L’expédition de Morée tient une place particulière dans l’histoire des relations franco-grecques; elle ensuivit l’implication ouverte de la France, ainsi que de la Grande Bretagne et de la Russie, avec la signature du traité de Londres et la bataille navale de Navarin en 1827, en faveur du mouvement national grec contre l’Empire Ottoman durant la Guerre d’Indépendance grecque.
Suivant la victoire des alliés européens à Navarin, les forces françaises ont pris en charge la sécurisation du Péloponnèse —alors aussi appelé la Morée— et la garantie du retrait des forces ottomanes égyptiennes qui y sévissaient jusqu’alors. Parallèlement au dispositif militaire, cette expédition fut marquée par l’envoi d’une mission scientifique, qui s’inscrivait dans la pratique française de systématisation du savoir scientifique sur des pays étrangers; une pratique, alors en plein développement, déjà inaugurée avec la fameuse campagne de Napoléon en Égypte au tournant du siècle (Broc 1981, Tsakopoulos 1994, Henry 2001).
L’activité militaire
Selon le traité du 7/19 juillet 1828, le dispositif militaire français était supposé représenter les trois forces garantes (France, Grande-Bretagne, Russie) et était explicitement contraint de limiter ses activités au Péloponnèse. Le dispositif embarqua à Toulon le 5/17 août 1828 sous commandement du général philhellène Nicolas-Joseph Maison (Kalogerakou 2011). Ce corps expéditionnaire comprenait trois brigades principales et comptait 14.000 hommes. Comme remarque Pigi Kalogerakou, avant même leur départ, Méhémet Ali d’Égypte avait consenti avec le traité d’Alexandrie le 28 juillet/9 août 1828 au retrait de ses troupes égyptiennes du Péloponnèse —tandis que cinq forteresses restaient sous domination ottomane. De ce fait, les opérations militaires furent très limitées, de même que la résistance armée des forces ottomanes dans le cas des trois forteresses de Messénie et ceux de Patras et Rio. Fin octobre, le Péloponnèse avait été libéré, mais malgré les attentes des populations grecques, les forces françaises ne franchirent pas l’Isthme de Corinthe. En accord avec les traités du 4/16 novembre 1828 et du 3 février 1830, le Péloponnèse fut placé sous la protection des soi-disant grands pouvoirs. La plus grande partie du corps expéditionnaire ainsi que le général Maison quittèrent la Grèce, laissant sur place la 3ème brigade sous commandement du général Schneider pour une durée d’un an. Bien que celle-ci était appelée crûment «corps d’occupation», sa présence était en accord avec la volonté du gouverneur du nouvel État grec, Ioannis Kapodistrias, qui la désirait en tant que garante de sécurité (Kalogerakou 2011).
Dès leur arrivée, les militaires français furent témoins des ravages causés par la guerre, la famine, et les troupes d’Ibrahim Pacha dans le Péloponnèse. De plus ils furent confrontés eux-mêmes à des conditions climatiques nouvelles et un environnement naturel qui s’est avéré souvent hostile, comme dans le cas des fièvres paludiques récurrentes. En même temps, la présence militaire et scientifique française inaugura tant bien que mal une première application de techniques de recherche scientifique et planification administrative innovantes en Grèce.
La mission scientifique et la collaboration avec l’expédition militaire
Numa Broc associe l’expédition scientifique de Morée avec le précèdent de la Commission d’Égypte, ainsi qu’à des finalités politiques de la part du monarque Charles X —qui était aussi un ardent philhellène— ou, possiblement, de son ministre de l’Intérieur tout puissant Martignac (Broc 1981). En tout cas, l’organisation de l’expédition a été déléguée au directeur des Sciences et Arts du ministère de l’Intérieur Siméon, tandis que l’Institut de France fut consulté à maintes reprises. Finalement, trois sections seront constituées, la Section d’Architecture et de Sculpture, la Section d’Archéologie, et la Section des Sciences Physiques, à la tête desquelles sont placés Blouet, Dubois, et Bory de Saint-Vincent respectivement. Ce dernier, officier vétéran des grandes guerres de l’Empire, caractère charismatique et voyageur expérimenté, prendra vraisemblablement en charge toute la mission. Force est de souligner qu’à la demande du Dépôt de la Guerre —la direction cartographique de l’Armée française à l’époque— des ingénieurs-géographes militaires sont associés à l’expédition scientifique avec but de dresser une carte détaillée de la Morée; l’intérieur du Péloponnèse constituait alors une terra incognita. Cette même préoccupation d’accumuler du savoir au sujet des lieux et des gens fut exprimée par Martignac à Bory de Saint de Vincent avant le départ de la mission (Broc 1981). Pigi Kalogerakou souligne aussi que le Péloponnèse avait attiré un certain intérêt français indépendamment de l’expédition (Kalogerakou 2011).
