Εn 2010, au moment où la crise commence à frapper de plein fouet la société grecque, deux universitaires-sociologues, Panayis Panagiotopoulos et Vassilis Vamvakas, procèdent à l’ édition d’ un lexique détaillé qui nous replonge dans l’ ambiance politique, sociale et culturelle des années ’80 à travers 264 entrées et un grand nombre de photos. Ιl s’ agit d’ une décennie transitoire sur tous les plans marquée par l’ arrivée pour la première fois au pouvoir d’ un parti socialiste (PASOK) guidé par le charismatique Andréas Papandréou. Suite au changement politique, (allaghi), on enregistre une répartition de ressources et des revenus considérable qui est à l’ origine d’une mobilité sociale ascendante et d’une prospérité sans précédent d’une classe moyenne de plus en plus nombreuse au moment où le surchauffage politique visible au moment de l’après dictature commence à reculer et le bipartisme (PASOK- Nouvelle Démocratie) se consolide. Cette consolidation va de pair avec la gestion des traumatismes de la guerre civile, la reconnaissance de la Résistance Nationale mais aussi avec un clientélisme diffus qui nourrit la corruption et le cynisme politique. Sur le plan social et culturel, on assiste à un individualisme galopant qui favorise l’économie du temps libre et des loisirs de toute sorte, l’hédonisme, le jeunisme, les nouvelles identités et les droits des minorités, mais aussi l’ esprit critique de contestation loin des partis politiques et parfois le goût pour les « hors-loi »- marginaux (voir à titre indicatif le nouveau tournant vers le Rébétiko) et les pratiques anomiques. A noter également le changement spectaculaire d’un paysage audio-visuel avec l’irruption des radios et des chaînes télévisées privées.
La Municipalité d’ Athènes organise à Technopolis (Gazi) et à la Fondation Onassis (Stegi) un grand retour vers les «eighties» grecques du 25 janvier au 12 mars. La « reconstitution » de la décennie s’opère à travers 18 kiosques qui correspondent à des sujets tels que la politique, la vie quotidienne, le cinéma, le vidéo, la technologie, l’habitat, la «librairie» des années ’80 etc. A l’affiche également toute une série de projections, workshops etc. qui nous permettent de mieux visualiser toute une époque.
Α propos de ce grand événement, GrèceHebdo* a parlé avec l’un des curateurs de l’expo, Panayis Panayotopoulos.
Pourquoi le recours au terme « décennie » et pas, par exemple, au terme « génération » comme élément d’interprétation ? Parlez-nous de la décennie comme outil analytique.
La décennie est un outil, une manière de mettre en perspective le temps historique. Οutil, en réalité, assez récent qui n’est pas toujours facile à utiliser. Par exemple, pour ce qui est des années ’70 ou des années’60, en Grèce, il faut prendre maintes précautions si l’on veut employer ce concept. On ne peut pas l’utiliser facilement parce qu’il s’agit de décennies « coupées en deux ». Il y a une décennie des années’40 (la guerre), des années ‘50 (reconstruction du pays etc). Il y a aussi la décennie des années ‘80 qui est une période à la fois assez compacte qui donne un sens général à quelqu’un qui veut revenir en arrière de manière critique et une période de transformation qui dispose de caractéristiques différentes de celle des années ’50 ou ‘70. A ce niveau là, et en mettant en perspective ce qui se passe par exemple en France (où on utilise aussi le terme décennie comme outil analytique) on a décidé, avec mon collègue VassilisVamvakas, de travailler sur cette décennie qui commence en réalité avec les élections de 1981 et l’accession du PASOK au pouvoir et se termine de manière fracassante en 1989-1991 avec l’effondrement du système de Papandreou.
On pourrait parler d’une décennie sud-européenne commune ?
