Costas Ferris, grec cosmopolite originaire d’Egypte, est surtout connu en tant que metteur en scène du nouveau cinéma grec. Toutefois, GrèceHebdo* a voulu réactiver sa qualité en tant que chercheur et «rébétologue», l’un des premiers avec Elia Petropoulos déjà dans les années ’50, comme lui-même l’affirme dans l’entretien qu’il nous a accordé.
Ferris remonte à la préhistoire du rébétiko, à ce qu’il appelle «le sel du rébétiko», à savoir à de différents types humains et à leur expression musicale qui constitue un rébétiko avant la lettre. Il saisit donc l’occasion de faire une sociologie étendue et une sociohistoire des groupes marginaux toute au cours du XIXème siècle et au début du XXème.
Le rébétiko commence «οfficiellement» dans les années ’30 au port du Pirée, comme fruit de plusieurs «ruisseaux» de musique. Quelques années auparavant, en 1922, c’est la «Catastrophe de l’Asie Mineure» et l’arrivée forcée de plus d’un million de réfugiés vers l’ espace helladique.
On publie ajourd’hui un extrait de cet entretien au cours duquel Costas Ferris fait la prehistoire du rébétiko.
Les «murmurika» et les marginaux d‘Athènes (1834-1840)
Pour commencer il faut établir ce que l’on veut dire exactement par le mot «rébétiko» aujourd’hui. La signification est totalement différente de ce qu’elle signifiait au XIXème siècle – début du XXème siècle: ils parlaient des chansons légères, du vin, des bistrots. Le mot rébétiko a été attribué, je crois, par Pétropoulos. Un genre de musique né vers 1930 et qui est la fusion de plusieurs petits «ruisseaux» de musique, entre autres, la sérénade ionienne et puis athénienne, la valse-tango de Smyrne. Même le jazz est l’un de ces petits ruisseaux, l’opérette grecque également, et il y en a d’autres.
Mais surtout, ce qui a donné ce que j’appelle «le sel du rébétiko», c’est les «murmurika» (ou mangika et sérétika) sont des chansons des marginaux dès 1834 lorsqu’Athènes a été instituée capitale de la Grèce. Il y avait des anciens combattants qui n’avaient pas un sous, ils se sont retrouvés à la marge car les vice-rois bavarois ont pénalisé le chômage, le traitant de paresse. Se construit alors la bande des marginaux de Psiri, les «manguès». Et les rejoint la bande des brigands des montagnes souvent emprisonnés. Ces trois groupes font partie d’une grande famille. Une partie des gendarmes viennent aussi dans ces clans car ce sont aussi des anciens combattants. C’est pour cela qu’on voit des amitiés «brigands-gendarmes».
Alors ce clan, qui devient presque une caste, exprime une colère. Néanmoins, ce n’est pas une caste de révoltés. Ils essayent de survivre par la «bessa», un terme albanais qui en Grèce est devenue une loi de solidarité à l’intérieur du clan. C’est la loi du silence et de ne pas moucharder. Il y a aussi un conseil d’anciens, les «dahis», qui prennent une décision juridique pour le clan.
Tout cela constitue un clan qui avait beaucoup d’humour et de sarcasme, qui a chanté ses péripéties. Donc, ce qui est naturel, le thème du «hors-la-loi» ou de sa limite. La prison, la contrebande, les tricheurs de la rue, les filles des bordels et la drogue qu’est le haschich.
J’évoque maintenant la Grèce indépendante avec les premières tendances d’une culture essentiellement grecque. Les informations venaient de l’Ouest (opéra italien, opérette française etc). Les intellectuels avaient introduit les marches intellectuelles de l’Europe. Par exemple ils ont introduit une traduction de la chanson «Ça ira» et d’autres chansons révolutionnaires. Mais c’est une culture occidentale disons. Ils gardaient une oreille sur une musique orientale qui vient des Persans, puis l’Egypte et même l’Afrique, cela constitue l’un des «ruisseaux» du rébétiko. Se joint également des anciennes chansons démotiques des villages.
Le «sel» du rébétiko qu’est le “murmuriko” exprime encore une autre chose. Pas seuleument la vrai marge construite mais aussi la marge d’esprit que garde chaque grec. C’est essentiellement antisocial. Les grecs ont un esprit antisocial profond, caché, mais à chaque occasion expriment ce désir d’aller contre la société qui opprime. On peut dire que c’est une mentalité grecque qui correspond exactement aux premières chansons murmurika du rébétiko.
