Poète et romancier, Kostas Karyotakis (1896-1928) est probablement la voix littéraire la plus importante de la génération des années ’20 et l’une des premières à introduire des éléments de modernisme dans la poésie grecque. Son suicide le 21 juillet 1928à l’âge de 33 ans a contribuéà la naissance de son mythe et de la vague littéraire connue sous le nom « Karyotakismos ».
Kostas Karyotakis [source: Savvidis G.P. – Hatzidaki N.M. – Mitsou M., Chronographie K.G. Karyotakis (1896-1928). Athènes, M.I.ET., 1989.. Source
Kostas Karyotakis (1896–1928) est l’un des poètes grecs les plus représentatifs des années 1920. Νé àTripoli, dans lePéloponnèse, le 30 octobre 1896, il a une jeunesse marquée par des multiples déménagements dus au métier de son père (ingénieur de travaux civils). À la Canée (Crète), il rencontre Anna Skordili, peut-être son plus grand amour, et maintient une liaison extraconjugale avec elle presque pour toute sa vie. À 16 ans, il présente ses premiers poèmes dans diverses revues pour enfants et en 1919 il publie son premier recueil de poèmes La douleur de l’homme et des choses.
Suite aux études de droit, il quitte le métier d’avocat par manque de clients pour se diriger vers la carrière de fonctionnaire. Il se trouve à la préfecture deThessalonique et puis àSyros et Arta avant d’occuper un poste à la préfecture d’Athènes où il se lie avec la poétesse María Polydouri (1902-1930). Dans cette période-là il publie son deuxième recueil Népenthès, qui est primé dans un concours poétique en 1920. Pendant l’été 1922, Karyotakis découvre qu’il souffre de syphilis, une maladie incurable et porteuse de stigmatisation sociale à l’époque et demande à Polydouri de mettre fin à leur relation. De 1924 à 1928, il voyage en France, en Italieet en Allemagne et son dernier recueil, Élégies et satires, paraît en 1927.
Kostas Karyotakis (à gauche) et Maria polydouri (centre), le 21 juin 1925. Source: Wikimedia Commons.
Des mutations fréquentes voire non voulues de sa part ne font qu’accentuer l’esprit pessimiste du poète. Nommé àPatras, puis au sud de l’Épire à Préveza, il ne cesse de se plaindre de l’ennui, de la petitesse et de la mesquinerie de la vie provinciale et sombre dans un profond désespoir.
Comme il confie dans une lettre à son frère :
«Ce soir, le bateau est arrivé pavoisé. Grande agitation dans la préfecture. Monsieur le premier secrétaire arpentait la pièce en se demandant qui pouvait bien être à bord. Le préfet ? L’administrateur général ? Ou quelque autre notable ? Finalement, il s’est avéré que le bateau nous amenait la visite du Révérendissime de Jannina (il t’envoie sa bénédiction). Nous sommes alors tous retombés dans notre léthargie. Voici pour les nouvelles de Prévéza. Une autre information, dont j’espère qu’elle t’intéressera également : avant-hier, le juge de paix a emporté, après l’avoir emballée dans un papier propre, la portion qu’on lui avait servie à l’hôtel parce qu’il la trouvait «insuffisante». Il s’est rendu à la police pour la faire peser, l’a rapportée, l’a déballée, l’a remise dans son assiette et l’a mangée. Sinon, rien. Il est maintenant sept heures, l’heure pour moi d’aller m’installer au café. J’espère que j’y serai seul…»
Dans une lettre à la poétesse Maria Polydouri il écrit:
«Je vous écris du bureau d’où j’aperçois une bande de mer, un platane, un puits, et d’autres choses insignifiantes. Mes tiroirs sont pleins d’un fatras de documents mais, heureusement, il n’en vient pas de nouveaux et je ne veux pas encore toucher aux anciens. J’attends donc que midi arrive. J’irai déjeuner dans l’unique restaurant de la ville, puis j’irai faire une sieste, puis je reviendrai ici dans les bureaux de la préfecture, j’en ressortirai, j’irai me promener furieusement sur la jetée et, enfin, je connaîtrai le privilège de manger à nouveau. C’est ainsi que je vais glorieusement passer cette journée, exactement comme j’ai passé les précédentes et comme je passerai je ne sais combien de journées encore…» [Gilles Ortlieb, Source : Volkovitch.com]
