Né en 1971, à Paris, Dimitris Alexakis anime à l’heure actuelle un espace de création artistique qui a vu le jour au cœur de la crise dans le quartier populaire d’Athènes ,”Kypseli”, sous le titre l’Atelier de réparation de télévisions. Celui-ci écrit pour le théâtre, anime un blog à la croisée de la littérature et de l’intervention politique et intervient fréquemment sur le Club Médiapart. Derniers textes publiés: “Les limbes” et “Le Message“. Dimitris Alexakis a parlé à GrèceHebdo*.
Parlez-nous de votre double identité: que signifie être à la fois grec et français?
Je suis né à Paris en 1971, d’une mère française, professeur de français, et d’un père grec, écrivain et journaliste; j’ai grandi dans le quartier de la Place des Fêtes, dans le XIXe arrondissement, au milieu de terrains vagues puis de tours et de barres d’immeuble. Mes parents s’étaient installés peu après ma naissance dans la toute première de ces barres, et, au fil des années, depuis la fenêtre de notre cinquième étage, nous avons vu le paysage changer, les terrains vagues céder la place à des chantiers, et Paris disparaître peu à peu derrière des édifices de 15 ou de 20 étages. Cette partie des Hauts de Belleville était encore, à l’époque, un quartier populaire, et plusieurs de mes camarades de classe étaient issus de l’immigration ouvrière des pays d’Afrique du Nord ou d’Afrique Noire ― du Maroc, de Tunisie, d’Algérie, du Sénégal; d’autres étaient originaires de l’immigration juive de Pologne, des territoires d’Outre-Mer, et les parents de l’un de mes amis d’enfance étaient venus de Yougoslavie. C’est mon premier «ancrage»: ce quartier de Paris, et ces camarades de classe qui venaient de plusieurs coins du monde. Au début de juillet, chaque année, nous chargions la voiture (une 4L bleue qui a tenu le coup un bon nombre d’années), nous prenions la route pour Athènes en passant par la Suisse et l’Italie et nous passions souvent plus d’un mois et demi dans la maison que mes parents avaient fait bâtir à Tinos, non loin de celle de mes grands-parents, sur un rocher, dans une baie qui n’avait à l’époque ni eau courante, ni électricité : chaque été, nous changions de vie. Mon frère et moi allions chercher l’eau au puits du bout de la plage ou à la source et, chaque soir, nous allumions les lampes tempête qui, par temps calme, attiraient des centaines de petits insectes sur le mur blanc. Pour moi, l’expression un peu abstraite de «double identité» est d’abord liée à ces deux lieux, qui restent mes deux points d’ancrage : deux mondes on ne peut plus différents.
Ces deux mondes coexistent en moi et, si «double identité» il y a, cela signifie sans doute pour moi que j’essaye toujours de comprendre l’un à la lumière de l’autre: je comprends mieux ce qu’est la Grèce à la lumière de la France, et vice-versa. En même temps, cette «double identité» a été pour moi un enjeu : pas quelque chose de donné, mais quelque chose qu’à un moment j’ai eu le besoin d’approfondir, d’assumer plus profondément : c’est la raison pour laquelle, après 29 ans de vie parisienne, j’ai pris autour de 2001 la décision de venir m’installer en Grèce, où je vis depuis: apprendre vraiment la langue de mon père et vivre dans mon deuxième pays, vivre mon deuxième pays a été pour moi une nécessité.
En 2012, trois jours après la naissance de notre fille, ma compagne et moi avons ouvert un lieu de création artistique, ouvert à l’expérimentation, dans le quartier de Kypseli où nous vivons; d’une certaine façon, Kypseli, qui est aujourd’hui un quartier de classes moyennes et ouvrières paupérisées et un quartier d’immigration, me renvoie au quartier de Paris où j’ai grandi ; c’est certainement la raison pour laquelle je m’y sens bien ― comme chez moi.
Comment définiriez-vous cet espace de création?
Nous entamons ces jours-ci notre quatrième année, avec un programme axé sur les liens, toujours à réinventer, entre la politique, la réalité sociale et l’expression artistique, dans le domaine théâtral, d’abord, mais aussi dans les domaines de la photographie ou du documentaire de création. Nous essayons aussi, depuis un peu plus d’un an, de faire en sorte que notre espace devienne un lieu d’accueil pour l’improvisation musicale et le dialogue entre les genres (traditionnel, électronique, free jazz, «noise», musique industrielle, etc.). Plus généralement, nous nous efforçons de provoquer ou de susciter des rencontres, entre la danse et la vidéo, entre la musique et la narration…, mais aussi entre les artistes et le public: les dimensions du lieu et le fait qu’il ne s’agisse ni d’une salle de concert typique, ni d’un théâtre traditionnel en font moins un espace de consommation et de prêt-à-porter culturel qu’un lieu d’échange et de partage, un atelier; notre espace porte d’ailleurs le nom de l’atelier de réparation de télévisions qu’il abritait à la fin des années 70. Si je ne devais retenir qu’un seul mot pour définir notre espace, ce serait sans doute le mot d’ «atelier».
