Αrticle écrit par Dido Lykoudis.
Dido Lukoudis est comédienne et metteuse en scène travaillant en France depuis 1969. Hellène d Éthiopie, elle garde des liens très fort avec ce pays où elle est née et y a passé toute son enfance et adolescence. Elle y retourne régulièrement pour enseigner la tragédie grecque dans les universités éthiopiennes. Chargée de mission pour l’ AFAA Ministère des Affaires Étranges Française elle a développé durant cinq ans, de 1992 a 1997 le département de Théâtre à l’ Université d’ Addis Abeba. Pour son spectacle, “Requiem pour vagabonds, Arthur Rimbaud et les Grecs de Harar”, elle a travaillé sur la correspondance d’ Arthur Rimbaud et plus précisément ses lettres d Aden, de Harar ainsi que le Rapport de l Ogadine.
Marseille, juillet 1891, Hôpital de la Conception. Le poète Arthur Rimbaud, atteint d’un cancer des os, reçoit plusieurs lettres de ses amis grecs de Harar (Éthiopie) où il vécut 10 ans de 1881 à 1891. “Vous m’annoncez qu’on vous a coupé votre jambe et ça m’a frappé beaucoup ainsi que toutes vos connaissances du Harar. J’aurais préféré qu’on me coupe la mienne plutôt que la vôtre. Enfin, je vous souhaite une bonne guérison… Moi, aussi dépit que vous et parti du Harar, je crois que j’ai perdu le monde. Je ne sors jamais de chez moi…” écrit Dimitri Rhigas. “Mon cœur est plein de douleur”, ajoute quant à lui, en italien, Sotiro Chriseos.
Ils avaient bien compris, ces petits Grecs de la diaspora, que leur ami était un être incandescent, un génie pur. Savaient-ils qu’il était poète ? Parmi les plus grands de la poésie universelle ? Ce dont on est sur, c’est qu’ils étaient proches, qu’ils partageaient aventures, récits, rêves ! Ils parlaient du futur, évoquaient avec Sotiro leur désir de faire venir une épouse “du pays”. Ils échangeaient sur les religions qu’ils côtoyaient – l’Église copte éthiopienne, l’islam chiite de la corne africaine mais aussi sur les religions païennes des nombreuses peuplades présentes sur place. Ils parlaient plusieurs langues : l’arabe, l’amharique, le somali, l’oromo, l’italien, le français, mais aussi le grec qu’apprenait Arthur Rimbaud. On a tort de parler de solitude.
Ne confondons pas l’ennui viscéral dont s’est toujours plaintRimbaud depuis sa tendre enfance avec un isolement subi. D’après ses lettres, on s’aperçoit qu’il est toujours occupé, pressé”, en mouvement. S’il a vécu si longtemps sur ces hauts plateaux abyssins, si son dernier vœu était d’y retourner, c’est qu’il y avait trouve des amis, une compagne de passage, des amours, des intérêts intellectuels qui le comblaient. Quant à ses plaintes, ne sont-elles pas une manière de chanter, comme il l’écrit d’ailleurs à sa mère ?
Arthur Rimbaud est né le 20 octobre 1854 à Charleville-Meziere, dans les Ardennes, près de la frontière avec la Belgique, d’un père militaire et d’une mère propriétaire terrienne. Son père, Frédéric, les abandonne quand Arthur a 7 ans et coupe définitivement tous liens avec sa famille.
Ce traumatisme de l’abandon, ce manque du père sera la blessure indélébile de Rimbaud. Toute sa vie est marquée par cette absence. Vitalie, mère courage, élève seule ses enfants. Elle leur donne une éducation solide, catholique et exigeante. Arthur est un enfant précoce, brillant. Et lui, qui voulait que la poésie sauve l’Homme, arrête d’écrire à 19 ans quand il prend conscience des limites de cette dernière. Pour Arthur Rimbaud, elle n’est nullement une fin en soi, mais un moyen de permettre à l’humain de s’élever. Il brûle donc ses poèmes. Nous n’avons conservé que les textes sauvés par sa famille, par ses amis, éparpillés ici et là.
