Vassilis Papadopoulos est un diplomate de carrière au ministère des Affaires Etrangères de la République Hellénique, ainsi qu’un analyste des relations internationales et culturelles. Il a fait ses études de droit à la Faculté de Droit de l’Université Nationale et Capodistrienne d’Athènes et par la suite il a poursuivi ses études en Droit International et Européen en France. Depuis 1985 il fait parti du Corps diplomatique grec et a servi notamment en tant qu’ambassadeur à Kiev et Bucarest. Ses œuvres littéraires sont inspirées des contours géographiques où il a servi (USA, Asie, Europe de l’Est). Tout au long de sa carrière, Vassilis Papadopoulos s’est spécialisé dans les affaires de l’U.E. ainsi que dans le domaine politique et culturel. Il a délivré des cours à des Universités et académies diplomatiques et a écrit sur le rôle du langage dans les relations internationales ou l’ oeuvre du fameux poète et diplomate Georges Seféris. Plus récemment, il a publié son essai « La langue en tant que véhicule de culture. L’influence de la langue grecque ». Greek News Agenda a eu l’occasion de l’interviewer sur la dynamique particulière de la langue grecque et son évolution à travers l’histoire. Grèce Hebdo reproduit ici l’entretien en français.*

Dans votre livre sur le rayonnement de la langue grecque, vous faites référence à sa continuité. Quelles sont les étapes les plus importantes de cette présence ininterrompue dans le temps?

La continuité et l’histoire ininterrompues de la langue grecque, mises en évidence par les historiens et les universitaires grecs, surtout Konstantinos Paparrigopoulos, pourraient être marquées à la fois par des décisions cruciales et des phénomènes sociaux. Les décisions étaient de nature politique, ce qui souligne l’importance de la politique aujourd’hui que plusieurs ont tendance à discréditer, en particulier dans le domaine des lettres. Ainsi, la décision de Philippe II, roi de Macédoine, de faire du dialecte attique la langue officielle de sa cour et de son royaume, constitue à mon avisun catalyseur. Et ceci, parce qu’Alexandre le Grand a transmis quelques années plus tard précisément cette langue à travers le vaste empire qu’il a créé. La décision des évangélistes Marc, Luc et Jean d’écrire leurs Évangiles directement en grec plutôt qu’en araméen a été une autre étape importante, car ce sont des textes qui sont encore à l’étude dans l’original aujourd’hui et qui sont écrits dans notre langue. D’ autant plus qu’ ils ne sont pas ecrits dans le dialecte attique mais dans la langue parlée “commune” de l’époque. L’Évangile de Matthieu a peut-être été écrit en araméen, mais il a également été immédiatement traduit et diffusé en grec. La décision de l’ Empereur byzantin et grand réformateur Léon III Isaurus de promulguer pour la première fois en grec un code juridique dit « Selection » (Eklogi) a été hautement symbolique, signalant l’hellénisation définitive et complète de l’empire. Les textes juridiques sont généralement le dernier bastion de la tradition linguistique d’une société. Une série de mouvements spirituels prend la relève, tels que le premier humanisme byzantin au 9ème siècle qui a aidé à préserver, étudier et commenter la littérature grecque antique par des érudits, des empereurs, des métropolitains et des moines.

GettyImages Grecque et Gospel Photos Greek Gospel c. 10th century
Évangile grec (environ 10ème siècle), photographie par benedek (Source: Getty Images, Collection:E+)

Le point culminant a été la renaissance de l’ère paléologue, même si elle n’a pas duré longtemps en raison de la conquête ottomane. Enfin, la fuite en masse des savants byzantins en Italie, après la chute de l’ Empire, a sauvegardé et repandu la langue grecque, en particulier à Venise, Rome et Florence, et de là dans tout l’Occident. La décision du Conclave patriarcal de 1593, qui a obligé toutes les métropoles des territoires ottomans à établir des écoles et même à aider les démunis à participer à l’éducation, a été cruciale pour la préservation et la continuation de la langue grecque pendant l’occupation ottomane, et par conséquent pour le salut de la nation grecque: “Chaque évêque dans sa paroisse sera obligé de faire de son mieux, afin que les Ecritures divines et saintes puissent être enseignées et afin de venir à l’aide de ceux qui veulent enseigner ou être enseignés sans avoir les moyes nécessaires”. Le mouvement connu sous le nom des Lumières grecques modernesconstituera la prochaine grande étape de continuation de la langue grecque. L’action des enseignants du genos (nation grecque), la création d’écoles et de facultés universitaires, l’œuvre d’Adamantios Korais, ont contribué au renouveau de notre langue et ont jetéles bases de l’indépendance grecque. Nous devons au génie de Dionysos Solomos le fait que pour la première fois notre langage grec démotique(langue populaire)soit élevé au même niveau que la langue érudite. S’appuyant sur la littérature crétoise, la tradition des chansons folkloriques, le militant Rigas Feraios, Solomos a littéralement établi les règles et la structure de la langue et l’a utilisée d’une manière remarquable pour créer de l’émotion esthétique à travers sa veine poétique. Sa décision d’ utiliser la langue  démotiquea été cruciale. Finalement,  la décision du nouvel État grec d’établir la « katharevousa » ( langage pure) comme langue officielle en 1834, qui fut confirmée constitutionnellement en 1911 et par la suite  la démotique en 1976, après plusieurs décennies d’intenses conflits politiques, littéraires et sociaux, ont été d’ une importance capitale.