Je crois que non parce que l’Italie par exemple a une trajectoire différente. Il y a toujours la possibilité propre à la science politique de mettre en comparaison le Portugal et l’Espagne qui ont peut-être plus de points communs avec la Grèce en ce qui concerne la transition d’un système autoritaire à la démocratie. Mais la Grèce vit une décennie assez intéressante, presque singuliere. C’est une décennie où la Grèce se tourne d’ un côté sur elle-même (au niveau politique et idéologique) et reproduit ses normes et ses structures particulières. De l’autre côté, la vie quotidienne, les modes de vie, la culture consummeriste vont etre informées par les tendances globales de la culture capitaliste et démocratique qui se déploient dans le monde Occidental. On peut parler d’un double jeu : au niveau politique, la Grèce reste coincée dans son archaïsme et au niveau du quotidien, de l’expérience vécue, de la sexualité, des modes de vie, du pluralisme culturel, il y a une mise en phase avec ce qui se passe dans le monde, en Europe et aux États-Unis.
On pourrait parler d’un éclatement tardif de mai ’68 dans les années ’80 en Grèce ?
Je ne crois pas qu’il y a retour sur mai’ 68, mais il y a tous les processus d’individualisation, de mise en valeur de soi, de promotion du bien-être personnel qui commencent à fonctionner. Au niveau politique bien entendu, le collectif reste très puissant. On voit là la formation d’une double identité grecque avec deux dynamiques : les mêmes personnes qui expriment l’emprise du collectif, de l’appartenance politique, du clientélisme, de l’étatisme commencent- en parallèle- à fonctionner comme des êtres pluralistes, hédonistes et comme récepteurs du message capitaliste, consumériste de l’Europe. Et on se trouve dans une configuration double qui va fonctionner de manière paradoxale jusqu’à la crise au moins. C’est à dire, la construction d’une personnalité grecque qui est double, qui est le fruit d’un brassage entre quelque chose d’assez traditionnel et quelque chose d’hypermoderne.
Par rapport à ce qui se passe en France dans les années ’80 – vous voyez des différences, des points communs ?
Oui, il y a des points communs, par exemple la mise en valeur de la culture jeune, la mise en œuvre de politiques sociales ainsi que la construction de certaines conceptions communes de ce qui pourrait être l’Europe. Mais il y a aussi des différences majeures : le clientélisme et l’étatisme grec n’ont pas d’équivalent. Et puis la politique française c’est une politique d’un grand pays, tandis que la Grèce est un petit pays qui essaye de se frayer un chemin dans une première phase de mondialisation à mon avis, sans vraiment réussir.
Parlons un peu de l’expo que vous avez préparé à Gazi. A qui s’adresse cette expo ?
Cette exposition s’adresse au grand public. Elle à comme ambition de faire tomber les barrières symboliques et de rendre les frontières de la distinction culturelle un peu plus perméables. Il y a à Athènes ces dernières années des manifestations culturelles très importantes certes. Mais au niveau des expos, de la science et des arts, elles s’adressent en général à un public restreint, une communauté d’avertis. Notre exposition expo s’adresse donc à un public plus large, plus populaire qui pourra faire un travail sur soi à travers une expérience commune, l’expérience des années ’80. On s’adresse en réalité aux classes moyennes dans leur conception la plus large, qui sont le fruit des années ’80, aux classes populaires. On essaie de parler à ceux qui ont vécu cette décennie, les gens de notre génération qui sont actifs aujourd’hui, mais aussi à un public jeune qui entend les echos de notre passé, de la vie de ses parents et c’est précisèment ce public qui ressent qu’il existe là quelque chose d’intéressant.
C’est une expo nostalgique ?
Non, ce n’est pas ça. A la limite, on essaie d’utiliser la nostalgie au niveau de la communication mais sans plus. Il y a forcement des moments nostalgiques comme par exemple, la reconstruction d’un appartement des années ’80 construit par une équipe d’architectes menée par Kostas Tsiambaos. Le visiteur aura l’occasion d’entrer dans une bulle et cela pourrait être nostalgique, mais en même temps il y le contraire de la nostalgie parce que cet appartement peut donner une double impression : celle d’être très proche de cette époque et celle d’être à la fois très loin.
Qu’est ce que vous espérer inspirer aux gens qui vont visiter l’expo ?