Avec sa sœur, un ami et son neveu à Preveza, été 1927 [source: Savvidis G.P. – Hatzidaki N.M. – Mitsou M., Chronographie K.G. Karyotakis (1896-1928). Athènes, M.I.ET., 1989.. Source
Le suicide et son dernier message
Dans la soirée du 20 juillet 1928 à l’âge de 33 ans, Karyotakis se rend au lieu-dit Monolithi et tente vainement, une bonne partie de la nuit, de se noyer. Le lendemain matin, il revient chez lui, se change et va s’acheter un pistolet dans l’armurerie de la ville. Le21 juillet 1928, vers deux heures de l’après-midi, il s’installe à la terrasse d’un café et reste là jusqu’à cinq heures de l’après-midi en fumant cigarette sur cigarette, puis s’éloigne en direction de la mer, s’allonge sous un eucalyptus et se tire une balle dans la poitrine. Dans le message qu’on a retrouvé sur lui, il déclarait notamment :
«L’heure est venue de faire la lumière sur ma tragédie. Mon plus grand défaut aura été une curiosité effrénée, une imagination maladive et le désir de connaître toutes les émotions, sans être capable d’éprouver la plupart d’entre elles. Toute réalité me répugne. J’ai eu le vertige du danger, je l’accepte d’un cœur entier. Je paye pour tous ceux qui, comme moi, n’ont entrevu dans leur vie aucun idéal, ont toujours été victimes de leurs atermoiements et ont considéré leur existence comme un jeu dépourvu de signification…» [Gilles Ortlieb, Source : Volkovitch.com]
La décision de mettre fin à ses jours est sans doute due aussi à la syphilisdont il était atteint. Plus tard encore, on se demandera si l’impasse personnelle à laquelle le poète n’a pas pu échapper ne reflétait pas celle d’une époque et de la génération qui avait assisté, impuissante, à la «catastrophe» d’Asie mineure en 1921.
Le cas unique de Karyotakis
Les deux premiers livres de Kostas Karyotakis (La Douleur de l’homme et des choses, 1919,Népenthès, 1921) étaient passés quasiment inaperçus, écrit Gilles Ortlieb. Ce ne sera pas le cas du troisième, paru un an avant sa disparition : disciples et imitateurs, inspirés par son œuvre, se multiplieront après son suicide, au point qu’il faudra inventer pour eux le nom d’un courant littéraire, le «karyotacisme».
Entre symbolisme et romantisme, exprimant le désenchantement de l’après-guerre, la poésie de Karyotakis est en dialogue avec des thèmes récurrents de symbolistes français et des poètes maudits (frustration, sensation de raté, ennui et envie d’évasion, etc.) qu’il connaît bien et traduit même. (Christos Daniil). Chez Karyotakis on trouve la thématique obscure et la nature mélancolique et pessimiste qui caractérise la génération de 1920, mais, en même temps, on rencontre une voix claire, consciente, originale et remarquablement audacieuse pour son époque. (Tsaita-Tsilimeni, 2005).
Outre ses poèmes, qui sont traduits en une vingtaine de langues, Karyotakis a également écrit des nouvelles et a traduit des écrivains étrangers tels que François Villon, Charles Baudelaire, Paul Verlaine, Tristan Corbier (les « poètes maudits », comme on les appelait), Jean Moreas etc. Certains de ses poèmes ont été mis en musique par des compositeurs tels que Mimis Plessas, Yiannis Spanos, Thanos Mikroutsikos, Thanasis Gaifyllias, Mikis Theodorakis etc.
Portrait de Kostas Karyotakis par Alexis Fasianos [source: numéro spécial du magazine I Lexi, 79-80 (1988)].
Magdalini Varoucha | GreceHebdo.gr
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M.V.