Pourquoi les élites ont-elles eu tendance à adopter la langue grecque pendant de nombreux siècles et dans de nombreux pays?

Ce phénomène est en effet impressionnant. Le premier exemple qui vient à l’esprit, est celui de l’Empire romain. Alors que le latin est resté la langue officielle de l’État après la conquête des villes grecques, les grandes familles romaines qui habituellement gouvernaient Rome, ainsi que les intellectuels de l’empire, considéraient presque obligatoire de connaître le grec. Des réactions similaires avaient été observées plus tôt en Asie, lors des conquêtes d’Alexandre le Grand, et plus tard dans les pays touchés par l’Empire byzantin, arabes ou slaves, mais aussi en Occident, en particulier après la chute de Constantinople, et même jusqu’au XXe siècle. Le phénomène n’est certainement pas accidentel. L’étude du grec était un signe d’éducation et de culture. C’était la clé pour se familiariser avec des idées et des innovations formulées pour la première fois en grec. Les réalisations culturelles des villes grecques, en particulier depuis le Ve siècle avant JC. et jusqu’à l’époque hellénistique, ont exercé une attraction incontournable pour les gens des lettres du monde alors connu. La connaissance du grec permettait l’étude de Platon ou de Thucydide à partir du texte original, la compréhension  plus profonde  de la philosophie ou de la médecine, ou encore une émotion esthétique plus directe des tragédies de Sophocle ou des épopées d’Homère. D’autres cultures qui ont aussi apporté une contribution significative à l’édifice culturel mondial ont existé. La particularité du grec était certainement son orientation anthropocentrique, qui s’est avérée plus universelle et durable, peut-être parce qu’elle correspond par excellence à la nature humaine.

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Écrits en grec ancien gravés sur pierre, photographie par asafta (Source: Getty Images, Collection: iStock / Getty Images Plus)

Dans quelle mesure la langue grecque est-elle proche de ses origines initiales ?

Il est maintenant largement fondé et accepté que la langue grecque en est une seule, entière et indivisible. Au cours des siècles, elle a subi les changements que chaque organisme vivant subit, mais sans aucune lacune, malgré toutes les énormes aventures et mutations de la nation grecque. Les phrases d’Elytis sont caractéristiques de ce point de vue: « je ne connais qu’une seule langue, la langue unique, le grec, issue de l’ancienne, qui devrait être notre grande fierté et notre grand soutien. […] Que le poète grec dise encore aujourd’hui “ciel” ou “mer” ou “soleil” ou “lune” ou “vent”, comme le disaient Sappho et Archiloque, ce n’est pas une petite chose ». C’est très important. Nous communiquons à chaque instant, en invoquant  nos racines. Il est intéressant de comparer des textes grecs qui ont 500 ans d’écart entre eux. Par exemple Papadiamandis avec Frantzis qui a écrit la Chronique de la chute de Constantinople, ou Saint Basile avec Constantin Porphyrogenitus, ou l’Évangile selon Marc avec Xénophon. Nous constatons que les différences ne sont pas aussi importantes que celles entre Molière et Malraux, par exemple, qui ne sont séparées que de 300 ans, ou celles entre Shakespeare et Eliot, qui sont séparées de 500 ans. La continuité du grec est impressionnante, malgré le problème linguistique qui nous tourmente depuis l’ère ptolémaïque, ou peut-être précisément en raison de l’effort séculaire des érudits grecs d’imiter et d’écrire dans la langue attique ou attiquisante, qui est devenue le modèle depuis des siècles.

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Vous avez récemment publié un grand essai sur Seféris intitulé “Diplomatie et poésie”. Pensez-vous que Seféris revient aux couches antérieures de la langue grecque?

En règle générale, non. Je crois que les couches antérieures de la langue grecque peuvent être saisiesdansla poésie de Seféris à travers ses sujets et son style, car elles ne modifient presque jamais la vigueur et la pureté linguistiques frappantes de son vers écrit d’ une façon si simple. Seféris était profondément conscient de toute la tradition culturelle grecque et croyait que dans l’art “il n’y a pas de virginité”, que le poète doit être la continuation naturelle de tous ses prédécesseurs. Il lisait souvent Eschyle dans l’original, comme il lisait Erotokritos. Νotre histoire littéraire est donc présente dans  ses poèmes, sans altérer le langage clair et sans la moindre prétention dans lequel il s’exprime. L’image de l’Apologie de Socrate dans “Kichli” est très typique :

« Puis vint la voix du vieil homme et celle là je la sentis
Choir dans le cœur du jour
Calme, comme immobile
‘Et si vous me condamnez à boire du poison, je vous
dirai merci.
Votre justice sera la mienne. Où aller
Errant dans des pays étrangers, pierre ronde ?
Plutôt mourir.
Le choix le meilleur, le dieu seul le connaît’»*

Au contraire, il y a beaucoup plus d’éléments historiques de notre langue dans Elytis, qui, contrairement à Seféris, aime créer de nouveaux mots ou utiliser des mots plus anciens, comme en premier lieudans “Axion Esti”. Il emprunte de mots de la tradition Byzantine, comme par exemple le titre même de cette œuvre remarquable, qui nous vient des liturgies orthodoxes traditionnelles.

