La Galerie Municipale d’Athènes constitue l’un des musées les plus importants dans le domaine de l’ art grec moderne et contemporain, avec plus de 3.000 œuvres inclues dans sa collection permanente. Fondée en 1914 elle a changé plusieurs fois d’édifice et elle se situe, actuellement, dans un complexe de deux bâtiments sur la place Avdi, au quartier de Metaxourgeio. Outre son exposition permanente, plusieurs expositions temporaires et des événements y sont, fréquemment, organisés.
En 2015, Denys Zacharopoulos a été nommé conseiller artistique de la municipalité d’Athènes, responsable de sa politique culturelle, notamment de la direction de la galerie municipale. Historien d’art renommé, critique et écrivain, Zacharopoulos a collaboré en tant que conservateur avec un certain nombre d’institutions prestigieuses à l’échelle internationale.
Notre bulletin anglophone ‘’Greek News Agenda’’ a rencontré Denys Zacharopoulos dans les locaux de la Galerie, pour parler du rôle de l’État dans la protection et la promotion de la culture, de la mission des musées publics, du caractère politique de l’art et de la différence que l’art peut apporter dans la vie de chacun. Zacharopoulos a aussi présenté le programme d’exposition de la municipalité pour 2018.
Le programme 2018 débute par une exposition sur l’artiste Spyros Papaloukas. Aimeriez-vous nous en dire quelque chose?
Il s’agit d’une exposition sur Papaloukas non pas en tant que peintre, mais en tant que consultant artistique puis directeur de la Galerie municipale d’Athènes, de 1940, date de sa nomination, jusqu’à sa mort en 1957. Nous avons toutes les archives pour chaque transaction, chaque œuvre achetée par la Galerie à cette époque, tous les documents et lettres montrant quels achats il a personnellement endossés et activement promus, et lesquels ont été imposés soit par le maire, par les circonstances ou même par les Allemands pendant l’occupation nazie. Ils illustrent les différentes difficultés rencontrées par quelqu’un dans son poste, les efforts pour concilier différents objectifs et intérêts, et les meilleurs choix avec des options limitées. Cela a à voir avec l’histoire des musées et la manière dont les événements historiques affectent leurs collections.
Dans l’art des premières décennies du XXe siècle, nous rencontrons la notion de « grécité » – le sens de la véritable identité grecque. N’est-ce pas vrai pour les œuvres de Papaloukas aussi?
Papaloukas ne s’est pas embarqué dans une quête du vrai sens de la grécité, comme l’ont fait les artistes qui ont suivi. Il venait d’un village et a commencé à aider en tant qu’enfant avec des peintures religieuses dans les églises. Il a ensuite obtenu une bourse d’études et a étudié l’art en Grèce et à l’étranger. Pour lui, comme pour Konstantinos Parthenis et d’autres artistes de la génération 20, la grécité n’est pas une notion abstraite – comme c’est, à mon avis, pour la génération des années 30 – mais plutôt un voyage à travers la Grèce, comme il avait fait, voyageant et peignant dans tous les endroits possibles. Ce n’est pas une recherche d’identité, mais simplement une appréciation des caractéristiques naturelles de cette terre, en mettant l’accent sur la lumière, un aspect très important de la peinture. Les différences dans les paysages et la lumière naturelle font changer les œuvres de Papaloukas, selon le paysage de la région de Grèce où il peint à chaque fois.
Qu’en est-il des artistes grecs contemporains? Peuvent-ils rivaliser avec ce passé récent?
C’est une question de contexte. Vous voyez, à l’école j’étais considéré comme grand, mais comparé aux enfants aujourd’hui, je semblerais être plutôt petit. Ainsi, la taille est une mesure relative, et elle est vue différemment dans chaque période. De même, les gens, et en particulier les artistes, ont besoin de voir le monde avec de nouveaux yeux à chaque fois et de le redéfinir. En Grèce, je crois que nous avons beaucoup de chance: ayant vécu une série de crises, un grand nombre d’intellectuels ne perdent pas l’espoir et il y a aussi beaucoup de jeunes gens vraiment talentueux, même si beaucoup d’entre eux choisissent de travailler à l’étranger, à cause des difficultés rencontrées dans notre pays aujourd’hui.
