Eli Lotar (1905-1969) constitue l’un des pionniers de la photographie moderne qui commence à dévelloper son art à Paris dans les années 1920. Œil singulier et peu connu, oscillant entre surréalisme et documentaire, Lotar effectue des multiples périples en Europe ainsi que deux voyages en Grèce en 1931 et 1935, ce dernier pour le compte de la fameuse revue “Le Voyage en Grèce” vouée à la création d’un lien entre la Grèce et ses voyageurs par l’intermédiaire des écrivains, des artistes et des savants contemporains.

Eliazar (Eli) Lotar Theodorescu est né à Paris en 1905, fils du remarquable poète Roumain Tudor Arghezi et d’une jeune enseignante, Constanţa Zissu, mais il a grandi à Bucarest. Il revient à Paris en 1924 pour faire une carrière d’acteur, sans succès. En 1926 il apprend la technique photographique et il adopte des points de vue novateurs caractéristiques de ce qu’on appelle la “Nouvelle Vision” en photographie s’intéressant à des sujets industriels. Son travail bénéficie d’une grande visibilité lors de l’exposition « Film und Foto» en 1929, aux côtés d’André Kertész, Man Ray et Germaine Krull. Dans le sillage de cette dernière, il fait siennes les nécessités nouvelles de l’art photographique : «découvrir dans l’objet connu l’objet inconnu », pour citer le critique français Pierre Bost. Dans ses promenades parisiennes, il recherche l’étrangeté du quotidien, ce qui le rapproche du surréalisme. Entre 1928 et 1932, il réalise des reportages pour des magazines comme VU, Jazz et Détective. Sa série la plus connue Aux Abattoirs de la Villette (1929) montre un Paris inattendu et populaire, dévoilant des détails saisissants comme des pieds de bœufs alignés le long d’un mur ou un ensemble de têtes de veaux.

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Aux abattoirs de la Villette, 1929 | 1. © The Metropolitan Museum of Art – 2. © Centre Pompidou

“La pratique photographique d’Eli Lotar évolue, de la nouvelle vision vers le documentaire. Et à travers les expériences collectives qu’il va faire avec d’autres artistes, la question du sens de l’image se pose tout au long de sa carrière. Très vite il arrête de répondre aux commandes de la presse illustrée et se consacre à un travail plus onirique et à un travail de réflexion sur l’image, fixe et en mouvement” (Pia Viewing commissaire d’une exposition consacrée à l’œuvre de Eli Lotar au Jeu de Paume, à Paris en 2017). Parallèlement à la photographie, Lotar collabore à des films qui témoignent de son engagement social. Il travaille avec Joris Ivens sur Zuiderzeewerken (1930), un film sur la construction d’une digue pour gagner de la terre sur la mer, où Eli Lotar est frappé par la lutte des hommes contre les forces de la nature. Lotar participe également à Terre sans pain de Bunuel (1933), un film documentaire dénonçant les conditions de vie des habitants de la région Las Hurdes en Espagne.

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Dormeur sur une table au marché à Syros (Cyclades), 1936 

Le Voyage aux Cyclades (1931)

Dans les années trente Eli Lotar, comme de nombreux photographes modernes, délaisse la grande capitale de Paris, symbole du fétichisme moderniste des années 1920 pour réinvestir de nouveaux espaces, plus exotiques ou considérés comme plus authentiques. Lotar, alors, fait deux voyages en Grèce. Lors du premier, en 1931, il réalise un court métrage avec Roger Vitrac et Jacques-Bernard Brunius intitulé Voyage aux Cyclades qui est aujourd’hui disparu. Le voyage a été offert par la compagnie maritime Neptos qui organisait des croisières en Grèce avec le bateau Patris II de l’armateur Léonidas Embiricos. Bien que disparu à ce jour, ce court-métrage peut être reconstitué virtuellement grâce à un ensemble de pièces des bandes négatives 35 mm et aux carnets d’Eli Lotar. De « Syra » à « Candie » en passant par « Constantinople » et la traversée du canal de Corinthe, le voyage s’étire dans le temps et l’espace au rythme des séquences de tournage et des rencontres amicales faites à bord du Patris II, parmi lesquelles celle du sculpteur grec Mihalis Tombros l’auteur du monument en hommage au poète anglais Rupert Brooke sur l’île de Skyros. 