«Souviens toi :
le Zéphyr à l’arme blanche
la grenade tueuse d’ombre
les baisers incendiaires aux pieds légers »
« Le vainqueur triomphant de l’Hadés et le sauveur de l’Amour »
« Salut ô Madone du Rêve salut ô Pélagine
Salut à toi Porteuse d’Ancre à toi la Pentastérine »*

À l’ère de l’usage dominant de l’anglais dans le monde, quelles sont les implications pour la langue grecque?

Lors de beaucoup de mes voyages, je vois parfois un chinois parlant anglais à un marocain, ou un japonais parlant anglais à un brésilien, et cela ne m’étonne pas. Je suis étonné seulement de voir combien le nombre de mots qu’ils utilisent est limité et à quel point la langue anglaise est usée dans ce chemin international de mondialisation. Quant à nous, je suis parfois surpris par une expression grecque qui devient à la mode, et qui apparaît  de façon inattendue. Dans la plupart des cas, ce n’est qu’une traduction d’un mot anglais correspondant ou, plus exactement, de sa version américaine. Mais c’est la même chose dans d’autres langues que je connais, comme le français et l’espagnol. L’invasion de l’anglais, à travers la culture de masse américaine est très grande et les résultats ne sont pas positifs. Mais nous avons répété que le langage est un organisme vivant, qu’il évolue constamment et je ne vois pas ce phénomène s’arrêter. Mais notre héritage est très lourd. Notre langage, comme nous l’avons affirmé, a exprimé certaines des innovations les plus importantes de la pensée humaine. De plus, notre langue est ce qui a maintenu la nation en vie pendant des siècles, et si nous la laissons aller, nous nous aliénerons avec elle. Je crois que le seul antidote est l’enseignement sérieux et organisé de la langue grecque dans les écoles et même avec des textes originaux de chaque époque. Nous pourrions peut-être imiter des pays dotés d’un excellent système éducatif comme la Finlande et l’adapter à la richesse et à l’histoire de notre langue. À l’Université également, nous pourrions adopter le système américain où, pendant la première année dans chaque faculté, des textes littéraires ou historiques de base sont enseignés. J’ai lu de nombreuses idées et suggestions à ce sujet, mais je ne vois aucun résultat. Espérons.

Existe-t-il des opportunités d’attirer de nouveaux publics pour apprendre le grec?

De mes expériences en tant qu’ambassadeur dans des pays tiers, j’ai rapidement réalisé que l’attrait de la langue grecque en tant qu’arche de créations intellectuelles recule dans les universités et les écoles à l’étranger, face au besoin incontestable de survie des étudiants après l’obtention du diplôme. La solution que je considère se compose de deux parties. La première consiste à organiser un meilleur réseau de bourses parrainé par l’initiative privée. L’étudiant qui souhaite étudier le grec en profitera et le lien créé à travers la langue grecque sera inaliénable. Il existe déjà de grands programmes de la part des principaux donateurs du monde entier. Peut-être pourrions-nous les systématiser encore plus. La deuxième partie est la capacité de trouver un emploi basé à la connaissance du grec. Ceci dépend en principe de la capacité des entreprises grecques d’engager partout dans le monde, mais aussi des autorités publiques de l’Etat, aujourd’hui bien sûr endettées, qui ont besoin de personnel parlant le grec. Je pense notamment à la Fondation hellénique pour la Culture, qui a un besoin urgent de renforcement et de rénovation. La culture est, à mon avis, ce que notre pays ait offert de plus important depuis des siècles. C’est une puissance douce qui rayonne et assiste notre pays dans toute crise, en toute difficulté, sans même que l’on s’en rende compte. Elle est notre alliée la plus stable, car même là où de grands intérêts sont en conflit, leurs agents sont des personnes, avec des faiblesses et des rêves, des passions et des convictions. Beaucoup d’entre eux ont été influencés par la culture grecque et c’est cela qui joue un rôle primordial.

*Entretien accordé à Kostas Mavroidis. Traduit du grec en français par Nicole Stellou.

Passage de « Kichli » (La Givre) de George Seferis extrait de la traduction de Jacques Lacarrière et Égerie Mavraki, passages d’ « Axion Esti » d’Odysseas Elytis extraits de la traduction de Xavier Bordes et Robert Longueville.

D. G.

 

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