"Le Voyage en Grèce" dans les années 1930 | Une revue-dialogue sur l'art, la littérature et l'archéologie

Publiée entre 1934 et 1939, la revue ”Le Voyage en Grèce” apparaît comme l’ une des aventures éditoriales les plus accomplies de l’entre-deux-guerres. Son contenu est indissociable des aspirations de son directeur Héraclès Joannidès, représentant à Paris de la société de tourisme Neptos, qui voulait « créer un lien entre la Grèce et ses voyageurs par l’intermédiaire des écrivains, des artistes et des savants contemporains ». Le résultat de cette exceptionnelle ouverture, qui eut pour effet de rapprocher le classicisme aux avant-gardes, dépassa de loin ce qu’on aurait pu attendre d’une entreprise à but initialement touristique.

La société Neptos, qui appartenait à l’armateur grec Léonidas Embiricos, organisait des croisières dans la Méditerranée sur les traces d’Ulysse (“Les escales d’Ulysse”) avec le bateau Patris II, suite à une proposition de Joannidès en vue de ressusciter le tourisme en Grèce. Prioritairement destinée aux passagers du Patris II ”Le Voyage en Grèce” faisait la promotion de ses itinéraires archéologiques, organisés sous le patronage des Musées nationaux et de l’École du Louvre.

Joannidès avec son ami et compatriote Tériade -qui est devenu le conseiller artistique du ”Voyage en Grèce” après avoir quitté le comité éditorial de la luxueuse revue d’art ”Minotaure”- ont fait dialoguer l’art, la littérature et l’archéologie dans un esprit de synthèse sans précédent, en faisant appel à des collaborateurs venus de tous les horizons : Le Corbusier, Giorgio De Chirico, Pierre Reverdy, André Derain, Gustave Fougères, Pablo Picasso, Georges Braque, Roger Caillois, Marguerite Yourcenar, Jean Charbonneaux, Jacques Prévert, Roger Vitrac, Henri Matisse, Hubert Pernot, Raymond Queneau, Fred Boissonnas, Michel Leiris, Pierre de La Coste-Messelière, Fernand Léger, François Mauriac, Jean Cassou, Waldemar Deonna.

“Le Voyage en Grèce”, été 1937 – Article et dessin par Jean Cocteau “la Grèce au Théatre”

Jamais autant de talents, d’une telle diversité, n’avaient été réunis, dans des pages soudées par l’esprit et par la perfection formelle. Français, dans leur majorité, mais également Suisses, les auteurs du ”Voyage en Grèce” édifièrent une arche incomparable en hommage à la civilisation hellénique, de l’Antiquité à l’époque contemporaine. Les noms de ces grandes personnalités des Arts et des Lettres figuraient pour la plupart sur la liste des passagers et des conférenciers de croisières de Neptos.

Le bateau Patris II a même accueilli en 1933, lors d’une croisière entre Marseille et Athènes, le 4e Congrès international d’architecture moderne (CIAM) sous l’égide de Le Corbusier aboutissant à la charte d’Athènes, un manifeste du fonctionnalisme en architecture et en urbanisme. Presque toutes les contributions au Voyage en Grèce se prêtent à un débat thématique complet : les articles de Le Corbusier offraient un point de vue remarquable sur l’architecture contemporaine posant un acte à la fois urbanistique et politique ; les articles archéologiques permettaient d’observer la circulation de l’information scientifique entre les deux guerres alors que les photographies donnaient l’opportunité d’étudier la diffusion d’un art nouveau. De plus, les textes littéraires et les collaborations artistiques permettaient d’analyser le rôle joué par la Grèce dans l’œuvre de chacun des écrivains et artistes concernés.

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Le Corbusier avec Jean Bossu sur le bateau Patris II lors du 4e Congrès international d’architecture moderne – Source: © gta Archiv / ETH Zürich (CIAM-Archiv)

En outre,” Le Voyage en Grèce” transmet une image de Grèce atemporelle, traditionnelle et authentique. A travers les photographies de la revue, la statuaire, l’habitat et les métiers traditionnels, la nature ainsi que la faune viennent compléter un répertoire iconographique mettant à distance les réalités contemporaines du pays. Force est de constater qu’à côté de son intérêt esthétique, Le Voyage en Grèce qui faisait la promotion de ses itinéraires archéologiques en Grèce inspirés par le progrès des fouilles dans les années 1930 rendrait un vrai hommage à la civilisation hellénique de l’Antiquité.

