Nous publions aujourd’hui la deuxième partie de l’interview exclusive d’Etienne Balibar accordée à GrèceHebdo le 4.5.2015 (la première partie est disponible ici)
Vous reprenez le terme de Badiou «zonage» en parlant d’une partie de l’Europe qui est en train de transformer une autre partie en post-colonie intérieure. Quelle est la forme actuelle de ce zonage?
Moi, j’ai beaucoup de désaccords politiques avec Badiou parce que Badiou ne comprend pas grande chose de la politique. Alors qu’il est extrêmement brillant, du point de vue politique il vit dans un monde qui n’est pas dans le monde réel, il vit dans le monde des idées communistes. Il y a d’autres façons d’être communiste que de vivre dans le monde des idées. On est d’accord sur beaucoup de choses, par exemple sur la nécessité d’organiser un mouvement de solidarité avec la Grèce qui est beaucoup trop faible et c’est pour cela qu’on était ensemble il y a deux ans dans une initiative appelée «Sauvons le peuple Grec». Badiou a donc sorti cette notion de «zonage» et j’ai trouvé que c’était une bonne idée. Ce qui est intéressant là dedans c’est de dire qu’on observe en ce moment en Europe des phénomènes de domination et d’exploitation qu’ils sont les mêmes au fond que ceux qui se développent ailleurs dans le monde et qui ont beaucoup d’affinité avec le néocolonialisme, une nouvelle forme de dépendance coloniale ou semi-coloniale du monde d’aujourd’hui qui est choquant. Parce que l’idée de l’Europe c’ est qu’on a colonisé les autres mais on se colonise pas entre nous. Là, il faut être très prudent, je pense que il y a des gens en Grèce qu’ils pensent que l’impérialisme allemand est en train d’essayer de coloniser la Grèce. Moi, je ne dirai pas surtout les choses de la même façon, je pense qu’il est très dangereux idéologiquement. Bien que je pense que l’Allemagne est du côté de la domination, la Grèce est de l’autre côté, mais pas tous les Grecs, les armateurs Grecs ne sont pas de l’autre côté, je ne sais pas où est l’Eglise. Donc, il y a un rapport de domination qui comporte des aspects qui sont quasi coloniaux. Et comme dans tous les phénomènes quasi coloniaux, il y a des zones de prospérité et de pauvreté, des zones de construction et de destruction. Le taux de chômage au delà d’un certain chiffre –c’est pas seulement la Grece, c’est l’Espagne, certaines régions en France etc.- ce sont des zones de destruction des conditions de vivre pour toute une partie de la population. La liquidation sous forme de privatisation imposée à des tarifs ridicules (des services publiques, de certains assets etc.) cela comporte des dimensions à la fois de destruction et de dépossession qui ont des dimensions néocoloniales. Il est à noter que l’Allemagne a un problème démographique et elle a besoin absolument des forces de travail jeunes –si possible qualifiées- qui ne seront plus les Turcs mais à leur place les Espagnols et les Grecs. Le fait que la jeuneuse intellectuelle et travailleuse circule entre les pays européens dans le principe je trouve que c’est une chose excellente et souhaitable, une de choses qui peuvent construire l’Europe. Mais si cela se fait d’une forme d’un «brain drain» unilatéral de la part des régions de périphérie vers les régions centrales, on se trouve dans un schéma de type paracolonial. Cela, c’est le «zonage». Donc «vive Badiou»! On garde quelque chose de lui.
Pourquoi il n’y a pas un effet Syriza en Europe ?
Parce que les conditions sont différentes. Mois j’aimerais bien que les Grecs m’expliquent comment les Grecs voient les origines et surtout les potentiels du Syriza, cela c’est la bonne question, si Syriza va durer, si il va remporter son pari. S’ il va gouverner le pays contre le cours intérieur des choses et par conséquent d’établir un rapport de force avec des structures de pouvoir qui existent en Europe. Rien n’est gagné et ça c’est la loi de la politique, rien n’est jamais de la politique. L’existence de Syriza est une grande chose non seulement pour l’Europe mais on ne se trouve pas au départ, on est au pied du mur. C’est pour ça que les discussions ici sont tellement merveilleuses. Le gouvernement grec n’est pas simplement suspendu à la question de savoir si la Commission va accepter ou non des verser les reliquats de son prêt. Il est suspendu aussi à la question de savoir si les bourgeois et les capitalistes vont verser leurs argents dans les banques grecques. La population grecque a pensé après les élections que les intérêts de classe et des intérêts nationaux étaient convergents. Mais il y un autre aspect de problème […]
La social-démocratie est le cadavre politique aujourd’hui en Europe, ça n’existe plus… Dans les pays nordiques bien sur ça existe, là c’est une autre histoire. Hollande est un représentant de ce que j’appelle la grande coalition qui dirige l’Europe aujourd’hui. La “Grande Coalition” est une catégorie allemande, elle a une longue histoire dans l’Allemagne contemporaine fédérale et en ce moment le pays est gouverné par une coalition, c’est une alliance entre les sociale-démocrates et les conservateurs. Et plus généralement, au niveau de forces politiques, c’est l’Europe qui est dirigé par une grande coalition de ce genre. Le problème en France comparé à la Grèce, vous, vous avez l’Aube Dorée, vous avez aussi ANEL –ça trouble certains d’entre nous. En France on a le Front National, ce n’est pas pareil, mais on a aussi les néofascistes en Italie. […] [On se tourne vers un populisme d’extrême droite.