Vous avez déclaré auparavant que les institutions, publiques et privées, peuvent à nouveau faire partie intégrante de la vie culturelle, surtout dans ces moments-là.
Dans le marché mondialisé d’aujourd’hui, les solutions ne peuvent être trouvées que via la coopération. L’État doit collaborer avec les autorités régionales -municipalités, communautés, etc. – et avec les membres du secteur privé. Il est d’une importance capitale pour un Etat de protéger et de promouvoir la culture. Dans ma génération, c’était le but premier de vouloir faire partie de la Communauté européenne: savoir que la culture, la civilisation et l’intérêt public – comme dans l’éducation gratuite – seraient protégés contre la brutalité.
Vous êtes donc particulièrement intéressé par la sauvegarde du caractère public de la Galerie.
Je suis fier de dire que toutes les installations culturelles municipales offrent l’entrée gratuite. L’année dernière, pour l’exposition Maria Lassnig, nous avons collaboré avec Hans-Ulrich Obrist, directeur artistique des Serpentine Galléries à Londres, où l’entrée est gratuite aussi. Lors de la conférence de presse, il a partagé une histoire au sujet du conducteur d’un taxi qui l’a conduit, qui a parlé avec beaucoup de tendresse de la Serpentine. Pas un fan d’art lui-même, il avait emmené sa fille de quatre ans pour aller aux toilettes pendant une promenade dans le parc avec elle, plusieurs années auparavant. Il a choisi le lieu simplement en raison de l’entrée gratuite. Après, la petite fille ne partait pas, fascinée par l’œuvre d’art qui l’entourait. Elle termine actuellement ses études supérieures en architecture et son père attribue son succès aux galeries Serpentine.
Ma génération avait cette mentalité de sortir, se promener à Athènes, mais les jeunes d’aujourd’hui ne le font pas souvent. Alors, comment pourriez-vous les attirer, si vous ne le rendez pas au moins un peu plus facile pour eux? En grandissant, ce qui m’a vraiment aidé c’était l’exposition à une multitude de stimuli – bâtiments, peintures, conversations, musique, films. Je ne comprenais pas toujours ce que j’entendais ou regardais, et pourtant cela a façonné ma vie. Il s’agit d’apprendre à ne pas avoir peur de ce que vous ne comprenez pas.
Vous avez investi dans l’aspect éducatif de la galerie municipale.
Nous avons une série continue de programmes éducatifs, tels que des visites guidées données par de nombreuses personnes différentes, y compris le conservateur de la galerie et moi-même. A l’occasion de l’exposition Alexis Akrithakis, par exemple, nous avons programmé des discussions ouvertes hebdomadaires, chaque fois avec deux des connaissances du peintre, allant de son médecin, son galeriste et sa fille à ses collègues et collaborateurs, au sujet de son art et le sens des expositions que nous présenterons.
Est-ce que cette finalité éducative dicte certains des choix dans le calendrier de la galerie?
Tout d’abord, je crois qu’un espace culturel est par principe lié au public et vise à offrir à chaque visiteur une nouvelle perception. Le public est extrêmement diversifié, de différents groupes d’âge, ainsi que des antécédents culturels et éducatifs, et vous devez vous adresser à chacun d’entre eux, pas seulement aux connaisseurs. Je ne cherche cependant pas «le visiteur moyen», fixant arbitrairement la barre à un certain niveau. Avec chaque exposition, nous devons essayer d’attirer les gens, et cela ne se réfère pas au guidage et à l’information fournie, mais aussi à la conception efficace d’une exposition.
Dans une exposition que j’avais organisée il y a de nombreuses années en France, nous avions organisé une série de performances musicales en utilisant les expositions comme toile de fond, et les spectateurs ont fini par contempler l’œuvre. Vous n’avez pas nécessairement à fournir des informations abondantes, de peur que l’audience manque ou ne comprenne pas quelque chose. Les gens doivent aussi apprendre à simplement regarder sans aucune instruction, à regarder, même à s’attarder et à ne rien faire.
