communiquer de vallée en vallée sur plusieurs kilomètres.
De plus, le « Traité du sifflement » ou « Xiaozhi » (écrit par Sun Guang, Chine vers 665), décrit aussi l’art de siffler. C’est l’un des tout premiers ouvrages de phonétique : une douzaine de manières de siffler sont exposées avec des techniques pour vérifier la manière dont les sons sont produits en coordination avec le souffle.
Pourtant le premier témoignage historique attestant de l’existence d’une langue sifflée est celui de l’équipage du mercenaire Français Jean de Béthancourt parti à la conquête des îles Canaries en 1402. Dans un ouvrage intitulé Le Canarien (1602), Bontier et Le Verrier évoquent le « plus étrange langaige de tous les autres Pais de par deçà »; pour eux les habitants de l’île « parlent de beaulièvres ainsi que fussent sans langue » . (Meyer, 2005)
Le langage sifflé de Grèce : l’histoire d’Antia
La seule langue sifflée en Grèce (et la deuxième en Europe), est encore utilisée à Antia, le petit village au sud de l’Eubée, où les habitants l’appellent sfyria (du grec sfyrizo, qui signifie «siffler»).
Ce qui est frappant, c’est que la langue de sfyria fut découverte en 1969, lorsqu’un avion s’est écrasé dans les montagnes derrière Antia. Lorsque l’équipage recherchait le pilote disparu, ils ont entendu les bergers communiquer de cette manière particulière.
Aujourd’hui on estime que seules six personnes (d’un total de 37 habitants) sifflent encore le langage d’Antia, en risque de disparition.
Magdalini Varoucha | GreceHebdo.gr