” Il est aujourd’hui incontestable que la Grèce, dans tous les sens et dans ses plus grandes dimensions, exerce depuis quelques années sur tous les esprits une définitive et nouvelle séduction. Cette néo-découverte, en rapport avec l’actualité artistique et les préoccupations lyriques de ce temps, permet d’entrevoir une autre chance d’évasion et aussi une source de rajeunissement dans les domaines de la pensée et de l’action. Le Voyage en Grèce, dans un but d’information et de libre critique, essaiera de créer un lien entre la Grèce et ses voyageurs par l’intermédiaire des écrivains, des artistes et des savants contemporains. Déjà dans ce premier numéro, nous portons à la connaissance de nos lecteurs quelques témoignages significatifs de l’esprit que nous essayons de déterminer. Que les auteurs de ces témoignages veuillent bien trouver ici l’expression de notre gratitude. ” LA REDACTION

“Le Voyage en Grèce” No1 – Printemps-Été 1934

La mise en page exemplaire du ”Voyage en Grèce” invite au rapprochement avec des chefs-d’œuvre de la typographie tels que “La Grèce par monts et par vaux” (photographies de Daniel Baud-Bovy et Fred Boissonnas, introduction et notes par Théophile Homolle et Georges Nicole) et “Des Cyclades en Crète au gré du vent” (mêmes auteurs), publiés respectivement en 1910 et 1919 aux Éditions d’Art Boissonnas à Genève. Il convient de souligner l’importance du rôle joué par les Suisses dans l’histoire de l’architecture (Le Corbusier) et de la photographie en Grèce (Boissonnas, Baud-Bovy, Deonna).

Si ”Le Voyage en Grèce” se présente incontestablement comme le plus luxueux des revues de cette période, il convient de le situer à la fois par rapport à l’univers artistique de ”Minotaure” et dans son contexte éditorial, et de se pencher (entre autres) sur “L’Acropole. Revue du monde hellénique“, fondée à Athènes par l’archéologue Charles Vellay, également directeur de la “Revue des Études homériques” ; sur “L’Hellénisme contemporain“, dirigé à Athènes par Henriette Avatanghelos ; sur “En Grèce”, l’édition touristique trimestrielle du Sous-secrétariat d’État grec pour la presse et le tourisme.

On ne peut pas ignorer d’ailleurs que ”Le Voyage en Grèce” malgré sa qualité exceptionnelle, elle fait inévitablement œuvre d’une sorte de propagande. À noter que le gouvernement grec avait déjà inauguré au début du 20e siècle une coopération avec la famille de photographe suisse Boissonas pour la promotion touristique, culturelle et commerciale mais aussi politique de la Grèce à l’opinion publique internationale à travers des images photographiques. Bien que Boissonas ait consacré une grande partie de son œuvre pour la promotion du caractère Hellénique des nouveaux territoires acquis durant cette période, son regard n’était pas nationaliste mais multiculturel. D’une façon ou d’une autre la question de l’image de la Grèce à l’étranger allait vivement préoccuper les gouvernements grecs dans les années à venir.

Si le défilé des sites archéologiques dans ”Le Voyage en Grèce” restitue un panorama fiable de l’état des fouilles dans les années 1930, le portrait de la Grèce contemporaine, celle de la dictature de Métaxas, ne se dessine qu’en creux. La publicité alimente la revue, qui se fait ainsi l’écho d’une vitrine de luxe où se découpent les façades de l’Hôtel de Grande Bretagne, de diverses banques et fabriques de cigarettes – sans oublier l’annonce du 31e Congrès International Olympique, pour fêter le 40e anniversaire du rétablissement des Jeux Olympiques.

Jamais comme en ces années pourtant très troublées par les pressions de l’actualité internationale, la Grèce ne fut l’objet d’une telle focalisation : elle a véritablement nourri le débat esthétique de l’Europe des années 1930. Les revues culturelles et artistiques françaises inspirées par ce débat constituent une des pages les plus riches – bien que méconnue – de l’histoire des liens franco-grecs.

Un dernier fascicule a été publié en 1946 sous le titre “Messages de la Grèce” s’ajoutant aux onze cahiers périodiques publiés entre 1934 et 1939 faisant l’éloge du pays pour sa résistance héroïque pendant la Seconde Guerre mondiale et la lutte du peuple grec pour la liberté.