Comme vous l’avez mentionné plus haut, beaucoup de jeunes intellectuels choisissent aujourd’hui à quitter le pays. Vous avez eu une carrière illustre à l’étranger, principalement en France, et pourtant vous avez décidé de retourner en Grèce.
C’était fondamentalement une coïncidence. D’une certaine manière, vous ne «perdez» jamais votre patrie. Si je me souviens bien, Carlo Ginzburg – un historien italien en visite à Athènes il y a quelques années – a été interrogé au cours d’une conversation ouverte à l’école italienne sur sa perception de l’identité ethnique: il est né en Italie d’un père russe-juif, et plus tard a vécu aux États-Unis pendant de nombreuses années. Il a répondu que, à un certain moment, il avait compris que (sauf remarques racistes), il ne voyait pas d’inconvénient à critiquer un pays ou une nation proche de lui, sauf l’Italie. Il estimait qu’il pouvait critiquer l’Italie, mais devenait défensif quand quelqu’un d’autre le faisait. C’est comme un parent: vous allez réprimander vos enfants, mais vous ne tolérerez pas qu’un étranger les gronde ou dise du mal d’eux.
C’est ce que j’ai toujours ressenti à propos de la Grèce, même après avoir reçu la nationalité française. Lorsque j’ai démissionné de mon poste au ministère de la Culture en 2000, c’était en partie à cause du climat politique de l’époque – je pouvais voir que l’extrême droite était en hausse et, en fait, moins de deux ans plus tard, Le Pen et Chirac se confronteraient au dernier tour des élections – et en partie à cause de questions familiales, suite à la mort de mon père. Bien sûr, à l’époque, les choses allaient bon train pour la Grèce, à plusieurs niveaux, mais se sont avérées différemment plus tard. Je n’ai cependant jamais regretté ma décision, car je n’ai jamais senti autant français que grec; profondément enraciné et intégré dans la société grecque, me sentant naturellement chez-moi ici.
Donc, les raisons de ce changement étaient partiellement politiques. Dans une interview plus ancienne, vous avez déclaré que l’art est de facto politique, parce que c’est une forme de discours public
Je crois cela profondément. C’est comme le mariage ; il peut y avoir un aspect métaphysique – ou non – mais ce qui est indéniable, c’est sa signification en tant qu’acte politique. Rappelez-vous, quand je dis «politique», je ne parle pas d’art politisé. Au cours des premières décennies qui suivent sa création, une œuvre d’art est soumise au droit d’auteur mais, une fois entrée dans le domaine public, une fois qu’elle fait partie du patrimoine culturel, elle est protégée contre la destruction. C’est un bien public, destiné à une exposition publique.
Mon musée préféré est toujours la «galerie» de mon enfance: errant dans les rues, je tombais souvent sur une œuvre d’art, vue à travers une fenêtre ouverte. À cette époque, si le propriétaire me voyait regarder l’œuvre d’art, il m’invitait parfois à regarder de plus près et à donner des informations sur l’œuvre et l’artiste. C’est la mission que doit remplir un musée pour fonctionner, comme une fenêtre ouverte entre la vie privée et la vie publique des gens.
C’est pour moi la pierre de fondation de la galerie municipale. C’est pourquoi j’accorde une telle importance à la gratuité, comme je l’ai déjà dit. L’art peut vous libérer, il peut faire ressortir vos sentiments les plus intimes, vous apporter une grande gêne ou un grand confort. C’est un remède politique, et le remède le plus puissant contre la bassesse et la vulgarité, c’est le meilleur substitut de drogue, capable de vous donner les hallucinations les plus frappantes. L’art aurait pu être l’élixir le plus puissant de notre société, si seulement nous avions reconnu son importance et son potentiel, au lieu de le traiter comme un ornement. C’est une fenêtre sur le monde et c’est la responsabilité de l’État de l’ouvrir au public. Comme vous pouvez le voir, les gens dans notre pays deviennent de plus en plus introvertis, par peur. Je souhaite que plus d’entre eux aient l’opportunité de s’ouvrir à travers l’art.
Propos recueillis par Nefeli Mosaidi| GreekNewsAgenda
Traduit par Nicole Stellos