L’histoire de la diaspora grecque moderne sur le territoire français est une histoire complexe, qui inclut migrations ouvrières, exils politiques, échanges interculturels et stratégies entrepreneuriales. Loin d’un simple récit de personnalités, le cas de la présence grecque en France relève de processus sociaux au long terme et reflète l’entremêlement d’une multitude d’histoires personnelles – des plus célébrées aux moins connues – avec les mouvements géopolitiques et économiques qui ont secoué l’Europe depuis la fin du 19ème siècle et tout au long du 20ème siècle. En même temps, la présence grecque en France semble relever bel et bien d’une particularité: étant donné le rôle nodal de la France dans le champ mondial de production culturelle, l’expérience diasporique universelle – il se peut traumatique, pleine d’espoir, ou le plus souvent nostalgique – a souvent été le produit d’un récit conté par des Grecs en France (Oktapoda-Lu 2004).

La première période de la modernité

La présence grecque en France dans la seconde moitié du 19ème siècle se situe dans trois pôles principaux, déjà établis dans des périodes antérieures: celui de Corse, de Marseille, et plus tard de Paris. La communauté de Cargèse (Paomia) en Corse était issue de migrants de Mani et après de long et durs conflits et compromis avec d’autres groupes d’habitants et des pouvoirs politiques extérieurs (Gênes, France) avait fini par détenir une position distincte, mais intégrée et reconnue par l’État français à la fin du 19ème siècle (Bruneau 1996, Papadopoulou 2006). La communauté grecque de Marseille relevait d’un caractère majoritairement bourgeois, profitant du commerce maritime et des diverses occasions économiques que les changements géopolitiques avaient créées tout au long du 19ème siècle (notamment la perte de pouvoir graduelle de l’Empire ottoman). Il semble que les pratiques religieuses orthodoxes furent relativement importantes pour le maintien de la cohésion de cette communauté, ainsi qu’une certaine relation avec l’État grec (Bruneau 1996, Paris 2001). Enfin, Paris avait constitué traditionnellement une destination privilégiée pour nombres d’étudiants et intellectuels, ayant accueilli entre autres deux figures renommées de la pensée néo-hellénique telles que Adamántios Koraïs et Giannis Psycharis. Mais la communauté grecque à Paris ne se consolida en tant que telle qu’à la fin du 19ème siècle, étant aussi donné que Paris s’était constitué en large marché urbain dans la seconde moitié du 19ème siècle, attirant non seulement marchands mais aussi artisans et ouvriers grecs (Bruneau 1996, Papadopoulou 2006).

Vue ouest de Cargèse en Corse (l’église grecque en état de construction à gauche) par Edward Lear, 1868, et vue du Vieux Port de Marseille (Source: Wikimedia Commons)

Les vagues migratoires des débuts du 20ème siècle

La migration plus ou moins fragmentée qui caractérisait les périodes antérieures au 20ème siècle semble changer brusquement durant la Première Guerre mondiale et les besoins en main d’oeuvre qu’elle créa pour l’industrie militaire française. C’est dans ce contexte qu’environ 15.000 grecs seront embauchés et transportés dans les usines françaises d’armement dans le Sud-Est. À partir de cette première vague migratoire, constituée principalement de Grecs originaires d’Asie Mineure ou du Dodécanèse, proviendront ensuite des communautés grecques sur l’ensemble du territoire français, et surtout dans des localités industrielles, telle que celle de Pont-de-Chéruy liée aux usines “Grammont” en Isère (1.200 ouvriers). Cette première vague de migrants grecs en France fut ensuite renforcée par l’avènement de nouveaux migrants originaires d’Asie Mineure, après la défaite de l’Armée grecque en 1922 et l’exode des populations grecques orthodoxes (Bruneau 1996, Papadopoulou 2006).

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Usines Grammont, carte postale vers 1920 (Source: http://leradiofil.com/Grammont2V.htm)

L’entre-deux-guerres

Durant la période de l’entre-deux-guerres, on peut noter une plus grande concentration de la population grecque dans la région parisienne, ainsi qu’une diversification professionnelle, soit un passage pour certains anciens ouvriers ou employés à une autre activité ou au petit entreprenariat, ou plus souvent, l’arrivée propre de nouveaux migrants, étant données les restrictions d’accès aux USA pendant cette période. Ces nouveaux venus exercent un métier spécialisé et/ou indépendant, comme coiffeurs, tailleurs, réparateurs et fabricants de chaussures, ou fourreurs pelletiers, ces derniers en provenance de Kastoria (Garin 2011). C’est dans ce contexte que la vie associative grecque à Paris accroît d’emblée. À noter aussi la forte présence grecque à Paris intra muros par comparaison à d’autres populations étrangères (Bruneau 1996). Toutefois, la xénophobie montante des années 1930 et la réglementation stricte de la migration par les gouvernements français semblent avoir eu un impact sur la dynamique de la migration grecque jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.