Comme décrit par Numa Broc, l’expédition scientifique rejoindra le Péloponnèse le 3 mars 1829 au bord du Cybèle, après un court voyage au cours duquel les membres de l’expédition se sont adonnés à la lecture des classiques: Pausanias, Strabon, Thucydide… (1981). Une fois installée, la mission commencera ses activités; force est de constater que c’est surtout la section des sciences physiques (les «savants») sous la direction de Bory de Saint Vincent qui fonctionnera plus ou moins d’une manière disciplinée, ainsi que les ingénieurs-géographes —ces derniers étant des militaires dans leur ensemble. Les « savants» se répartiront en groupes et parcourront la région, sous escorte militaire, en examinant, en prenant des échantillons géologiques et botaniques, en faisant des croquis topographiques, etc. Les populations locales furent particulièrement positives à leur égard. Occasionnellement, les membres des trois sections se rencontreront et collaboreront sur place, par exemple en Olympie. À l’approche de l’été, les fièvres paludiques feront leur apparition et le séjour de la mission scientifique sera interrompu avec son embarquement précipité pour la France le 31 juillet 1829 (Broc 1981).
Ce ne sera pas le cas pour les militaires en charge de la cartographie du Péloponnèse, qui eux continueront leurs travaux jusqu’au début 1831. Le capitaine Peytier, qui était déjà en Grèce, sera aidé par Puillon de Boblaye, et plus tard le capitaine Servier. Les brigades topographiques organisées mèneront à bout un œuvre épuisant mais innovant, comprenant des opérations topographiques (triangulation, planimétrie, nivellement, sur la base de 134 stations géodésiques) et produisant le matériel qui sera par la suite traité au Dépôt de la Guerre à Paris. En même temps, le climat et les fièvres endémiques à l’époque eurent beaucoup de victimes parmi le dispositif militaire, qui malgré tout acheva son œuvre dans un temps particulièrement bref, ce qui donna lieu en 1832 en France à une carte à grande échelle d’une qualité innovante, supérieure à celle d’Egypte produite auparavant, surtout en tenant compte des moyens techniques et humains disponibles (Broc 1981). À part l’œuvre cartographique, les forces militaires françaises se sont aussi distinguées dans la restauration des forteresses du Péloponnèse, ainsi que la reconstruction d’un grand nombre d’infrastructures dont a bénéficié la population locale (Kalogerakou 2011). De même, des ingénieurs militaires français, tels que Stamatis Voulgaris —d’origine grecque— continueront à travailler en Grèce et collaborer avec le gouverneur Kapodistrias, en produisant des plans directeurs et d’extension dans des villes du Péloponnèse (Patras, Nauplie, Argos, Corinthe) et en essayant d’accommoder ceux-ci aux préceptes de la modernité urbaine —avec des plans plus ou moins orthogonaux aux espaces ouverts (improvisés autour de bâtiments religieux) (Tsakopoulos 1994). Comme souligne Panayotis Tsakopoulos, la contribution française dans l’urbanisme du Péloponnèse et la rupture symbolique avec le passé Ottoman se fit plus ou moins en accord avec les attentes des populations locales, contrairement au cas de l’Egypte auparavant ou celui de l’Algérie, quelques années plus tard (1994). De plus, les forces françaises ont contribué dans la lutte anti-épidémique, l’amélioration de l’agriculture et l’organisation des troupes grecques (Kalogerakou 2011).
La contribution cartographique des ingénieurs militaires fut particulièrement remarquable et a même aidé indirectement au prestige de la commission scientifique. Pour ce qui est de cette commission, son court séjour de six mois a conduit à un corpus significatif de publications, sous la forme de trois tomes dans le cas des sections des sciences physiques et de l’architecture, outre les nombreux ouvrages personnels. L’expédition de Morée aura comme conséquence la consécration de Bory de Saint-Vincent et sa participation en tête de la prochaine grande mission scientifique française du 19ème siècle: à savoir l’Algérie.
Carte de la Morée rédigée et gravée au dépôt général de la guerre d’après la triangulation et les levés exécutés en 1829, 1830 et 1831 (1832), par Pierre Peytier, Émile Puillon Boblaye, Aristide-Camille Servier (Source: Wikimedia Commons).
En ce qui concerne la section archéologique, il est à noter noter que ses travaux ne semblent pas avoir pris de grandes dimensions. Ceci est sans doute attesté par le nombre limité de publications qui sont sauvés jusqu’à nos jours; cependant, comme l’atteste la découverte récente des carnets de Jean-Baptiste Vietty (Gioanni 2008) —un membre de la mission qui était entre autres particulièrement concerné par le pillage des antiquités du Péloponnèse par des visiteurs étrangers— la recherche historiographique sur l’expédition de Morée est encore loin d’être terminée.
Dimitris Gkintidis | Grecehebdo.gr
*Peinture intro: Entrevue du général Maison et d’Ibrahim Pacha, à Navarin, Septembre 1828 (ca 1838-1848), par Jean-Charles Langlois (1789-1870) (Collections du château de Versailles, Source: Wikimedia Commons).
D.G.
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