Yiannis Ritsos (1909-1990) est un poète engagé connu pour ses convictions communistes. Cet engagement lui vaut l’enfermement dans les camps de ‘’rééducation nationale’’ de Makronisos et de Límnos après la fin de la guerre civile mais aussi son exil vers l’ile de Giaros et de Leros pendant la dictature des colonels. Son œuvre trouve un écho populaire favorable notamment après la chute des colonels avec plusieurs de ses poèmes mis en musique par Mikis Theodorakis alors que sa réputation s’étend vers l’étranger. En France, Louis Aragon le considère comme le plus grand poète vivant alors qu’il emporte le prix Lenin en 1977. (Il a été aussi proposé pour le Prix Nobel de Littérature en 1968).
 
La Sonate au Claire de Lune, œuvre emblématique écrite en 1956 (1er Prix National de Poésie) s’inscrit dans l’ensemble poétique intitulé ‘’Quatrième Dimension’’ 
 
LA SONATE AU CLAIR DE LUNE
 
(Soirée printanière. Grande chambre d’une vieille maison. Une femme âgée, vêtue de noir, parle à un jeune homme. Par les deux fenêtres, entre un implacable clair de lune. J’ai oublié de dire que la femme en noir a publié deux-trois recueils poétiques intéressants, au souffle religieux. Donc, la femme en noir parle au jeune homme):
 

Laisse-moi venir avec toi. Quelle lune ce soir !
C’est bon la lune,- on ne verra pas
que mes cheveux ont blanchi. La lune va de nouveau
habiller d’or ma chevelure. Tu ne comprendras pas.
Laisse-moi venir avec toi.

Quand il y a la lune, les ombres grandissent dans la maison,
des mains invisibles tirent les rideaux,
un doigt pâle écrit sur la poussière du piano
des mots oubliés- je ne veux pas les entendre. Silence.

Laisse moi venir avec toi
un peu plus bas, jusqu’à la clôture de la briqueterie,
jusque là où la route tourne et où la ville
semble empoussiérée et aérienne, chaulée par le clair de lune]
tellement indifférente et immatérielle
tellement positive au sens métaphysique du terme
qu’enfin tu peux croire que tu existes et que tu n’existes pas]
que jamais tu n’as existé, que jamais le temps ni sa corruption n’ont existé.]
Laisse-moi venir avec toi.
 
Nous nous assiérons un peu sur le banc, sur la hauteur,
et comme nous sentirons souffler l’air printanier
il se peut que nous ayons alors l’impression de voler,
parce que, de nombreuses fois, et maintenant encore, j’entends le bruit de ma jupe]
comme l’éclat de deux robustes ailes qui s’ouvrent et qui se ferment]
et quand tu t’enfermes dans ce bruissement de vol
tu sens ta gorge nouée, tes flans, ta chair,
et ainsi enserré dans les muscles de l’air azuré,
dans les nerfs vigoureux du zénith,
ça n’a pas d’importance que tu partes ou que tu reviennes
et ça pas non plus d’importance que mes cheveux aient blanchi,]
(ce n’est pas cela, mon chagrin –
mon chagrin c’est que mon cœur ne blanchisse pas aussi).
Laisse-moi venir avec toi.
 
Je le sais que chacun marche tout seul vers l’amour,
tout seul vers la gloire et vers la mort.
Je le sais. Je l’ai expérimenté. Ça ne sert à rien.
Laisse -moi venir avec toi.