Après la Guerre: enjeux politiques, attentes économiques, et le récit de l’exil

La période de l’après-guerre fut une période de relative stabilité politique pour la France. Ce ne fut pas le cas pour la Grèce, où la répression de la Gauche par le nouveau gouvernement en place après l’occupation nazie, la Guerre Civile, et l’exode de milliers de communistes ou sympathisants suivant leur défaite militaire, ont bouleversé radicalement la société grecque. En termes économiques, la Grèce a pris part à un certain degrès aux soi-disant “trente glorieuses” mais a aussi constitué un pays d’exportation organisée de main d’oeuvre vers des économies déjà plus industrialisées mais en voie de reconstruction. Tels furent la RFA ou la Belgique. Néanmoins, la France ne constitua pas une destination de migration grecque organisée à la base de traités bilatéraux (étant donné que la France a importé de la main d’oeuvre en provenance d’anciennes colonies ou d’autres pays du Sud européen). Le nombre de migrants grecs à destination de la France est resté relativement limité par rapport à celui d’autres migrants étrangers (9.000 pour la période 1955-77, Bruneau 1996) et semble refléter une migration fragmentée, avec en même temps de possibles raisons politiques qui sous-tendaient le choix de s’installer en France. Ces nouveaux venus n’ont pas changé les principales modalités de distribution géographique des Grecs en France. Pendant cette période des Grecs sont entrés dans des nouveaux domaines professionnels (par exemple restauration ou alimentation, Bruneau 1996) et des nouveaux venus ont aussi suivi des réseaux anciens. Ceci ne se fit pas sans contradictions et compromis, comme le démontre le cas de la population grecque de Pont-de-Chéruy, où perdurèrent clivages entre “anciens” et “nouveaux”, “urbains” et “ruraux” (Zervudacki 1993).

Loin de réifier une distinction plutôt conventionnelle entre migration économique et métèques intellectuels, il importe toutefois de noter que dès les premières années de l’après-guerre vient s’ajouter à la communauté grecque existante un nombre non négligeable et très visible d’étudiants, intellectuels, et artistes, ainsi que exilés politiques. Dans une certaine mesure, ces nouveaux venus affichaient des caractéristiques sociologiques différentes. Telle est la soi-disant génération du Mataroa, c’est à dire un nombre de jeunes étudiants et artistes, plus ou moins positionnés à gauche et boursiers de l’État français grâce à l’initiative de l’Institut Français d’Athènes en 1945. La répression politique tout au long de cette période, jusqu’à la chute de la dictature militaire en 1974, a vraisemblablement rendu la France terre d’accueil pour un nombre considérable de Grecs.

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Nikos Poulantzas, Iannis Xenakis (Source: Amis de Iannis Xenakis, Wikimedia Commons) et Theodoros Angelopoulos (Photo par George Laoutaris, source: Wikimedia Commons)

Plus généralement, étant donné le rayonnement culturel de Paris, la ville a accueilli nombreux intellectuels, tels que Kostas Axelos, Cornelius Castoriadis, K.Th. Dimaras, Nikos Svoronos, Eleni Antoniadis, Aikaterini Koumarianou, Spyros Asdrachas, Eleni Glykatzi-Ahrweiler, Nikolaos Politis, Georges Tapinos, Nikos Poulantzas, Clément Lépidis, Jean Moréas, Giannis Psycharis, Elias Petropoulos, ainsi qu’artistes tels que Pavlos, Theodoros Rallis, Alekos Fassianos, Takis, Theodoros Angelopoulos, Kostas Gavras, Nikos Papatakis, Mikis Theodorakis, Iannis Xenakis, Maria Kalas, Melina Merkouri, George Moustaki, Nana Mouschouri (Papadopoulou 2006). C’est dans ce contexte culturel riche et multidimensionnel que prend voix une littérature grecque francophone de la migration et de l’exil, particulière à la condition grecque, mais aussi portant sur l’expérience diasporique et la problématique du déracinement universelles, comme ceci s’affiche dans l’analyse de Efstratia Oktapoda-Lu sur les œuvres de Vassilis Alexakis, Mimika Kranaki, Marguerite Libéraki et Clément Lépidis (Oktapoda-Lu 2004).

Les nouveaux contours de la présence grecque au tournant du 21ème siècle

L’entrée de la Grèce dans la Communauté Économique Européenne en 1981 a changé les conditions d’accès des citoyens grecs en France, en parallèle à des processus de consolidation d’un marché économique commun, avec ses conséquences à long terme. La France semble être restée une destination privilégié pour des strates de jeunes étudiants – une étape indispensable pour un nombre de parcours professionnels (Panayotopoulos 1998). En ce qui concerne la migration, la crise économique récente ne semble pas avoir rendu la France une destination privilégiée pour les chômeurs grecs. Néanmoins, le rôle symbolique que la France détient en tant que terre d’accueil ne semble pas avoir dépéri dans l’imaginaire des Grecs en Grèce.

Dimitris Gkintidis | GreceHebdo.gr

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D.G.

 

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