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Premier voyage en Grèce. Vue du film « Voyage aux Cyclades » | 1. La traversée du canal de Corinthe à bord du Patris II - 2. Ernest Renan récitant sa célèbre Prière sur l’Acropole, reconstitution imaginaire, image positive obtenue d’après un morceau du film négatif gélatino-argentique original (35 mm)

Le Voyage en Grèce, la revue – dialogue sur l’image de la Grèce des années trente

Lors de son deuxième voyage en Grèce en 1935, Eli Lotar est intéressé par les sites archéologiques et les sculptures antiques parvenant à associer dans ses reportages la vitalité des scènes urbaines à la simplicitéraffinée de la statuaire antique. Ces photographies sont publiées dans des ouvrages touristiques et dans des revues comme le Voyage en Grèce d’Héraclès Joannidès et Minotaure d’Albert Skira. Publiée entre 1934 et 1939, la revue Le Voyage en Grèce apparaît comme une des aventures éditoriales les plus accomplies de l’entre-deux-guerres. Son contenu est indissociable des aspirations de son directeur, Héraclès Joannidès, représentant à Paris de la société de tourisme Neptos, qui voulait « créer un lien entre la Grèce et ses voyageurs par l’intermédiaire des écrivains, des artistes et des savants contemporains ». Le résultat de cette exceptionnelle ouverture, qui eut pour effet de marier le classicisme aux avant-gardes, dépassa de loin ce qu’on aurait pu attendre d’une entreprise à but initialement touristique.

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Le Voyage en Grèce, Printemps 1936

En 1934 le célèbre éditeur d’art Tériade, ami de Joannidès, devient conseiller artistique du Voyage en Grèce et ensemble ils font dialoguer l’art, la littérature et l’archéologie dans un esprit de synthèse sans précédent, en faisant appel à des collaborateurs venus de tous les horizons : Le Corbusier, Giorgio De Chirico, Pierre Reverdy, André Derain, Gustave Fougères, Pablo Picasso, Georges Braque, Roger Caillois, Marguerite Yourcenar, Jean Charbonneaux, Jacques Prévert, Roger Vitrac, Henri Matisse, Hubert Pernot, Raymond Queneau, Fred Boissonnas, Michel Leiris, Pierre de La Coste-Messelière, Fernand Léger, François Mauriac, Jean Cassou, Waldemar Deonna. Tous ces grands intellectuels dialoguent ici dans un esprit de synthèse sans précédent en formant en fait une première étude sur l’image de la Grèce des années trente, vue de France.

800cyclades1. Santorin (1931) 2. Paros (1936) © Centre Pompidou

Les photographies de Lotar au Voyage en Grèce montrent pourtant des vues larges de paysage avec des points de vue éloignés transmettant une image de Grèce atemporelle, traditionnelle et authentique. La statuaire, l’habitat et les métiers traditionnels, la nature ainsi que la faune viennent compléter un répertoire iconographique mettant à distance les réalités contemporaines du pays. C’est Tériade qui demande en effet au Lotar des photographies imposant une image pittoresque et presque irréelle de la Grèce aux lecteurs et clients du Voyage en Grèce. Force est de constater qu’à côté de son intérêt esthétique, la revue faisait la promotion de ses itinéraires archéologiques en Grèce inspirés par le progrès des fouilles dans les années 1930, un vrai hommage à la civilisation hellénique de l’Antiquité.

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Le Voyage en Grèce, Printemps 1936 

Sources
Les Voyages en Grèce du photographe Eli Lotar, Damarice Amao dans Le Double Voyage : Paris-Athènes (1919-1939) Lucile Arnoux-Farnoux and Polina Kosmadaki (ed.), École française d’Athènes, 2018
Catalogue d’exposition Eli Lotar (1905-1969), Jeu de Paume, (14/02 – 28/05/2017) Paris 
Centre Pompidou, Eli Lotar 
Le Voyage en Grèce, 1934-1939, Cahiers Périodiques – Edités par H. Joannidès 

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