Néanmoins, il aura contribué à ouvrir la voie de l’écriture contemporaine. De Picasso à Cocteau, de la Beat Génération américaine à Patti Smith et à Maurice Bejart, mais aussi de Manos Hadjidakis à Nikos Gatsos, son influence est universelle. Arthur Rimbaud part. Il erre, il voyage à travers le monde. De Java à Stockholm en passant par le Cap, mais aussi à Alexandrie, à Chypre, à Aden, en Éthiopie.
En avril 1881, il arrive à Harar sur les hauts plateaux de la corne de l’Afrique pour diriger le comptoir d’Alfred Bardey avec son collègue Constantin Rhigas. La ville de Harar est la quatrième ville sainte de l’Islam chiite. Avec ses remparts percés de cinq portes, ses 90 mosquées, ses 25 000 habitants et ses 10 000 maisons, elle est interdite à tout non-musulman jusqu’à l’occupation égyptienne de 1875.Cette occupation est appuyée par les Anglais installés en Somalie. Arthur Rimbaud et Constantin Rhigas entrent dans la ville par “Bab El Fouta”, la porte de La Conquête. À leur arrivée, on compte deux maisons grecques, Efthymios Dimitris et Christos Moussaia, ainsi que Manolis et Sotiris Charalambous. Constantin Rhigas, quant à lui, fera venir ses frères et ses cousins d’Eubée. Très vite, son ami Sotiro Constantin Chriseos viendra travailler avec lui. Arthur Rimbaud le photographie dans un jardin de bananiers et envoie ce cliché à sa mère. En 1890, au départ de Rimbaud sur sa civière, la ville compte plus de 40 000 habitants, dont 200 Européens et parmi eux 60 Grecs !
En 1884, Sotiro, habillé en arabe et ce faisant appelé Hadj Ali Abdollah, part en exploration dans l’Ogadine. C’est le premier blanc à pénétrer ces territoires hostiles. Rimbaud transcrira l’aventure de Sotiro dans une langue claire, précise, scientifique, sans fioritures lyriques ou romanesques. Le rapport sera édité par la Société de Géographie à Paris, signé Arthur Rimbaud. Les autres rapports de Rimbaud, édités, tant dans le Bosphore Égyptien du Caire que dans la revue de la Société de géographie en France – et certainement d’autres articles qu’il aurait écrits pour des journaux métropolitains – ont influencé l’Hexagone.
Rimbaud préconise que la France se lance dans la construction d’un port à Djibouti plutôt qu’à Obock. Il est le premier à conseiller la création d’une ligne ferroviaire de Djibouti à Harar. Elle sera terminée en 1917, passant par une ville-étape que les Français ont construite entre temps, Dire Dawa, afin d’éviter les hauts plateaux entourant le Harar. Elle aura son terminus à Addis-Abeba. En France, personne ne fait le rapport entre le poète, qui commence déjà à être admiré à Paris et ses écrits venus d’Afrique. Ses amis publient “Les Illuminations” de “feu Arthur Rimbaud” le glorieux défunt. Par un pur hasard, son patron, Alfred Bardey lui remet à Aden, un recueil. Il le suivra dans sa malle jusqu’à Marseille.
En 1884, les Égyptiens, battus par les Mahadistes soudanais, se retirent de la mer Rouge. À Harar, les Anglais remettent au pouvoir le terrible émir Abdulahi. Ils instaurent un islam violent, faisant régner la terreur. En 1887, l’Emir fait massacrer une caravane, tuant 6 personnes. Parmi eux, le conte Porro, diplomate italien, ainsi qu’un marchand grec. L’Empereur Menelik profite de l’occasion. Il prend de cours les Anglais et entre triomphalement dans Harar en janvier 1887. Un an plus tôt, en 1886, Arthur Rimbaud se lançait dans une aventure qui durera deux ans, la vente d’armes à ce même Menelik. Ce commerce a été entrepris en connaissance du Ministère des Affaires étrangères française. Ainsi, le poète sympathisant de la Commune Arthur Rimbaud, qui fréquentait à Paris les cercles supportant la guerre d’indépendance de la Grèce et des Balkans, lui qui aurait participé aux rencontres en mémoire du peintre Delacroix, qui connaissait le poème de Victor Hugo sur les massacres de Chios, aura aussi participé à la lutte victorieuse de son ami Menelik contre les assauts des Italiens et de leurs alliés dans la région, l’Angleterre. La rencontre avec Menelik se fera en février 1887 à Entoto.