De quelle façon votre projet a-t-il été accueilli?
Notre projet a été très favorablement accueilli, d’emblée ― notamment en raison de notre programmation ― mais il nous a fallu aussi vaincre un certain nombre de préventions. Nous avons créé l’ « Atelier de réparation » en dehors de la carte des «lieux de sortie» et des «quartiers culturels» athéniens (Monastiraki, Thysseion, Gazi…), et ce que certains pensaient être un handicap s’est plutôt, au fil des mois, révélé être un atout ― même s’il nous a fallu une bonne dose de persévérance, et beaucoup de travail pour l’imposer. Après trois années d’existence, plus aucun spectateur / visiteur potentiel ne s’inquiète au téléphone de savoir si le quartier n’est pas trop dangereux, s’il pourra repartir à pieds après la représentation, etc. Et, surtout, beaucoup reviennent; c’est pour nous le signe que nous sommes sur la bonne voie, malgré les difficultés, l’absence totale de soutien de la part de l’État grec, la crise.
Au menu pour l’année à venir?
Deux représentations théâtrales, d’abord: tous les mardis, Kohlhaas, le chef-d’œuvre d’Heinrich von Kleist consacré à ce marchand de chevaux de la première moitié du XVIe qui, en réponse à l’arbitraire et à la cruauté du pouvoir féodal, finit par prendre les armes contre l’autorité : un récit et une réflexion fascinante sur la révolte, l’insurrection et une époque charnière, peut-être pas si différente de la nôtre, Mikael Kohlhaas étant visiblement, aux yeux de Kleist (qui écrit ce texte en 1808), une préfiguration du bourgeois de 1789. Le texte est à la fois dit et joué par Nikos Alexiou, seul sur scène, qui raconte l’histoire (et en interprète toutes les voix, tous les personnages) à la manière d’un raconteur d’histoires populaires.
Ce que j’appelle oubli, enfin, texte magnifique de Laurent Mauvignier qu’interprète un autre excellent comédien, Nikos Nikas, sous la direction d’Aspa Tombouli et dans la traduction de Spyros Giannaras (éditions Agra): à travers le récit des derniers moments d’un jeune homme frappé à mort par les vigiles d’un supermarché, en 2009, à Lyon, ce texte réalise une sorte de plongée en apnée dans la réalité sociale de la France d’aujourd’hui; la mise en scène, dépouillée, parvient très bien à faire entendre la polyphonie du texte de Mauvignier et le désir de vivre qui en constitue le noyau : il s’agit d’abord du monologue d’un jeune homme qui veut vivre. (Cette représentation a lieu le samedi et le dimanche et bénéficie notamment du soutien de l’Institut Français de Grèce.) Nous accueillons dans les semaines qui viennent plusieurs projets liées à l’improvisation musicale (en collaboration avec le collectif Multiversal, installé à Berlin, avec le musicien Yannis Anastassakis et avec la formation Silent Move) et, à partir du 2 novembre, tous les lundis, une très belle performance musicale de Christina Maxouri. Nous débuterons d’ici quelques semaines un séminaire de création de documentaire sous la direction du cinéaste Christos Karakepelis ainsi qu’un stage de jeu théâtral destiné aux enfants et aux adolescents, en collaboration avec la compagnie Elephas tiliensis. Les créations théâtrales de la « deuxième période » du programme (à partir de décembre) comprennent un beau texte de Maria Efstathiadi inspiré d’un chapitre «censuré» des Possédés de Dostoïevski et dédié à une sorte de relation amoureuse impossible, et une allégorie politique de Jenny Erpenbeck, liée à l’histoire des «deux Allemagnes». Parallèlement au programme de programmation et d’organisation de l’espace, nous travaillons, Fotini Banou et moi, sur un spectacle consacré à la catastrophe de Tchernobyl, dont nous avions présenté une première version (lecture mise en espace) au Théâtre National d’Athènes, en 2010, et que nous monterons après Pâques (Dans mon pays, on dit que Tchernobyl est un arbre qui grandit).
À la croisée des genres (chorégraphie, sculpture, video, musique), le projet Anvisible de la très jeune compagnie Tripodium nous tient également à cœur : la première représentation aura lieu ce jeudi (8 octobre 2015). Au programme, encore: une série de rencontres avec des écrivains, consacrées à l’écriture théâtrale, que nous mettons en ce moment en place avec l’universitaire et traductrice Dimitra Kondylaki.
INFOS
Κέντρο Ελέγχου Τηλεοράσεων / Atelier de réparation de télévisions
91Α Kyprou & 35Α Sikinou, 11361, Kypseli, Athènes
* Entretien accordé à Lazaros Kozaris et Costas Mavroidis | Grecehebdo.gr
M.V.