On veut provoquer un sentiment d’être ensemble, malgré nos antagonismes et nos rivalités. En d’ autres termes, on tentera de remettre dans le débat public l’idée d’une société où les citoyens malgré leurs antagonismes culturels, de classe, politique et idéologique peuvent coexister. On voudrait éventuellement exprimer tout cela dans une perspective progressiste, bien grand mot je dois l’avouer. Il y a aussi une ambition de redonner de la valeur symbolique et culturelle aux classes moyennes qui ont été pendant très longtemps laissées de côté par les scientifiques et décriées par les élites culturelles, et qui bien entendu sont désormais en péril économique et social. Alors notre ambition est de donner à chacun l’occasion de se “relocaliser” dans cette période historique qui est une période non seulement d’antagonismes et de confrontations mais aussi de vivre ensemble. Autrement dit, on essaie de retourner trente ans en arrière pour pouvoir faire des projections vers le futur.
Est-ce qu’un étranger peut visiter l’exposition? Que pensez-vous qu’il pourra comprendre de ce qui est de la Grèce moderne ?
L’exposition est bilingue. On espère qu’un étranger va voir un aspect d’une certaine modernité de la Grèce contemporaine qui n’est pas évidente, une certaine créativité aussi. On espère qu’il réussira à ressentir certaines tranches de l’expérience vécue qui sont en opposition à l’expérience européenne. Par exemple, la connivence de l’État grec de l’époque Papandreou avec le terrorisme arabe. Essayer aussi de voir les formes d’avant-garde culturelle et celles d’un quotidien qui entre dans la modernité consumériste à sa propre facon. De plus, voir comment la Grèce s’incorpore dans la culture consumériste à travers soit la musique, soit le monde des objets ou encore le monde du sport ou de la culture de masse, cela aussi pourrait être intéressant pour un visiteur étranger. Encore, on peut voir des formes de l’expérience populaire (un pavillon très intéressant sur les formes d’expression de classes populaires qui sont différentes du consumérisme des classes moyennes).
Comment avez-vous collecté les pièces exposées ? Comment les avez-vous classifiées ?
On a travaillé à plusieurs niveaux : avec des collections publiques/privées qui nous ont prêté des pièces, mais on a fait aussi, et surtout, un travail avec les citoyens qui a porté ses fruits : près de 70% des pièces qui vont être mises en valeur et présentées dans notre exposition, sont des objets que jusqu’il y a quelques semaines, étaient enfermés dans les armoires des maisons. Et là il y a un travail de mémoire effectué par les citoyens eux-mêmes en collaboration avec nous. Et c’est un travail de mémoire sur certains objets qui ont était sauvegardés et qui sont apparemment les signes, les objets de la mémoire historique de l’ascension sociale. C’est-à-dire, les gens qui nous prêtent les objets nous disent : « C’est quelque chose que j’ai gardé parce que j’ai pu l’acheter avec beaucoup de difficulté et j’étais très fière, parce que c’était une marque de mon ascension sociale.”
Parlez nous un peu de l’ascension sociale. Selon vous, quels sont les changements les plus frappants dans la société grecque des années 80 ?
On constate pendant cette période-là, le phénomène de l’ascension sociale de masse, c’est-à-dire la constitution d’une classe moyenne qui se situe de plus en plus en opposition avec le travail manuel et qui entre graduellement dans les réseaux étatistes. Cette nouvelle classe arrive à organiser une vie nouvelle, moderne, mais sur des fondements économiques tout à fait pourris. Là se trouve la grande opposition dont personne ne veut pas parler : comment avoir une société démocratique, axée sur la classe moyenne consumériste, sans avoir une économie compétitive. C’est quelque chose qui commence dans les années ’80 et qui reste, même aujourd’hui, un sujet qui n’est pas débattu. Et là on voit que l’histoire d’ascension sociale très rapide et très massive qui commence dans les années ‘70 mais s’accélère de façon spectaculaire dans les années ‘80, est une histoire qui en réalité pose des problèmes qu’il faut discuter. Mais d’autre part –et c’est là une forme de justification de la politique du PASOK et de Papandreou- il faut admettre que la classe populaire des années ‘50-’60 se trouvait à côté de la société de consommation et de la vie politique démocratique. On ne peut pas dire qu’elle était totalement marginalisée, mais elle n’était pas vraiment intégrée dans la vie culturelle et consumériste non plus. Papandreou comprenait qu’il fallait changer cela. […]
On n’a pas vu cela un peu dans les années ‘60 de Grèce ?