Sotiro Constantin Chriseos, originaire de l’île Agios Efstratios, photographié par Arthur Rimbaud à Harar en 1883. Le combattant grec Giorgis Ganotakis, originaire de Lindos à Rhodes, dit Giorgos Fotis ou Giorgas Balabaras. ce dernier combattit avec l’armée de l’Empereur Menelik contre les Italiens à la bataille d’Adoua
Aurait-il aussi rencontre à Entoto Giorgos Fotis, ce grand guerrier grec qui a combattu aux côtés de Menelik contre l’envahisseur italien lors de la bataille d’Adoua en 1896? Aurait-il rencontré le docteur grec de Menelik, Parisis? A Marseille, sur son lit de mort, Arthur Rimbaud recevra une lettre amicale et affectueuse de cet empereur, grand héros du 19e siècle.
En 1935, les Anglais, enlisés dans l’échec pour avoir misé contre Menelik et supporté l’Empereur Yohannis, œuvrent en coulisse. En 1935, un auteur irlandais, Eddie Starkie, sans asseoir ses écrits sur des preuves, écrira qu’Arthur Rimbaud aurait fait du commerce d’esclaves. Une absurdité, quand on connaît le fonctionnement de la traite des esclaves en Éthiopie. Cette dernière est faite par les Arabes, notamment par Abou Bakr et ses douze fils qui habitent le long de la côte de la Mer Rouge, entre Tadjoura et Zeila. Ils ont le monopole exclusif des esclaves et celui des caravanes. Ils gèrent d’une main de fer ce fructueux trafic. Ne pouvaient être pris et revendus comme esclave que les chrétiens et les païens. Ce serait d’ailleurs l’une des raisons de l’islamisation de toute l’Afrique, un moyen de se soustraire à cette traite. L’Église éthiopienne, quant à elle, interdisait formellement le commerce d’esclaves, mais permettait l’achat d’être humain. Le maître n’avait donc pas le droit de revendre ou de céder son esclave. Il est donc erroné d’avancer l’idée qu’un Européen, chrétien de surcroît, implanté dans le pays et respecté par les Abyssins, ait pu faire ce commerce.
À Marseille, les lettres de Sotiro Chriseos et celles de Dimitri Rhigas nous renseignent sur cette terrible année 1891 à Harar. Une famine épouvantable tombe alors sur la ville. Ras Makonen, le gouverneur abyssin de Harar et père du futur empereur Haile Selasie, ordonne à son chef de police, un certain Papadopoulos, de faire exécuter tous les parents qui auraient “mangé leur progéniture”. La fièvre typhoïde et la malaria font alors des razzias sur la ville et sur la région.
Le 9 novembre de la même année, Arthur Rimbaud dicte sa dernière lettre. Elle est destinée au capitaine du navire des Messageries Maritimes qui mouille à Marseille. “Monsieur le Directeur … Je suis complètement paralysé : donc je désire me trouver de bonne heure à bord, dites-moi a quelle heure je dois y être transporté ?”Arthur Rimbaud meurt à l’aube, le 10 novembre, à 10 h du matin. Celui qui écrivait à 19 ans dans “Les Illuminations” : “Moi, pressé de trouver le lieu et la formule” avait incontestablement trouvé le “lieu”, ce bateau ivre des abysses, l’Abyssinie.
Roches, dans les Ardennes. Fin 1891.
La mère de Rimbaud reçoit de Harar, une lettre de condoléances de Constantin Rhigas. Ce dernier termine sa missive en annonçant que son frère, Dimitri Rhigas, serait mort le 13 novembre 1891 de la fièvre typhoïde à Harar, trois jours après Arthur. Quant à Sotiro Chriseos, nous savons qu’il s’était définitivement installé a Zeila, qu’il aurait construit sa maison face a l’Océan Indien et qu’il aurait fait fortune. A-t-il fait venir une épouse grecque ? Quand s’est-il éteint ? Le mystère reste entier.