Theodore Orfanides et la révolution des marginaux (Constitution, 1843)
On a le premier choc avec les vice-rois bavarois en 1835-1837, ils prennent l’Ecole religieuse des soufis, des derviches et transforment l’Eglise en tribunal pénal. Les vice-rois étaient antipathiques depuis le début: les Grecs aimaient bien les derviches ainsi que se rendre à l’Eglise. C’était une insulte pour les Grecs. Les premiers qui ressentaient cette insulte c’était les marginaux. En 1836 il y a un jeune poète qui veut aussi devenir acteur Théodore Orfanides qui créé le premier théâtre grec d’Athènes en association avec un mécène. Cet Orfanides écrit aussi des poèmes satiriques, et il est souvent enfermé en prison. Comme il est poète il devient très amical avec les murmurika et ils ont une très bonne relation. C’est de là où date l’habitude d’un métier de contact de ceux qui sont en prison pour des raisons politiques avec des criminels. Cette amitié a une suite car Orfanides est aussi un révolutionnaire qui milite pour la Constitution. On arrive en 1843, le 3 septembre où le bataillon de Kalergisentre dans la ville pour s’unir avec le peuple. Or la population a pris peur et s’enferme dans leur maison. Orfanides a l’idée d’ouvrir les portes de la prison. Les emprisonnés ont directement l’idée bien sûr de s’unir avec les «manguès» de Psiri. Ils font la révolution ensemble. Donc la révolution a été faite par les marginaux.
«Manghes», «Trabouki», «Seretès», «Alagna», «Koutsavakia», «Mortès»
Je laisse l’histoire Orfanides un peu à part. Les députés ont pensé de constituer un groupe de politiciens. Il y a trois partis: le parti français, le parti anglais, le parti russe. Ils emploient des «manguès» du Psiri, et font des auditions car il faut une voix pour crier «vive tel parti». Un jour un député offre à ses amis «manguès» un cigare cubain de la marque traboukos et c’est ainsi qu’on leur attribue le nom de «trabouki» ou «traboukos». Alors, les «manguès» qui ont été aussi appelés «seretès» ou «alagna», les bourgeois les ont appelés «koutsavakia» (les boiteux). Tout cela c’est les mêmes personnes, les traboukos. Peu de temps après les alliés débarquent au Pirée pour la guerre de Crimée et ils amènent avec eux, malheureusement, le choléra. Les Athéniens, une fois de plus paniqués, quittent la ville. Ceux qui ne peuvent aller ailleurs sont les «manguès» et qui doivent enterrer les centaines de morts chaque jour. C’est d’après cet événement qu’ils sont appelés les «mortès». Donc «seretès», «alagna», «koutsavakia», «traboukos», et «mortès» sont des noms donnés aux mêmes personnes.
On arrive à la dernière décennie du XIXème siècle, la Grèce connait un grand désastre et un grand succès. Le désastre c’est la faillite de Tricoupis en 1893, l’autre c’est la guerre avec la Turquie en 1897. Et entre les deux, les premiers Jeux Olympiques modernes. Donc le chef de la police a été chargé de chasser la pègre pour être sérieux devant les étrangers. Ils ont fait des interrogatoires très durs et ont principalement chassé les marginaux d’Athènes. Ils sont donc descendus au Pirée. C’est comme ça que se créé les mangas du Pirée.
Les ”ruisseaux” du rébétiko vers le port du Pirée
S’établissent petit à petit le «manga» de Psiri, le «manga» d’Istanbul, le «manga» de Marseille, le «manga» de New York et de la Nouvelle-Orléans. C’est comme ça que naît la scène internationale du rébétiko. Sont sauvées les plus anciennes chansons car il n’y avait pas la censure grecque et ils ont pu les enregistrer. Donc là le «manga» du Pirée est en contact avec l’Asie Mineure. Quand arrive des centaines de réfugiés de la Grande Catastrophe de 1922, ils s’installent au Pirée avec les «manguès». Ils élargissent la bessa pour inclure ces réfugiés de Smyrne qui ont tout perdu. En plus Spyros Peristeris introduit l’idée de la musique de Smyrne pure, avec l’idée du “murmuriko”. Et entre dedans tous les petits «ruisseaux» et c’est comme ça que se créé la forme multiple, parce qu’elle est multiple cette forme, qui s’appelle Rébétiko. Néanmoins elle a une caractéristique commune: le sel de l’antisocial.
* Remerciements à Costas Ferris et à Corrine Dubien qui prépare un documentaire radiophonique pour les radios française, suisse et belge.