Dans les années ‘60 en Grèce on peut voir une libération des mœurs, une ascension de certains concepts, mais qui reste très élitiste. Par contre, dans les années ‘80, on constate la démocratisation de l’expérience individualiste, hédoniste, du temps libre, de la culture jeune, de la culture rock, d’une certaine libération sexuelle, des identités, des sous-cultures, des formes de tribalisme aussi. Au cours de cette décennie tout cela se passe d’une manière télescopée en Grèce.
Et le « kitsch » est né à cette époque –là ?
Le kitsch est quelque chose qui en réalité n’existe pas, c’est une manière des classes dominantes au niveau culturel de s’opposer à ou de stigmatiser l’ascension de la classe populaire. C’est une manière de mépriser et de se démarquer de celui qui tente de prendre notre place, où de «s’incruster dans notre classe”. Le kitsch est le fruit d’une ascension sociale très rapide qui n’arrive pas à s’ajuster avec des modes de reconnaissance culturelle.
La décennie‘80 c’est aussi la décennie de la transgression et du culte de l’anomie…
Il s’agit là d’une critique de droite selon laquelle la société commence à se défaire à partir des années ‘80 et c’est le populisme de Papandreou qui commence à défaire la société. Lorsque cette critique est énoncée on ne parle pas de ce qu’était la Grèce avant. Alors la Grèce avant était aussi une société de clientélisme mais qui était plus cloisonné. Alors que dans les années ‘80 on a un clientélisme totalement décloisonné et décompléxé. Je ne suis pas d’accord avec ce genre de descriptions foncièrement négatives parce que je pense qu’il faut mettre les années ‘80 dans la perspective des méfaits ou des problèmes de la démocratie de masse. Et je ne crois pas qu’il y ait de démocratie de masse sans anomie, sans problèmes, sans corruption. Il y a eu bien sûr des politiques catastrophiques dans les années ‘80 (dans le domaine de l’éducation par exemple) mais je préfère plutôt résumer ainsi : le PASOK a donné des mauvaises réponses aux bonnes questions. Mais la description paradisiaque de la Grèce des années ‘60 et ‘70 pose aussi problème.
Quel est le rapport entre Athènes et la province dans les années 80 ?
Ces deux termes sont décrits et sont mis en opposition et commencent à se poser en problème. La migration interne se stabilise et on a une province assez coupée de la vie athénienne. Les années ‘80 sont intéressantes parce que justement cette question de la disparité des modes de vie commence à être posée. Dans les années ‘80, on ne peut pas parler de deux mondes différents, mais il n’existe pas non plus un mode de vie commun. En somme, je crois que dans les années ’80, on a encore de grandes différences entre Athènes et la province mais qui commencent à être considérées comme une question cruciale.
On pourrait affirmer que la décennie vous exerce une certaine fascination par rapport à d’autres décennies ?
Il y a évidemment des raisons liées au vécu personnel qui ne sont pas intéressantes pour un entretien. Mais c’est la période où se nouent les liens sociaux d’une nouvelle société. La société grecque moderne démocratique est tissée, organisée dans les années‘80 et pas dans les années ‘70. Par ailleurs dans la Grèce des années ‘80 la société change rapidement : télévision couleur, plusieurs sources d’information/ chaines, journaux etc., images publicitaires, life style etc. Tout cela constitue un mode d’ajustement avec le monde capitaliste qui donne une nouvelle place à l’individu en Grèce et cela est un élément très importante à noter. Cette forme de mise en valeur de l’individu va de pair avec une puissance encore importante de l’État, du collectif et de la politique. Il s’agit d’une culture individualiste de masse, qui va fonctionner de manière paradoxale pendant plusieurs décennies jusqu’à aujourd’hui.
* Entretien accordé à Costas Mavroidis et Magdalini Varoucha
INFOS PRATIQUES
Durée: 25.1.2017- 12.3.2017
Adresse: Technopolis, Gazi (100, Rue Piraeus, 11854, Athènes)
Horaires de visite: Mardi –Vendredi 12.00 – 20.00, Samedi et Dimanche 10.00 – 22.00
Entrée: 5 euros
VIDEO: LE GRAND CONCERT DE LOYKIANOS KILAIDONIS (15.7.1943-7.2.2017) A VOULIAGMENI, 25 JUILLET 1983