En 2010, vous avez laissé entendre que « l’Europe est morte comme projet politique» et vous avez évoqué la nécessité «d’un populisme européen» (The Guardian 25.5.2010). Pouvez-vous élaborer sur ce concept à la lumière des négociations du gouvernement grec avec les institutions européennes?
Pourquoi cette question, il y a longtemps que j’ai dit cela, c’était une expression provocatrice dont on a besoin si l’on veut réveiller les gens. Dire que «l’Europe est morte comme projet politique» signifiait aussi qu’il faut la rendre vivante de toute urgence. J’ai fait quelques corrections après avoir dit cela. Le «populisme européen» était une sorte de provocation, une notion antinomique qui combinait deux choses qui ne vont pas très bien ensemble, ils se confrontent. Pourquoi? Parce que le «populisme» se trouve chargé de significations très différentes. Et l’histoire du terme est très variable d’un endroit à l’autre: elle n’est la même en Europe et en Amérique. Si par exemple Obama annonce sa volonté de réguler le système bancaire, il devient un populiste (il y a des gens sur sa gauche par exemple, qui l’appellent populiste); ce qui ne pas le cas de Chávez au Venezuela, de Kirchner en Argentine, de Le Pen en France. La signification dominante en Europe d’aujourd’hui à laquelle je faisais référence est celle qui associe le populisme avec le nationalisme. Et encore, je ne mets pas tous les nationalismes dans le même panier. Ce que je vais essayer d’expliquer demain [05/05/2015] à la conférence est qu’il y a une tension interne entre d’ un côté l’aspect démocratique -simplement l’idée que les gens ordinaires, le peuple qui se compose principalement de travailleurs, de pauvres, etc., doivent avoir leur dire dans la politique concernant leurs propres affaires, ce qui est de moins en moins le cas dans la politique contemporaine – et de l’autre côté l’idée que la souveraineté nationale est un absolu ou même pire que cela, que celle-ci a quelque chose de pur,de la valeur suprême du peuple. Il y a donc un choix entre une orientation dans laquelle l’aspect démocratique est plus important que la dimension nationale. Ça c’est l’enjeu lorsqu’ on parle du populisme aujourd’hui en Europe. Voilà pourquoi nous ne pouvons pas parler seulement de populisme des extrêmes de l’échiquier politique. Je vais faire valoir que le centre politique est très populiste. Pour en revenir à votre question, quand je dis «nous avons besoin d’un populisme européen» j’entends que nous avons besoin d’un élan démocratique radical, opposé au contrôle technocratique et financier du système politique de façon officieuse, opposé au fédéralisme post-démocratique contrôlé par les dirigeants et les peuples. Contre cette tendance, nous avons besoin d’une forte poussée démocratique. Il y a bien sûr des racines nationales, mais elles devraient être conçues plutôt comme des moyens visant à démocratiser radicalement la construction européenne elle-même. Cela signifiérait un «populisme» qui est différent de ce qu’on appelle généralement «populisme». Et quand je me suis rendu compte qu’il y avait une ambiguïté autours de mes propos, j’ai essayé de me corriger en disant que ce serait plutôt un «contre-populisme». Donc je ne sais pas comment dire cela en grec, puisque le terme «anti-populisme» suggère que le populisme est négatif, alors que le «contre-populisme» est une alternative au populisme. Mais même si l’on appelle «populisme» ou «contre-populisme» européen, à la fin cela signifie plus de démocratie, plus de participation populaire dans les débats politiques en Europe. Cela signifie plus de citoyenneté, une citoyenneté toujours plus active.
Entretien accordé à Costas Mavroidis, Magdalini Varoucha et Georgia Marioli
TAGS: Interview | philosophie