Alain Badiou, philosophe, dramaturge et romancier, professeur émérite à l’Ecole Normale de Nanterre, revisite Platon. Il publie en 2012 aux éditions Fayard sous son nom un livre au titre, La République de Platon. Dialogue en un prologue, seize chapitres et un épilogue. Est-ce une traduction ? L’auteur avertit en préface que, s’il a lu Platon en grec, sa République n’est pas une traduction, elle en est un écho contemporain de l’oeuvre du grand philosophe grec. Son essai a été mis en scène à la rentrée 2013 au théâtre des Amandiers de Nanterre.
Βadiou, jeudi dernier, a donné dans le cadre du programme Grèce-France Alliance 2014, à l’ Institut Français de Grèce, une conférence intitulée: «La réception de Platon dans la philosophie contemporaine». A propos de cet événement GrèceHebdo* a demandé au philosophe français de parler de Platon.
Vous considérez Platon comme un philosophe extrêmement moderne. Εn quoi consiste-t-elle sa modernité?
Platon est moderne pour au moins quatre raisons.
1. Il a le tout premier pensé, avec une grande profondeur, qu’il fallait rompre avec les discours sacrés, l’autorité de la religion officielle, le nationalisme. La pensée doit se libérer de tout discours autoritaire ou révélé. Elle doit trouver son libre chemin, avec seulement trois appuis réels : la science rationnelle, l’art créateur, et la puissance subjective de l’amour.
2. Il a le premier compris qu’une politique véritable devait se libérer des pesanteurs et des égoïsmes de la propriété privée. Il est en ce sens le premier communiste, et du reste les militants et écrivains du XIXe siècle l’ont lu pour cette raison. Il a décrit l’énorme pouvoir de corruption politique que la soumission à l’économie privatisée entraîne.
3. Il a aussi anticipé certains aspectes « existentiels » de l’écologie. Il critique ce qu’il appelle les « désirs non nécessaires », que le capitalisme contemporain multiplie sans relâche uniquement pour transformer les gens en consommateurs avides d’objets le plus souvent laids et inutiles, mais qui font marcher la machine à profit. Il a aussi fortement critiqué le pouvoir illimité de l’argent.
4. Il a avant tout le monde, dans sa fameuse allégorie de la caverne, critiqué ce que Debord a appelé la « société du spectacle ». Il montre admirablement comment les structures du réel (le pouvoir des Cités pour lui, le capitalisme déchaîné pour nous) sont dissimulées par des artifices et des images, des propagandes secrètes, des diversions spectaculaires. Il nous apprend que pour être libre, il faut d’abord sortir du semblant et de l’imaginaire par lesquels les sociétés et leurs Etats tentent d’obtenir notre soumission. La vérité est condition absolue de la liberté. Enseignement capital, et tout à fait oublié : dans notre monde, on enseigne que la liberté, ce sont les « opinions », lesquelles n’ont aucune valeur de vérité. Platon, c’est, dès le début, la lutte acharnée de la philosophie contre la dictature des opinions.
Quel est le rapport que vous établissez en lisant Platon entre la jeunesse et la démocratie?
La jeunesse est toujours tentée par de multiples désirs, elle est impatiente, elle a beaucoup de goût pour les spectacles, elle est volontiers consommatrice, elle affirme sans trop vérifier les affirmations, elle suit la dernière mode…Tous ces traits la rendent vulnérable aux séductions et aux tromperies du capitalisme marchand et du spectacle qui va avec. Du reste, tous les agents commerciaux considèrent les adolescents comme le « cœur de cible » du marché mondial. Et ce que nous appelons aujourd’hui « démocratie » c’est d’abord le « libre marché ». Platon a vu tout cela en observant la décadence de la démocratie athénienne. Le portrait qu’il fait du jeune démocrate n’a pas pris une ride.
Rappelons cependant que la jeunesse peut être aussi le courage, la fidélité active à une conviction vraie, le sens de la révolte, le goût des idées…Toute révolution est au fond une division intime de la jeunesse entre sa part corrompue et sa part généreuse.
* Entretien accordé à Costas Mavroïdis
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